Par IsaBelle Couillard - 1 août 2020
Pour mille et une raisons, la vie de certaines personnes en situation d’itinérance, d’isolement ou de précarité finit dans l’oubli. Les organismes communautaires constituent souvent leurs derniers espaces de socialisation. Mais à leur décès, se posent les questions suivantes : comment leur rendre hommage? Qui s’occupera d’accompagner les endeuillés du milieu communautaire?
L’organisation de rituels de deuil offre une réponse essentielle pour honorer la personne qui s’est éteinte, pour accompagner le processus de deuil de celles et ceux qui restent, et pour reconstituer le tissu social affecté avec le départ d’un être.
Premier mort, premiers rituels
Durant mes premiers jours en tant qu’intervenante psychosociale à l’Accueil Bonneau (centre de jour pour personnes en situation d’itinérance ou à risque de le devenir), des policiers sont venus me chercher pour aller identifier un homme décédé sous un viaduc durant la nuit. J’y suis allée un peu fébrile. C’était la première fois que j’allais identifier un corps en dehors de l’antisepsie d’un salon funéraire. J’allais le voir sur son lit de mort fait d’un matelas de grosses roches et d’un vieux sac de couchage insalubre.
J’ai tout de suite reconnu l’homme, son visage était paisible. L’ami qui l’avait retrouvé décédé à côté de lui était enfermé à l’arrière d’une voiture de police, le temps d’être interrogé. Il n’y avait rien de serein dans son regard. Ce vagabond des grands airs était seul, soupçonné d’homicide… Lui et moi étions dans tous nos états, chacun de notre côté, tandis que les policiers jasaient et riaient entre eux en attendant le coroner. J’aurais voulu qu’ils se taisent, par respect pour le mort, pour l’ami et pour moi, comme ils l’auraient fait si le défunt avait été retrouvé dans son lit douillet, au chaud auprès de sa conjointe ou de son conjoint.
À mon retour, j’ai retrouvé les usagers et les intervenants affectés par la triste nouvelle. La nécessité d’offrir un moment pour nommer nos émotions et pour honorer celui qui nous avait quittés m’a paru évidente. J’ai donc improvisé un espace dans lequel nous avons parlé simplement de lui, de notre peine et de ce qui allait nous manquer de cet ancien « bon vivant ».
Les usagers de la ressource ont ensuite pris l’habitude de venir à moi chaque fois que l’un de leurs amis décédait dans l’anonymat. Ils m’adressaient spontanément la demande d’organiser des rituels chez « nous ». Au début, je croyais naïvement qu’ils viendraient en grand nombre participer, vu leurs demandes insistantes du style: « Hey, Isabelle, tu vas faire un quelque chose pour mon chum. Je ne veux pas qu’il meure comme un trou-de-cul ». Comme pour tout le monde, la mort générait chez eux des émotions, sauf que certains n’avaient appris à les gérer que par une consommation excessive. Souvent, ils finissaient par déraper jusqu’à ne plus être en état pour assister aux commémorations de leurs amis. Peut‑être ne voulaient-ils pas s’exposer à tant d’émotions ou laisser germer en eux l’idée qu’ils seraient les prochains à mourir?
La nécessité de faire mémoire à travers la pratique des rituels
Avec le temps, j’ai compris que, quel que soit leur niveau de participation, les personnes itinérantes sont toujours fières de savoir que leurs proches partent dans la dignité. Elles sont rassurées d’imaginer qu’on fera aussi mémoire d’elles, que leur passage ne sera pas oublié au lendemain de leur départ et qu’elles auront marqué la vie d’au moins quelques autres.
Les décès arrivent régulièrement dans les organismes d’aide aux personnes vulnérables et celles-ci meurent en moyenne durant la mi-cinquantaine dans le milieu de l’itinérance. La misère, la pauvreté, les abus psychologiques, physiques et sexuels, l’exclusion, l’intimidation, la négligence affective, et j’en passe, usent « son homme » souvent depuis l’enfance. Cela finit par avoir un impact sur leur santé mentale et leur niveau de consommation de substances psychoactives.
C’est toute une gymnastique pour un organisme communautaire d’avoir le temps et les ressources pour préparer et animer un rituel de deuil. Mais soyons honnêtes, ces lieux offrent souvent le seul réseau social des oubliés de la vie. Si ces organismes ne créent pas d’espace pour libérer la peine refoulée, qui le fera? Si, en tant qu’intervenant, vous frappez aux portes des CLSC, des paroisses, etc., vous recevrez des réponses comme celles-ci : « pas dans notre mandat », « pas les ressources humaines et financières », « listes d’attente de quelques mois… » Pendant ce temps, les non-dits pourraient faire des ravages dans les cœurs endeuillés et au sein même de l’organisme : les participants risquent de s’isoler davantage, vivre des émotions fortes, des colères soudaines et inexplicables, sans oublier l’impact sur les employés eux-mêmes, à titre personnel.
