L’itinérance au Québec

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Des enjeux d’exclusion sociale et de marginalisation



Par Elisabeth Greissler - 1 août 2020

L’itinérance est un phénomène répandu dans le monde entier, mais dont les caractéristiques au sein des pays occidentaux sont, à certains égards, particulières. La définition de l’itinérance a beaucoup évolué ces dernières années, notamment depuis le développement du concept d’« exclusion sociale » dans les années 1990 qui introduit l’idée d’un processus.


Dans les sociétés occidentales, comme au Québec, les situations des personnes vivant aux marges des normes dominantes sont envisagées tant sous l’angle des déficits que des risques. Dans la perspective des déficits, nombre d’écrits brossent le portrait de personnes exclues ayant vécu des expériences de violence, de négligence, d’abus de toute sorte, de chômage ou de perte de logement. Ces déficits évolueraient en traumatismes et génèreraient souvent des problèmes de santé physique ou mentale, de consommation d’alcool ou de drogues, de ruptures des liens sociaux, entre autres. Dans la perspective des risques, d’autres écrits mettent en avant des analyses selon lesquelles la vulnérabilité des personnes marginalisées accentue la propension à développer des comportements déviants, en particulier la consommation de drogues, l’adoption de comportements sexuels exposant, par exemple, aux ITSS, VIH et VHC, ainsi que des pratiques délinquantes ou des stratégies informelles de survie répréhensibles par la loi comme le squeegee1, la mendicité ou le trafic de drogues (Karabanow et al., 2010).

Si catégoriser ainsi une partie de la population selon un statut de victime ou de délinquant peut sembler hasardeux, la question est de savoir comment comprendre et conceptualiser des expériences de vie, certes hétérogènes, mais avant tout précaires et marginales, qui présentent des risques de rupture avec la norme dominante. Les expériences marginalisées sont bien sûr très diversifiées, mais elles s’apparentent, au sens large, à ce que des sociologues ont appelé un « processus d’exclusion sociale » (Roy, 1995) ou de « désaffiliation sociale » (Castel, 1994) : un double décrochage des sphères du travail et de l’insertion relationnelle.
 

Vivre en « situation de marginalité » 

Étymologiquement, la « marginalité » représente le « caractère marginal », ou « asocial » d’un individu (Le Robert). Dans l’imagerie populaire, elle est associée aux itinérants, chômeurs, travailleurs et travailleuses du sexe ou aux jeunes dans la rue. À première vue, c’est une condition matérielle et sociale, mais c’est surtout un construit social (Châtel et Roy, 2008). 

Effectivement, la marginalité c’est d’abord le procédé par lequel on désigne collectivement un individu comme étant déviant (Becker, 1963). Cet individu est stigmatisé à partir d’une interaction, il fait l’objet d’un « processus de marginalisation », c’est à dire de mise à l’écart (Goffman, 1964)2. Aller au cœur de ce processus revient à appréhender, dans un même temps, la construction collective du problème et les pratiques individuelles : la manière dont la société, les autres et l’individu réagissent à une dynamique d’exclusion sociale. Parler de « situation » c’est rendre compte de processus, de dynamiques et donc, rendre compte du rôle des institutions dans ce phénomène (Carl et Bélanger-Dion, 2007).

Il s’agit donc d’analyser les facteurs multidimensionnels et, par conséquent, les différentes problématiques associées ou antécédentes : facteurs personnels (violence, abus, pauvreté, difficultés familiales, consommation, santé physique ou mentale) et facteurs structurels (désengagement de l’État, pénurie de logements, chômage de masse, phénomène des « portes tournantes » entre les institutions, systèmes d’oppression comme l’homophobie, la xénophobie, le sexisme ou le colonialisme). Ces facteurs multidimensionnels favorisent la pauvreté, l’itinérance et, ainsi, l’exclusion, la marginalisation de certaines personnes dans nos sociétés. Autrement dit, des conditions de vie précaires plongent des personnes dans une situation d’exclusion sociale ou de marginalité et ainsi, dans une dynamique de survie qui contribue à les fragiliser davantage, surtout si ces stratégies sont considérées comme étant illégales (Karabanow et al., 2010). 
 

Des enjeux de compréhension du phénomène de l’itinérance

Sans entrer dans tous les détails des différentes perspectives d’analyse portant sur le phénomène de l’itinérance aussi complexe qu’hétérogène, relevons à l’instar de Parazelli (Parazelli,  2002)3, trois réflexions préliminaires à l’exercice de compréhension, de conceptualisation : les enjeux normatifs (rupture ou écart avec la norme dominante, personnes à protéger ou à punir, assistance ou répression), les enjeux sociohistoriques (place sociale, apparition de la notion de risque, systèmes d’oppression) et les enjeux épistémologiques (perspectives d’analyse : descriptive, comportementaliste, épidémiologique, analytique, processuelle, ou constructiviste). 

