Migrations et errances

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La production politique des indésirables en mobilité




Par Danièle Bélanger, Myriam Ouellet et Annaelle Piva - 1 août 2020
 

L’errance en migration résulte des situations d’exclusion sociale ou de manque de moyens essentiels à la subsistance. En Europe, cette errance est liée à la situation précaire de la population migrante. Au Canada, elle soulève la question des politiques administratives qui peut être déshumanisante. Quelques témoignages sont introduits à l’appui. 


Ce qui distingue les déplacements d’une élite hypermobile, d’un backpacker, ou d’un travailleur migrant en mobilité au gré des chantiers, serait l’existence ou non d’un objectif considéré comme légitime. Dans les dictionnaires de langue courante, le terme « errant » qualifie une personne qui « marche sans cesse, sans but précis ». Ainsi l’errance est un mouvement, une forme de mobilité a priori dépourvue d’objectifs et de destination précise. Les errants deviennent alors des « êtres enracinés dans l’absence de lieu » selon l’expression de la philosophe Simone Weil1. Le « lieu » ici, contrairement à la notion d’espace, implique un ancrage social et spatial. L’errant serait donc présent dans un espace donné, au sens géographique du terme, sans y avoir réellement une place en terme social. Au sens figuré, l’errant est aussi la personne qui hésite, qui tergiverse et, potentiellement se trompe et se perd. La mobilité de l’errant se distingue alors d’une circulation qui s’apparente à de l’exploration, à une flânerie que serait celle d’un touriste libéré de ses contraintes quotidiennes le temps d’un séjour. Ainsi, contrairement à l’errance insouciante du touriste, l’errance du migrant résulte d’une situation d’exclusion et, dans les cas extrêmes, d’absence de moyens essentiels et élémentaires de subsistance. Que signifie l’errance dans la migration? Quelle est sa part dans les expériences migratoires d’aujourd’hui? Comment est-elle produite, vécue, reproduite? Et quel est le rôle des politiques migratoires dans ce processus?

Or, pour comprendre la production politique de l’errance dans les parcours de certaines catégories de migrants, il importe de considérer que les trajectoires migratoires sont parsemées d’embûches de natures sécuritaire (murs, frontières, contrôles), politique (idéologie anti-immigration, absence de soutien aux migrants), juridique (décrets migratoires pour des groupes ciblés), administrative (exigences sans cesse plus élevées pour l’accès aux titres de séjour, incapacité d’avoir un rendez-vous ou un document nécessaire pour le dépôt d’un dossier), criminelle (groupes qui profitent de la vulnérabilité des migrants) ou civile (citoyens hostiles aux immigrants). 

Migrer signifie pour plusieurs groupes ou certaines catégories de migrants entreprendre un parcours incertain, ponctué de territoires et de moments d’attente; face aux obstacles innombrables et parfois presque insurmontables, le parcours peut se transformer en une forme d’errance. Ces obstacles montrent comment l’errance dans les trajectoires migratoires, caractérisée par une difficulté à créer un ancrage spatial, temporel, juridique et social, est produite par les contextes de réception qui, selon une hiérarchie entre migrants désirables et indésirables, favorisent certains et en excluent d’autres. Ce sont ces derniers que l’on refoule, repousse, exclut, confine dans des périodes d’attente et d’immobilité, périodes génératrices d’errance. D’autres migrants sont plus ancrés, mais réduits à une force de travail précaire et confrontés à des démarches administratives complexes, laborieuses qui, dans certains cas, mènent à la perte de statut. Or la production de l’errance est invisible, car elle est souvent ramenée à des facteurs individuels – une trajectoire malchanceuse – plutôt que collectifs et politiques.
 

L’Europe | politiques de non-accueil et maintien dans l’errance

Récemment en Europe, le terme de migrants « en errance » est apparu pour qualifier des populations migrantes en situation de grande précarité habitant des campements urbains et perçues à la fois comme égarées et en transit par les regards extérieurs. Ces populations vivent souvent aux abords des grandes villes, près des services étatiques administratifs qui, entre autres, traitent les demandes d’asile. Une fois arrivé à destination, l’errance résulte du non-accès aux droits sociaux et à la procédure d’asile, à toutes ses étapes.

