Par Raymond Lemieux - 1 août 2020
Cet article expose la manière avec laquelle l’itinérance pèlerine conjugue la tradition aux pratiques contemporaines. Le pèlerinage est une aventure qui, impliquant le corps et l’esprit, est répartie en trois temps : la rupture, la mobilisation et l’arrivée : « Comme l’itinérant et le migrant […] le pèlerin vit d’espérance ».
La popularité contemporaine des pèlerinages est paradoxale : elle conjugue d’anciennes traditions avec des pratiques contemporaines, elle associe piété et loisir, spiritualité et endurance physique, éclatement des religiosités et célébration des traditions, recherche de la différence et garanties sécuritaires, refuges incertains et hôtels étoilés, dépouillement de la marche et autocars de luxe. Après des siècles d’abandon, de très anciens itinéraires piétonniers ont repris vie au cours des dernières décennies : tels les chemins de Compostelle (France, Espagne et Portugal), ou le Tro Breiz ralliant les villes des sept saints évangélisateurs de la Bretagne. Le Québec n’est pas en reste : pas moins d’une trentaine d’itinéraires pèlerins peuvent désormais y être pratiqués. S’ils sont loin d’accueillir les centaines de milliers de marcheurs des chemins européens, leur animation est en progression constante1.
Les motivations de ces foules pèlerines sont variées. Si on peut prendre la route dans un esprit de piété, en quête d’une expérience spirituelle authentique, on peut aussi le faire par pur défi personnel, pour « se réaliser », « faire le point », « se donner un temps d’arrêt », voire par esprit sportif, pour « expérimenter ses limites » ou par simple curiosité. Le film réalisé par Lyna B. Moreco en 1998, Croire2, met en scène ces paradoxes. Il présente l’expérience de jeunes Montréalais en route vers Compostelle. Ils appartiennent aux générations de la croissance économique et des transformations culturelles de la seconde moitié du vingtième siècle : des baby-boomers en partie aventuriers, en partie chercheurs de sens. Ils ne sont pas particulièrement croyants. Ils se présentent plutôt comme des Québécois de leur temps, adeptes de modes de vie plus ou moins éloignés des idéaux chrétiens sans rester complètement indifférents à leur égard. Au fil de leurs confidences émergent leurs embarras existentiels, embarras nourris d’aventures diverses, tant affectives que croyantes. Leur esprit se veut ouvert, leur agnosticisme exempt de préjugés. Ils ne se soumettent à aucune autorité traditionnelle, mais sont prêts à accepter les richesses des traditions dans la mesure où elles leur semblent utiles.
Qu’est-ce donc qu’un pèlerin?
Il n’est pas nécessaire d’être croyant pour se faire pèlerin. Il faut cependant tester ses limites physiques, culturelles, psychiques, mentales et spirituelles au-delà des habitudes acquises, voire aller au bout de sa résistance pour expérimenter quelque chose d’autre. Le pèlerin est celui ou celle qui quitte sa vie ordinaire pour prendre le risque d’une altérité énigmatique dont il espère un renouveau de vie.
Le premier temps de ce mouvement est celui de la rupture, de la traversée des frontières de son univers familier. Le deuxième est celui de la mobilisation, dont le mode type est la marche. Le troisième celui de l’arrivée dans une destination privilégiée.
La marche est particulièrement importante parce qu’elle met en cause tant le corps que l’esprit : à la fois complicité avec le sol et tension vers l’altérité, elle éprouve la résistance du corps et incite à un nouvel élan, à chaque pas, au risque de perdre son équilibre. Elle est défi lancé à soi-même et ouverture sur l’inconnu. Elle invite aussi à la rencontre, à l’apprivoisement de l’inconnu, à l’accueil de l’altérité. Elle fait sens. Chaque pas effectué révèle la précarité de la condition humaine et impose des choix aléatoires : faut-il continuer ou non, poursuivre dans la même direction ou en prendre une autre? Dans le pèlerinage, une espérance la soutient : découvrir, en son terme, la grâce recherchée, ou tout au moins trouver des traces qui en témoignent.
Domestiquer l’étranger
Traverser des frontières suppose de prendre le risque de l’étrange étranger, comme disait Prévert3. Et cette étrangeté concerne non seulement les espaces physiques, mais, souvent plus importants, les enclos intérieurs (culturels, psychiques, spirituels) qui contraignent la vie « normale » de chacun.
Les habitudes, en effet, délimitent des enclos4 dans lesquels, comme dans un jardin, la vie est normalement protégée, soignée, bref cultivée de manière à fournir les meilleurs rendements possibles. Cultiver son jardin implique d’en arracher les mauvaises herbes et d’en chasser les intrus. Toute présence, toute intervention doit y avoir une raison d’être, contribuer au rendement, voire à la beauté, de l’ensemble.