Force est de constater que les dernières générations de travaux sur les personnes en situation d’itinérance au Québec adoptent une perspective analytique processuelle et constructiviste. S’intéressant ainsi davantage aux parcours et aux pratiques des personnes, de leurs antécédents à leurs expériences en situation de marginalité et à leurs perspectives de socialisation – notamment pour les jeunes –, les chercheurs tentent de comprendre les expériences sociales des personnes du point de vue des acteurs eux-mêmes. 

La notion de parcours de vie ou de trajectoires de vie représente un outil de compréhension de l’expérience en situation d’itinérance permettant de situer les événements, les tournants biographiques et les rapports sociaux qui marquent les parcours à la marge. Le recours aux récits de vie ou d’expérience aide à comprendre les parcours d’instabilité, de précarité et de marginalité en fonction des causes objectives, des motivations ou des contraintes personnelles comme structures qui les entourent.

Nombre d’auteurs privilégient ainsi une perspective d’analyse processuelle, sous la forme de trajectoires d’itinérance, mettant en exergue les interactions, les contraintes, les stratégies et les logiques d’action qui sont propres aux personnes.
 

Des trajectoires d’itinérance

Si la figure traditionnelle en matière d’itinérance reste celle d’hommes seuls ancrés de façon chronique dans la rue (Gaetz et al., 2016), depuis plusieurs décennies on reconnaît que des jeunes ont en commun certaines problématiques, tout en occupant différemment l’espace urbain, notamment en groupe (Bellot, 2001; Parazelli, 2002). Le contexte des années 1980 aurait favorisé l’apparition d’individus de plus en plus jeunes, mais aussi de femmes dans les rues des centres urbains canadiens ainsi que dans les ressources communautaires d’hébergement d’urgence. Les transformations sociales plus récentes en lien avec le marché du travail, du logement ou avec le genre, viennent redéfinir les contours du phénomène d’itinérance (Paugam et Martin, 2009). Que ce soit dans les grandes métropoles ou les régions québécoises, les travaux les plus récents illustrent la diversification des visages de l’itinérance qui dénote, entre autres, l’accroissement de l’itinérance chez les familles, les personnes s’identifiant aux communautés LGBTQ+, les aînées, les personnes autochtones, ou celles vivant des formes d’itinérance cachées en milieu rural.

Retenons que l’itinérance est une forme représentative d’exclusion sociale (Roy, 1995) marquée à plus long terme par une détérioration des conditions de vie et par une aggravation des difficultés de tout ordre (Roy et Hurtubise, 2007). Par ailleurs, il faut comprendre que cette dynamique est un véritable cercle vicieux pour l’individu qui souhaite sortir de l’exclusion et de la marginalisation. Les chercheurs et intervenants ont en fait pris la mesure de la complexité entourant les situations des « sans toit », « sans abri », « sans logis » ou « sans domicile fixe ». Ainsi, les aspects sur lesquels on insiste généralement dans les écrits sont la situation du logement, la durée et la fréquence de l’itinérance. En termes de problèmes reliés au logement, les situations d’itinérance varient de l’itinérance absolue (rue ou refuges) à l’itinérance cachée (sans domicile fixe) et relative (précarité du logement).

S’il n’existe pas de définition officielle de l’itinérance au Canada, sous l’influence des dernières générations de travaux de recherche, le Québec a adopté, dans sa politique nationale de lutte contre l’itinérance, une définition processuelle et multidimensionnelle. Ainsi, l’itinérance est définie par : « la combinaison de facteurs structurels, institutionnels et individuels inscrits dans le parcours de vie des personnes, menant à un processus de rupture sociale, qui se manifeste entre autres par la difficulté d’obtenir ou de maintenir un domicile stable, sécuritaire, adéquat et salubre » (Gouvernement du Québec, 2014). 

La tendance, en particulier dans les politiques gouvernementales canadiennes ou provinciales, consiste à catégoriser des degrés d’itinérance en fonction de la persistance de la situation, selon un spectre – ou une échelle – allant de la rue, aux refuges, aux logements de transition ou encore aux risques d’itinérance. Cette typologie du Canadian Homelessness Research Network (RCRI, 2012) comprend quatre catégories : 

les personnes sans abri qui vivent directement dans la rue ou dans des lieux impropres à l’habitation (une grange; un garage; un habitat désaffecté, etc.);

les personnes utilisatrices des refuges d’urgence;

  • les personnes bénéficiant d’un logement provisoire (hébergement temporaire dans la famille, chez des amis, des connaissances, etc., sans que cette solution soit toujours viable ou permanente);
  • les personnes à risque d’itinérance (situation économique précaire, insécurité ontologique, situation en logement précaire ou impropre aux normes publiques de santé et de sécurité).