Un exemple emblématique de ce non-accès est la dématérialisation du premier accueil à Paris. Lorsque la Plateforme de premier accueil existait, c’était une des raisons de la présence des campements à proximité : les difficultés pour y être reçu expliquaient les files d’attente et le fait d’y « camper ». Depuis, le premier accueil s’est dématérialisé, passant par une plateforme téléphonique payante. Ainsi, il n’existe plus d’accueil physique à Paris pour entamer sa procédure de demande d’asile. Les primo-arrivants tentent désespérément de joindre le standard payant ouvert à des horaires restreints et restent des jours et des jours en ligne avant d’obtenir leur premier rendez-vous. Pendant ce temps, ils vivent dans les campements informels et sont souvent contraints de renoncer à cet appel faute de moyens. Ils doivent alors attendre la prochaine évacuation pour que les agents de l’Office Français de l’Immigration et l’Intégration (OFII) viennent à leur rencontre dans un gymnase ou un centre d’hébergement d’urgence. À cette difficulté d’accès aux droits s’ajoutent les nombreux motifs de retrait des aides sociales. L’errance résulte alors de cette mise à l’écart, comme l’évoque S. vivant sur le campement de l’avenue Wilson à Saint-Denis en décembre 2018 :

Je ne dis pas que tout le monde ici est un saint, mais la plupart d’entre eux sont de bons gars. Ils ont des rêves, ils veulent rendre leurs familles fières et ils sont venus ici pour travailler et reconstruire leur vie, laisser la merde derrière eux. Ils ne veulent pas jouer les victimes. Ici, ils sont dehors jour et nuit dans le froid, à attendre en buvant, en fumant et à tourner en rond comme des poulets sans tête. Donnez-leur une chance et ils seront la fierté de ce pays.

Cette politique du non-accueil a un but dissuasif. Les formes de violence émanant de la police et de l’abandon des institutions sont caractéristiques de la gouvernance contemporaine des migrations : la mise en mouvement par la dispersion organisée, en d’autres termes, une mise en errance forcée. La gestion policière des migrants renvoie à une approche des migrations passant par la gestion des flux plutôt que par la mise en place de l’accueil. Cette logique est explicitée dans la terminologie des autorités révélatrice du non-accueil qualifiant les migrants de « personnes en transit qui n’ont pas vocation à rester » et des dispersions violentes de la police nécessaires afin d’« éviter les points de fixation dans les espaces publics », le tout pour ne « pas créer d’appel d’air » par une politique d’accueil trop attractive. L’errance est donc le résultat d’une politique pensée et orchestrée pour aller contre la mobilité de personnes pourtant déjà présentes sur le territoire et qui portent la frontière en eux, jusque dans leur chair (avec les systèmes de biométrie). Pourtant, la demande d’asile est une démarche que les pays récepteurs de demandeurs d’asile et ayant signé la convention de Genève, comme la France et le Canada, ont l’obligation d’accueillir et de traiter. Mais la réalité est tout autre, comme on peut voir dans les témoignages de ces migrants :

A. à Paris sur le campement de la Porte de la Chapelle :

Je suis vraiment en galère. Je dois renouveler mon récépissé, mais pour ça j’ai besoin d’une domiciliation. Je demande partout une domiciliation, mais personne ne peut me la donner parce que mon récépissé est expiré. Je suis allé voir toutes les associations de Paris, je suis allé à Grenoble où ma demande d’asile est enregistrée. Là-bas on m’a volé mon sac à la gare et j’ai perdu tous mes documents, dont mon vieux récépissé.

M. sur le campement du Baobab à l’arrière de la gare Tiburtina à Rome : 

Ma protection humanitaire a expiré et Salvini a supprimé le statut. Pour le renouveler, je dois apporter une domiciliation, alors que je vis dans la rue, et un contrat de travail. Mais pour faire un contrat de travail, je dois aussi avoir une domiciliation et pour louer un appartement, j’ai besoin d’un travail. En plus ici personne ne veut louer à des Noirs. Je veux partir en Espagne rejoindre mon demi-frère, mais passer la frontière avec la France c’est un problème et je n’ai plus d’argent. 
 

Le Canada | L’errance administrative vécue par les résidents temporaires

Au Canada, l’errance chez les demandeurs d’asile n’est pas un phénomène aussi répandu qu’en France et en Italie; pour des raisons géographiques d’abord, le Canada de par sa position, s’avérant très éloigné des principales zones de provenance des populations déplacées, mais également pour des raisons politiques. La politique d’accueil prévoit l’accès à l’aide sociale et l’octroi d’un permis de travail rapidement après l’arrivée ainsi qu’une couverture médicale de base. L’attente existe certes, après le dépôt de la demande d’asile, mais dans des conditions qui permettent la survie, même si ce sont des conditions souvent difficiles. Mais tous les parcours ne sont pas simples et l’errance administrative peut causer la perte de statut, projetant ainsi les migrants dans une situation d’irrégularité. 