Or, une fois traversée la clôture, dans le champ libre, il n’y a plus de règles qui tiennent. Ce n’est plus une loi commune, imposée ou acceptée, qui est à l’honneur, mais l’impératif de survivre grâce à sa force et sa débrouillardise, sinon sa roublardise. Bien sûr, là aussi se trouvent toutes sortes de richesses, l’environnement de la forêt vierge ou de la pampa est souvent luxuriant, mais le bon grain étouffe sous les herbes folles, le cheptel est sans cesse menacé par les fauves. C’est le règne du sauvage5.
Aussi le pèlerin, une fois traversées les frontières de sa vie habituelle, doit-il apprendre à domestiquer les territoires étrangers : maîtriser des rudiments de langues aux consonances inhabituelles, goûter des nourritures bizarres, dormir dans des lits improbables ou à la belle étoile, accepter des tisanes au goût incertain, des onguents insolites pour retrouver ses forces et soigner ses blessures, bref fraterniser avec l’inconnu. Pour cela, il doit sans cesse conjuguer courage et prudence. Ne pouvant savoir si la rencontre de l’autre lui sera bénéfique ou maléfique, il doit se faire tout à la fois confiant et méfiant.
Comme l’itinérant et le migrant, dont il partage les risques, le pèlerin vit d’espérance. Pourtant, il se distingue d’eux. À la différence du premier, il marche, lui, vers un but, il envisage une destination. À la différence du second, il n’entend pas habiter les lieux qu’il atteindra; il les quittera après y avoir trouvé ressourcement ou guérison. Régénéré, il retournera à sa vie quotidienne.
« S’impliquer « corps et âme »
Transgression, mobilisation, destination : ces trois instances de l’aventure pèlerine impliquent le corps et l’esprit. La première en est la condition, la deuxième en forme substance, la troisième en présente le temps fort.
Les destinations de pèlerinage peuvent être de différentes natures : des lieux d’origine comportant une signification patrimoniale particulière, des lieux de mémoire, des théâtres d’événements extraordinaires, bref des sites d’une façon ou d’une autre mis à part, sanctuarisés, sanctifiés. Tous ont pour caractéristique de présenter une haute densité émotionnelle et spirituelle. Et il n’est même pas nécessaire de partager les confessions de foi qui s’y affichent pour en expérimenter les effets : on peut très bien connaître le sublime, à Notre-Dame de Paris par exemple, sans professer le credo catholique.
Cette expérience transforme alors la rencontre de l’altérité déjà expérimentée dans les risques du voyage : elle en fait le pivot de la régénérescence du sujet. Jusque-là, dans sa mobilisation, il avait pu laisser remonter ses émotions, sa mémoire, ses aspirations intimes. Il avait aussi, éventuellement, crevé quelques abcès de sa vie psychique ou spirituelle. Tout cela aura vraisemblablement produit sur lui des effets bénéfiques, mais il arrive aussi qu’il s’en trouve seul avec les enjeux de sa vie, solitaire dans son jardin secret. C’est alors que cette expérience de haute densité spirituelle, fut-elle éphémère, peut laisser des traces marquantes. À l’instar du pas supplémentaire risqué par le marcheur, fut-il exténué, elle incite à continuer de vivre.
Une éthique du rapport à l’altérité
Le pèlerinage relève ainsi d’une éthique du rapport à l’altérité : rapport à l’autre, d’abord, tel que rencontré sur le terrain, et rapport à l’Autre, la transcendance, avec ou sans nom, à la jonction de l’expérience du corps et de l’esprit.
Le pèlerin escompte ainsi de son voyage une plus-value. Sans nécessairement contester le sens général de sa vie, celle-ci lui permettra de mieux en assumer la réalité. C’est pourquoi la destination, pour lui, prend figure sublime. Elle n’est pas seulement un lieu de merveilles et de prodiges appréhendés, elle représente une source dans laquelle il peut étancher sa soif. Une eau toujours renouvelée, indemne des écumes de la vie ordinaire. Une eau pure, pour un désir régénéré.
C’est ce que rappellent les « souvenirs » rapportés à la maison. Ils témoignent d’une expérience vécue et attestent, en conséquence, du ressourcement de la vie. Ainsi, de retour chez lui, le pèlerin bénéficiera-t-il vraisemblablement d’une reconnaissance spéciale, voire d’un statut social bonifié, puisqu’il est porteur d’une expérience privilégiée, s’étant abreuvé à la source plutôt que de se contenter des routines de son village. Il sera de ce fait, désormais, mieux écouté6.
Mais aujourd’hui qu’il devient populaire, ouvert à toutes sortes de quêtes, le pèlerinage ne risque-t-il pas d’être noyé dans la consommation de masse? N’assiste-t-on pas à la victoire de « la vision commerciale d’une expérience à laquelle on n’accorde plus l’importance qu’il se doit7? ». Le génie propre du capitalisme, capable de transformer toute valeur en valeur marchande, ne sévit-il pas, là aussi?