Si catégoriser les populations en situation d’itinérance a ses limites compte tenu de la diversité des parcours, cette typologie présente l’avantage d’élargir le spectre des situations d’itinérance – et ainsi de marginalité – et invite à une conception dynamique et processuelle du phénomène qui ne peut être réduit à la vie dans la rue. En prenant en compte les personnes à risque d’itinérance et celles bénéficiant de solution d’hébergement temporaire, cette typologie englobe davantage de personnes en situation de marginalité faisant face à des déficits et développant des stratégies de survie. En somme, elle invite à porter attention aux processus d’émergence des situations d’itinérance. C’est vraisemblablement ce qui permet de s’interroger sur les pratiques d’intervention ou de développer de nouvelles pratiques, tant dans une logique de prévention que dans une meilleure organisation des solutions, notamment des solutions d’urgence.

 
Références 

Becker, H. (1963). Outsiders. Études de sociologie de la déviance. Paris: A.-M. Métaillé.

Bellot, C. (2001). Une ethnographie de la rue: Trajectoires de rue des jeunes et pratiques d’intervention au centre-ville de Montréal. (Thèse, Université de Montréal, Montréal).

Carle et Bélanger-Dion, (2007). Second regard sur l’itinérance à Laval. Du constat à la mise en place de nouvelles pratiques. Gouvernement du Canada, IPAC II. 

Castel, R. (1994). La dynamique des processus de marginalisation : de la vulnérabilité à la désaffiliation. Cahiers de recherche sociologique (22), 11-27. 

Châtel, V., et Roy, S. (2008). Penser la vulnérabilité : visages de la fragilisation du social. Québec: Presses de l’Université du Québec.

Fournier, L. et Chevalier, S.(1998). Dénombrement de la clientèle itinérante dans les centres d’hébergement, les soupes populaires et les centres de jour des villes de Montréal et de Québec 1996-1997, Québec: Santé Québec.

Gaetz, S., Dej, E., Richter, T. et Redman, M. (2016). The State of Homelessness in Canada 2016, Toronto : Canadian Observatory on Homelessness Press.

Goffman, E. (1964). Stigmate. Paris: Édition de Minuit.

Gouvernement du Québec (2014). Ensemble pour éviter la rue et s’en sortir. Politique nationale de lutte à l’itinérance. Québec : La Direction des communications du ministère de la Santé et des Services sociaux, 30.

Karabanow, J., Hughes, J. et Kidd, S. (2010). Travailler pour survivre : exploration du travail des jeunes de la rue.

Paugam, S. et Martin, C. (2009). La nouvelle figure du travailleur précaire assisté, lien social et politiques, 61, 13-19.

Parazelli, M. (2002). La rue attractive parcours et pratiques identitaires des jeunes de la rue. Sainte-Foy : Presses de l’Université du Québec.

RCRI (2012). La définition canadienne de l’itinérance. (http://www.homelesshub.ca/sites/default/files/ COHhomelessdefinitionFR.pdf ) 

Roy, S. (1995). L’itinérance : une forme exemplaire d’exclusion sociale ? Lien social et Politiques, 34, 73-80. 

Roy, S. et R. Hurtubise (2007). L’itinérance en questions, Québec : Presses de l’Université du Québec. 
 

Notes

1   Littéralement, le squeegee est un mot anglais signifiant la « raclette » servant à nettoyer les vitres des voitures. Dans la rue, cela correspond à la pratique de certaines personnes en situation d’itinérance qui, contre quelques pièces de monnaie, offrent ce service aux voitures arrêtées aux lumières.

2   Le « stigmate » est caractérisé par un signe visible (corps, personnalité, ethnie) ou invisible (passé de rue), qui, s’il est connu des autres, est porteur de discrédit. Il « représente [...] un certain type de relation entre l’attribut et le stéréotype » (Goffman, 1964, p. 14). Des éléments d’une identité « réelle », peuvent devenir, par le jugement des autres, des stigmates qui modifient la définition de l’identité? « sociale » de la personne. Ce regard extérieur, à travers la classification qu’il met en œuvre, tend à attribuer des identités « virtuelles » suivant l’interaction. Goffman porte un regard sur les processus qui produisent, entre autres, une identité marginale.

3   Dans ses travaux, Parazelli (2002) parle des jeunes de la rue, mais nous extrapolons sa réflexion à l’ensemble des personnes en situation de marginalité, d’itinérance.
 



Travailleuse sociale de formation, Elisabeth Greissler est professeure adjointe à l’École de travail social de l’Université de Montréal et membre du Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales et les discriminations (CRÉMIS). Ses programmations de recherche visent à saisir les enjeux sociaux des jeunes en difficulté, de personnes en situation d’itinérance ou de bénéficiaires de l’aide sociale. Des expériences de recherches-actions lui ont également permis de se rapprocher de certains enjeux actuels relatifs à des politiques sociales tels que saisir les contraintes et les opportunités dans le déploiement de nouvelles orientations politiques en itinérance, accompagner des milieux dans la reconnaissance de leurs réalisations, de leurs acquis et de leurs spécificités quant aux besoins des personnes en situation vivant sur leur territoire.

 


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