Étincelle de vie | une promenade pas comme les autres

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Rosaire Morneau, camelot, Journal de rue de l'Estrie. Photo : Jean-François Dupuis




Par Jérôme Fortin - 1 août 2020

Une rencontre fortuite avec un camelot du Journal de rue de l’Estrie s’est rapidement transformée en une rencontre des plus authentiques, laquelle a plongé l’auteur dans une prise de conscience qui a mis en lumière sa vision de la relation d’aide, du rétablissement et de la force de l’entraide. Découvrez comment une petite étincelle de vie peut remplir ce « réservoir-espoir » qui sommeille en chacun de nous, une étincelle susceptible d’éveiller un monde d’infinis potentiels…


Sherbrooke, mars 2015. Comme j’ai l’habitude de le faire sur mon heure de dîner, je déambule autour du lac des Nations, sis au cœur de la ville, avant de retourner au CLSC compléter mes suivis à domicile auprès de personnes aux prises avec une problématique de santé mentale. L’air est doux et annonciateur d’un printemps ô combien espéré! Comme à chacune de ces précieuses promenades, je laisse mon esprit vagabonder dans mes chansons, mais je reviens soudainement sur terre en croisant sur mon chemin ce sympathique Rosaire, l’un des camelots du Journal de rue de l’Estrie que je croise régulièrement lors de mes escapades en ville (je vis en campagne).

« Jérôme? Content d’te voir! Tiens, ça vient tout juste de sortir… pis ta face est dedans! », me lance-t-il d’un air taquin. Il me tend alors la plus récente parution, en précisant qu’il s’agit d’une édition spéciale ayant pour but d’annoncer une soirée-bénéfice qui aura prochainement lieu afin de sauver ce journal vivant sur respirateur artificiel depuis quelques mois. En effet, les fonds manquent cruellement en ces temps d’austérité gouvernementale et les subventions essentielles à sa survie fondent comme la sloche sous mes pieds.

La photo du quintette vocal Musique à bouches, groupe que j’ai cofondé il y a plusieurs années déjà, apparaît bien en évidence à l’intérieur du journal puisque mes compères et moi participerons, fin avril, à cet événement tout en chansons ayant pour slogan accrocheur « Donnons la voix aux sans-voix ».

« Lui, c’est Olivier, lui, David, lui Sylvain pis lui, c’est Isaël », me souffle-t-il fièrement, tout en pointant les binettes de mes comparses du bout de ses petits gants troués. Eh oui, ce valeureux marchand ambulant connaît les prénoms de tous ceux et celles qui prennent le temps d’échanger quelques mots avec lui, d’acheter le journal de rue ou d’en garnir son contenu. Nous sommes tous et toutes un peu devenus sa famille et les sourires qu’il reçoit réchauffent ses journées à coup sûr.

Depuis 2002, le Journal de rue de l’Estrie contribue à la réinsertion sociale et professionnelle de personnes vivant en marge de la société et y embauche une douzaine de camelots, dont Rosaire. Il offre ainsi un soutien aux personnes en rupture sociale telles que les itinérants, les jeunes en difficulté financière et d’employabilité ou à toute personne en situation d’appauvrissement pouvant conduire éventuellement à l’itinérance1. C’est sans compter les nombreux commerces partenaires comme La Maison du cinéma ou Le marché de la Gare de Sherbrooke qui permettent à ces vendeurs de distribuer ledit journal à la porte de leur commerce, fièrement dressés à la verticale, beau temps mauvais temps. 

Revenons maintenant à notre ami porteur de bonnes nouvelles, à qui j’achète bien sûr copie de son précieux journal. Nous profitons tous deux de ce petit moment d’éternité pour jaser de tout et de rien, comme deux écoliers qui veulent étirer la durée de la récréation. « Bon, merci bien mon cher Rosaire, mais là j’dois absolument retourner travailler! », conclus-je avant de poursuivre ma balade, sourire aux lèvres. 

« Au détour d’un sentier perdu dans les mémoires, j’ai rencontré un vieux marcheur, toute sa vie dans un sac sur son dos, son avenir dans une gourde, accrochée à sa ceinture » Létourneau, 2019
 

Une traversée longue et imprévue

Les chansons qui habitaient mes pensées ont ensuite laissé place au regard étincelant de Rosaire, qui s’est imprégné en moi comme un miroir reflétant ma propre joie d’enfant sautillant. Je ne sais pas si j’ai changé sa journée, mais il a très certainement changé la mienne. C’est fou comme une simple rencontre peut soudainement remplir ce que j’appelle notre « réservoir-espoir »! Ce réservoir, que chacun reçoit flambant neuf à la naissance, nous donne l’énergie d’avancer, de traverser les journées pour y accomplir nos rêves et nos aspirations, une goutte d’encouragement, d’accomplissement et de fierté à la fois.