Peut-on en être surpris si on considère que l’acte pèlerin engage des subjectivités, corps et âmes, ce qui veut dire tout aussi bien les conditionnements ordinaires de la vie que les aspirations au sublime? C’est rarement dans les lieux de pèlerinage qu’on explorera, par exemple, des liturgies inédites, même quand on y cultive éminemment la beauté. Le pèlerin a déjà affronté suffisamment d’étrangeté dans son périple; il doit pouvoir s’inscrire dans un cadre stable, bien attesté, traditionnellement solide. L’inédit, ici, vient moins de l’offre qui lui est faite que de l’investissement personnel qu’il consent.
Cela explique sans doute en partie la résilience contemporaine des pratiques pèlerines. Le pèlerinage se constitue, physiquement, d’un double mouvement, aller et retour, scandé par l’arrêt en un lieu de destination. Le pèlerin n’entend pas résider en son lieu de destination comme le ferait un immigrant. Il n’y cherche pas non plus un simple divertissement à la manière d’un touriste, ni la subsistance hasardeuse de l’itinérant. Il cherche l’Autre pour insuffler un surplus de sens à sa vie.
Si son expérience peut paraître marginale, si elle est souvent colonisée par les intérêts marchands, voire sectaires, elle représente néanmoins une dimension essentielle de la condition humaine. Et cela, très précisément dans les sociétés contemporaines où les individus sont de plus en plus solitaires, et où le sens est de moins en moins encadré par des communautés, à moins que celles-ci ne radicalisent leurs visions du monde et leurs règles de vie. Dans leur solitude, les individus sont de plus en plus poussés à traverser les frontières de leurs communautés fragiles, territoriales ou affectives, peu importe. Ne peut-on penser que l’aventure pèlerine, dans ce contexte, puisse être en train de devenir condition de vie ordinaire8? <
Notes
1 Voir Michel O’Neill, L’état de la marche pèlerine québécoise en 2018, Québec, Chaire Jeunes et religions de l’Université Laval, 2019, 62 p.
https://jeunesreligions.org/category/calepins/notes-de-recherche/. Voir aussi le site Bottes et vélo, dédié à l’animation pèlerine : http://bottesetvelo.com/
2 Montréal, Office national du film, 1998, métrage de 62 minutes.
3 Étranges étrangers et autres poèmes, Paris, Gallimard Jeunesse, 2012, 95 p.
4 J’emprunte le terme à Thomas More, L’utopie ou Le Traité de la meilleure forme de gouvernement (1516). Il s’agissait à l’époque de lopins de terre clos (enclosures) prélevés sur les prés communaux, où ceux qui en avaient les moyens (les premiers capitalistes) pouvaient prendre soin de leurs élevages et cultures de façon à les préserver des prédateurs et obtenir les meilleurs rendements. Karl Polanyi en fera un mécanisme clé de l’économie moderne dans La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983, 419 p. (ang : 1944).
5 Mot dont l’étymologie renvoie au latin sylva, la forêt. Chez Marie de l’Incarnation, par exemple, les sauvagesses accueillies au couvent sont les filles des habitants de la forêt, sans connotation péjorative.
6 Trait documenté tant en islam, notamment, qu’en christianisme. Voir Frédéric Madore, La construction d’une sphère publique musulmane en Afrique de l’Ouest, Québec, Presses de l’Université Laval, 2016, 208 p.
7 Fabienne Bodan, Guide des chemins de pèlerinage du monde, Rennes, Éditions Ouest-France, 2018, cité par O’Neill, op. cit., p. 22.
8 Pour poursuivre la réflexion, voir Danièle Hervieu-Léger, « Du pratiquant au pèlerin. L’institution catholique au défi de la religiosité pèlerine. Éléments d’une réflexion sociologique », Études, janvier 2000, p. 55-63.
Professeur émérite de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, Raymond Lemieux a été titulaire de la Chaire Religion, santé et spiritualité de 2002 à 2007. Il a enseigné la sociologie de la religion, l’histoire du christianisme et l’épistémologie des sciences de la religion. Récipiendaire, en 2001, du prix André-Laurendeau, il est président du Groupe interdisciplinaire freudien de recherches et d’interventions cliniques (Gifric). Au cours de sa longue carrière, il a publié quelques articles dont entre autres : « Les soins spirituels dans les institutions de santé : futilité, utilité, nécessité? » Cahiers francophones de soins palliatifs, vol. 18, no 1, 2018, Québec, Publications Michel Sarrazin, p. 30-31 et « Être grand-père, ou continuer dans l’être malgré tout », dans Au cœur du monde, no 149, 2017, La paternité, p. 37-46.