Les rituels existent depuis les premières civilisations. Puis, l’Église catholique a adopté certaines de ces pratiques ancestrales en y insérant les valeurs chrétiennes. Quand nous avons délaissé massivement les églises, nous avons laissé tomber les rituels préexistants tels que ceux pour célébrer la naissance, le passage à l’âge adulte, etc. Depuis, un vide existe : on ne sait plus comment organiser des rituels sans dimension religieuse et on croit à tort que ces pratiques sont archaïques et non essentielles.
Pourtant, à travers la pratique des rituels, on offre aux proches du défunt un espace pour qu’ils expriment leur tristesse et canalisent leur charge émotive. Ensemble, ils peuvent partager les grandes questions existentielles qui refont surface lors d’un décès : « Quel est le sens de ma vie? », « Y a-t-il quelque chose après la mort? », « Qui aura de la peine après mon départ? », « Ai-je une démarche de réconciliation avec un proche ou un ancien ami à faire? », etc. En effet, même si nous nous sommes éloignés de la religion, nous restons tous des êtres spirituels avec un grand besoin de sens et de communauté.
On ne sait jamais quel élément d’un rituel va mettre un baume sur la peine ou permettra l’expression d’un sentiment réprimé : une parole d’un participant, un chant, un geste symbolique? En tout cas, nous aurions avantage, comme société, à faire des rituels qui ont du sens, qui « respirent » et auxquels les gens ont envie de participer en toute simplicité. Des rituels où le rire, les pleurs et même les colères sont les bienvenus.
À quoi reconnaît-on un rituel?
Concevoir des rituels demande du temps de préparation. Je suis allée dernièrement dans un organisme communautaire pour assister à un rituel. Nous étions assis en cercle avec une photo du défunt et une chandelle au centre puis nous avons parlé de lui. Je m’excuse, mais pour moi ce n’est pas ça un rituel communautaire de deuil. Un certain décorum ou cérémonial est de mise pour entrer dans un espace autre que le fait de parler du défunt autour de la table de cuisine. Dans un rituel, je ne fais pas juste parler du défunt, j’ai un espace avec d’autres personnes affligées pour nommer ma peine et le vide causé par le départ de la personne. Il est bon d’inclure un geste (chant, temps de silence, encens, etc.) qui indique à tous le début d’un moment sacré. Puis, d’autres gestes symboliques faits de façon à la fois solennelle et détendue marqueraient toute l’importance de ce qu’on vit ensemble tout au long de la célébration. Par exemple : regarder s’envoler la dernière fumée d’une chandelle, faire circuler le foulard préféré de la personne défunte en permettant à chacun de partager un bon souvenir avec elle ou en gardant respectueusement le silence avant de le donner au suivant, nommer une qualité de la personne décédée qui continuera de grandir en nous en mettant ensemble en terre une plante, etc. Laissons surgir notre créativité et notre sagesse spirituelle! Si on connaît peu la personne, on peut utiliser des matières organiques pour imaginer des gestes avec l’eau, le feu, la terre et l’air. Ces éléments sont remplis de sens depuis l’origine des temps.
Comment concevoir un rituel incluant la famille
L’exemple d’Étienne
Je pense à Étienne, un homme au grand cœur sous une couche épaisse de tempérament bourru qui l’a protégé des intempéries que la vie lui a amenées inlassablement. Il est mort d’un cancer. Comme j’avais les coordonnées de son frère, j’avais informé ce dernier de notre intention d’organiser une petite célébration dans notre salle communautaire pour honorer la vie d’Étienne. Nous voulions y inviter ses amis, sa famille ainsi que le personnel qui le connaissait bien. Au téléphone, j’avais senti à la fois une part de malaise et un sentiment de soulagement en apprenant que la famille n’aurait rien à organiser ou à défrayer. Je lui avais ensuite demandé ses idées afin de m’aider à préparer un rituel significatif. Je fus surprise de constater qu’il n’avait ni suggestions ni petites anecdotes joyeuses à partager. Était-ce trop difficile pour lui? N’avait-il que de mauvais souvenirs de son frère depuis sa jeunesse jusqu’à ce jour? Éprouvait-il trop de rancune en lien avec ce qu’Étienne avait fait à sa famille de son vivant? Je ne le saurai jamais.