Chaque jour, je remercie le ciel de veiller à ce que ma carcasse tienne toujours le coup en emmagasinant en elle tout le beau et tout le positif que je reçois au quotidien. Ce n’est pas le cas de tous ces esseulés qui doivent se résigner à trimbaler avec eux un réservoir troué d’abandons, de deuils, de maladies, d’indifférences, de chutes brutales... Le livre de notre vie porte en lui des histoires marquées d’une encre indélébile, des histoires laissant derrière elles de profondes cicatrices qu’on tentera parfois d’effacer, en vain. De quoi dévier de l’itinéraire initial, de passer par-dessus le frêle garde-fou de la stabilité pour se retrouver seul sur une pente descendante, une pente en chemins de garnottes.

L’autoroute de notre société active ne permet pas de trop longues sorties de pistes. On y circule si rapidement! Tenter de la réintégrer après une trop longue absence peut devenir aussi périlleux que de réussir un saut de corde à danser avec une jambe dans le plâtre.

Et mon ami troubadour? A-t-il lui aussi comparé notre brève rencontre à une étincelle de vie? Si oui, saura-t-il en garder précieusement le souvenir au creux de sa besace, entre deux journaux? Va-t-il la redonner au prochain passant qui croisera son regard? Ou se faufilera-t-elle bêtement entre les mailles de sa carapace pour se laisser choir au sol comme feuille d’automne?

Chose certaine, la plupart d’entre nous semblent avoir su préserver cette capacité d’émerveillement. Après tout, notre œil peut être béat d’admiration devant un magnifique coucher de soleil, et ce, même si cet œil a préalablement été témoin d’images qu’il vaudrait mieux oublier. Pourvu que nous puissions encore y voir clair! Le même principe s’applique à notre oreille qui s’attendrit sitôt entendues les premières notes d’une mélodie rappelant un doux souvenir, cette même oreille qui a certes entendu son lot de sottises de tout acabit. Quant à ce cœur qu’on croyait devenu dur comme pierre, nombreux sont ceux qui demeurent figés de le voir se gorger d’amour à nouveau, comme s’il avait toujours aimé dès la sensation d’une nouvelle étreinte sincère et bien sentie! 

« On a beau y être soumis depuis l’enfance, on ne s’habitue jamais au rejet, à l’humiliation. L’humain étant un animal social, même le plus bête d’entre nous a besoin de contacts fraternels, à l’occasion. Si le social s’atrophie, il ne reste que l’animal. ». L’animal blessé , Gaudreault, 2016
 

Se reconstruire, une rencontre à la fois

Ma rencontre avec Rosaire en est une que j’espérais puisqu’elle s’est avérée des plus authentiques. Une vraie, quoi. À mon retour au bureau cet après-midi-là, une prise de conscience s’est opérée en moi. Seuls les enseignements du cœur révèlent les vérités inexplicables mais vérifiables du ressenti. Être en relation d’aide, c’est d’abord établir un lien d’égal à égal où une complicité entre deux âmes permet l’éveil d’infinis potentiels. C’est « donnant-donnant ». Il y a deux points de vue, comme sur une bascule où l’un peut se tirer en haut (ou… en bas!) grâce au poids de l’autre. Les pouvoirs créateurs de l’humain se voient décuplés « lorsque l’on consent à s’ouvrir à soi "comme un autre" et à "l’autre comme soi" » (Gingras, Lacharité, 2019).

Aller au-delà des apparences, des marginalités et des carapaces nous donne accès à l’essentiel, aux besoins vitaux et universels que l’on cherche tous et toutes à combler du mieux qu’on peut. Voilà la synergie relationnelle qui allume les résonances de la sensibilité, de la réflexion et de l’action, trois sphères pavant la voie au rétablissement, au retour à soi et à la foi en cette page blanche de nos lendemains.
 


Ce cheminement ne peut se faire seul, et surtout pas quand on a le nez collé sur l’arbre de notre misère. L’entraide prend donc ici tout son sens à titre de « véritable facteur d’évolution humaine », comme le philosophait déjà Pierre Tropotkine2 au début du siècle dernier. Des milliers de bâtisseurs aux mains tendues et au regard franc et direct, des allumeurs de vie et des faiseurs de nouvelles routes œuvrent auprès d’organismes dédiés aux plus démunis. Qu’ils soient intervenants, médecins, chercheurs ou artistes, ces artisans du changement se veulent parfois rêveurs mais toujours rassembleurs, et tous et toutes travaillent ensemble pour une seule et même cause, soit celle de redonner une dignité. Une dignité humaine 2.0. 

« Si on s'était arrêté à l'apparence des huîtres, on n'aurait jamais découvert les perles » Diouf, 2018
 

Une étincelle de vie des plus inspirantes

Sherbrooke, janvier 2020. J’use à nouveau mes semelles autour du lac des Nations, dans l’espoir de trouver l’inspiration qui me permettra de pondre le présent article, moi qui n’ai rien d’un journaliste. Et encore moins d’un écrivain! Même l’air glacé et le vent de face de l’hiver ne parviennent pas à éveiller en moi la moindre idée. Le néant.

Au détour d’un banc de neige, j’aperçois se dessiner au loin ce qui semble être la silhouette de mon camelot chouchou. Eh oui! Pas de doute, il s’agit de ce bon vieux Rosaire! La tête vêtue de sa casquette des Blacks Hawks de Chicago et le visage habillé de sa légendaire barbe de Viking poivre et sel, le voilà qui se dresse devant moi. Me tendant son journal, il me lance: « Jérôme! Content d’te voir! Tiens, ça vient tout juste de sortir… pis ta face est dedans! » J’ai soudainement un air de déjà-vu, un peu comme dans une scène du film Le jour de la marmotte, qui se déroule presque cinq ans plus tard! 

Dans cette nouvelle édition du Journal, il est entre autres question du livre audio Sur les traces du territoire, projet auquel j’ai collaboré avec les autres membres du collectif Marchands de Mémoire. Ouvrant le journal à la page où figure notre photo, mon vieil ami fait ses vérifications d’usage : « Ici c’est toi. Lui, c’est Olivier, lui, Isaël, ah ben… c’est qui l’autre, au juste? », s’interroge-t-il. « C’est Jean-François, un autre mautadine de bon gars! », que je lui réponds en pouffant de rire. Je m’empresse alors de me procurer une copie auprès de Rosaire.

Nous nous remémorons ensuite avec joie le spectacle que Musique à bouches avait livré cinq ans plus tôt, spectacle qui avait permis de sauver le Journal de rue de l’Estrie grâce à la générosité de la population, des aidants impliqués et de quelques élus municipaux, provinciaux et fédéraux qui ont le cœur à la bonne place. Juste du bon monde.

Après avoir remercié Rosaire pour son journal et sa conversation, c’est le cœur un brin ébranlé par ce retour en arrière que j’ai poursuivi mon p’tit bonhomme de chemin, l’esprit léger et subitement délivré de mes récentes « tracasseries littéraires »… puis, sans crier gare et alors que je n’y pensais même plus, j’ai eu un flash : je venais de trouver la matière nécessaire à la rédaction de mon article! Eh oui! Le regard plein de bienveillance de Rosaire aura finalement guidé les premiers mots de cette balade littéraire jusqu’à sa conclusion. Cette rencontre avec mon camelot préféré aura donc une fois de plus rempli mon « réservoir-espoir », rempli à ras bord cette fois, fin prêt pour une nouvelle redistribution. Encore et encore…<
 

Références

GOUDREAULT, David, La bête et sa cage, 2016.

GINGRAS, Marc-Antoine, LACHARITÉ, Carl, L’autosupervision dialogique en intervention psychosociale, 2019.

LÉTOURNEAU, Jean-François, Sur les traces du territoire, Marchands de mémoire, 2019.
 

Notes

1   Source : http://www.estrieplus.com/contenu-journal_de_rue_encan_fonds_soiree_benefice-1355-35724.html
 

2   En 1902, Pierre Tropotkine propose un essai qui place l’entraide comme étant un facteur déterminant de l’évolution humaine en opposition à une vision darwinienne de la sélection naturelle par le plus fort.
 



Musicien depuis toujours (auteur, compositeur, interprète, producteur) et psychoéducateur depuis près de 20 ans, Jérôme Fortin a toujours partagé sa carrière entre ses deux passions. Aujourd’hui, il se spécialise en animation de groupes auprès d’une clientèle ayant un trouble de la personnalité limite.


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Dernière révision du contenu : le 14 octobre 2020

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