Comme Étienne avait commencé à mettre de l’argent de côté pour réaliser son rêve d’aller voir la mer dans le Bas-Saint-Laurent, j’ai décidé d’utiliser cette image en commençant le rituel par la chanson Je voudrais voir la mer de Michel Rivard. Chaque participant posait ensuite un petit lampion sur un décor fait de sable et de coquillage après avoir nommé comment Étienne avait eu un impact sur sa vie ou faisait une prière silencieuse. La commémoration s’était conclue par un poème signifiant suivi d’une collation. Je sais que sa famille fut touchée par cette célébration à la fois simple, décontractée et porteuse de sens.
Les défis liés à l’organisation de rituels funéraires
Il existe souvent des non-dits et des malaises quand la famille du défunt est présente au rituel. En effet, ce moment réunit deux mondes qui se côtoient peu : le monde « standardisé » et le monde de la rue, le politically correct et le langage de la rue, la dernière couture et la seconde main, la honte liée à l’absence des uns et l’expression des petits moments de bonheur « pas trop catholiques » des autres, etc.
Malgré cela, au sortir de chacun de ces rituels, j’ai vu maintes fois combien la famille était heureuse de constater que leur frère, leur cousin ou leur père avait des gens qui l’aimaient dans son quotidien. La commémoration offre une occasion unique d’entendre parler de celui qu’ils ont perdu, d’une façon positive, même si les paroles sont parfois dites dans le langage un peu cru de la rue – même mes oreilles habituées ont déjà frissonné en entendant certaines anecdotes que la famille aurait peut-être préféré ne pas connaître! Cela dit, à chacun des rituels, au moins un membre de la famille s’est levé spontanément pour remercier les amis du défunt d’avoir témoigné leur amour pour lui. Au final, le rituel offre un espace où de bons fous rires et des propos exprimés sans dentelle peuvent spontanément surgir.
Développer des outils pour aider les intervenants
Je ne travaille plus à l’Accueil Bonneau depuis quelques années. L’an dernier, j’ai été touchée par le cri du cœur d’une intervenante d’un centre communautaire : son équipe et elle avaient vécu plusieurs décès de leurs participantes en quelques mois et n’avaient pas réussi à trouver le soutien qu’elles souhaitaient malgré le fait d’avoir frappé à plusieurs portes.
C’est à partir de là que j’ai eu l’idée de rassembler des personnes de tous les horizons professionnels et spirituels pour aider les personnes travaillant dans le milieu communautaire à préparer des rituels de départ dans leurs locaux avec leurs participants endeuillés. Dans les personnes interpelées, il y avait également des personnes formées pour offrir un accompagnement individuel aux participants et au personnel. Nous sommes aujourd’hui aux balbutiements du Dynamique d’accompagnement et de rituel de deuil (DARD). Ce collectif de citoyens a commencé à offrir ses services dans l’arrondissement Rosemont–La Petite-Patrie de Montréal et les quartiers environnants.
Cela peut paraître un peu fou de vouloir offrir des rituels pour des personnes déjà mortes socialement alors que la société en général tend à vouloir éviter la question de la mort et considérer les rituels de deuil comme non essentiels. Mais en dehors de nous, en tant qu’intervenants ou personnes proches, qui offrira un appui, un réconfort, un espace, une touche de beauté pour les personnes isolées et en deuil? Nous avons vu que les rituels peuvent être relativement simples à organiser et ô combien bénéfiques. En effet, ils nécessitent peu de matériel puisque leur force réside au niveau de la portée symbolique des gestes, des mots... et des silences.
Allons au-delà des tabous autour de la question de la mort. Ouvrons nos yeux et nos cœurs sur l’impact réel des deuils que vivent aussi les oubliés de la vie à travers les petits réseaux communautaires.<
IsaBelle Couillard a travaillé comme intervenante psychosociale à l’Accueil Bonneau pendant dix ans. Elle travaille présentement à Montréal comme accompagnante et consultante auprès de différents organismes autour des enjeux de la santé mentale, de l’art communautaire, de l’écologie intégrale et du trafic humain. Elle est une des facilitatrices du DARD (Dynamique d'accompagnement et de rituel du deuil). Son but est de créer des espaces qui favorisent le déploiement des talents personnels et l’ouverture vers la fraternité sociale, l’entraide mutuelle. Elle possède diverses formations universitaires en orthopédagogie, en santé mentale, en organisation communautaire et en pastorale sociale.