Nos recherches chez les résidents temporaires – catégorie qui inclut les demandeurs d’asile, les travailleurs temporaires et les étudiants étrangers – soulèvent la question de l’errance administrative pour ces personnes à statut précaire. Il s’agit ici aussi d’une forme de production étatique de l’errance, certes moins extrême que les formes urbaines qu’on peut trouver dans certains pays d’Europe, mais qui fait partie du même continuum. Bien que bénéficiant d’un ancrage juridique avec un permis de séjour et le droit de travailler pour la plupart, la question du statut s’avère extrêmement complexe et laborieuse, car sans cesse à renouveler. Or les exigences et démarches bureaucratiques sont si complexes que les résidents temporaires qui parviennent à maintenir leur statut sont ceux qui deviennent de véritables experts de la politique migratoire, ou ceux ayant recourt à des services payants de consultants ou d’avocats en immigration. Les démarches de renouvellement d’un statut temporaire sont souvent très longues, si bien qu’il n’est pas rare que les résidents se retrouvent en « statut implicite ». Le statut implicite résulte de retards administratifs qui provoquent l’expiration du statut légal détenu par le migrant; il est obtenu au moment de la perte du statut précédent et permet aux individus de demeurer sur le territoire jusqu’à ce que la décision sur leur demande de prolongation soit rendue. Il implique toutefois une perte de droits elle aussi « implicite ». Pour les migrants détenteurs de ce statut intermédiaire et flou, le plus difficile à vivre est souvent la quasi-impossibilité de quitter le pays afin de conserver le droit de séjourner au Canada. Le sentiment vécu en statut implicite est décrit par certains comme un moment d’errance administrative produite par un système administratif incapable d’assurer le maintien du statut des résidents temporaires. Pour d’autres, le statut implicite représente la menace constante de la possibilité d’être confronté à une errance forcée advenant une réponse négative ou un faux pas administratif. Comme nous dit Émilie, une travailleuse résidente temporaire, se retrouver sans statut provoque un sentiment d’impuissance face à une errance administrative :

Se retrouver sans statut sans savoir pourquoi, c’était horrible. En fait l’immigration, elle a ta vie dans sa main, puis c’est eux qui décident, s’ils ne veulent pas de toi, ben too bad, tu rentres, tu rentres quelque part, tu sais pas où parce que chez toi, c’est ici. Ils ont ta vie dans leur main, pis tu peux rien faire, tu peux pas faire des projets à long terme, tu peux pas te dire, tiens je reprendrais bien l’université, non parce que tu sais pas où tu vas être, tu peux pas te dire ah! ben je vais m’installer avec mon chum, parce que tu sais pas si au mois de juillet tu vas être là, tu sais pas si tu vas pouvoir t’installer avec ton chum, donc tous les projets que tu peux faire en fait, tu peux pas les faire et c’est terrible parce que t’es pas maître de ton destin dans ce temps-là; c’est super stressant, ça n’a pas de bon sens. Des fois je me dis, ils font exprès pour voir qui est vraiment motivé!

Dans le cas des résidents temporaires munis d’un permis fermé, c’est-à-dire qui ne permet pas de changer d’employeur, l’errance peut se vivre comme un enfermement dans une relation d’emploi abusive, mais sans issue, sauf peut-être celle de rentrer dans son pays d’origine. Devant l’impossibilité de faire valoir leurs droits et leur parole, de revendiquer leur existence politique et donc sociale, ces travailleurs exploités se retrouvent malgré eux maintenus à distance du « lieu » de leur pays d’accueil, comme les personnes sur les campements, ils sont là géographiquement, sans pouvoir revendiquer leur présence socialement et politiquement. Après un départ qui a exigé un lourd endettement et qui suscite des attentes élevées des membres de la famille quant aux retombées de la migration à l’étranger, le retour prématuré est souvent impossible à la fois économiquement et socialement. C’est le cas par exemple des travailleurs agricoles grâce auxquels l’industrie agricole est en si bonne santé. 

Je travaille dans cette ferme depuis huit ans; toutes les années, je viens en mai et je rentre chez moi au Mexique en novembre. Mais mon patron est très dur avec nous et nous menace toujours de ne pas nous rappeler l’année suivante. Cela fait que je ne peux rien dire. Je suis comme en prison sur ma ferme, j’erre entre ma roulotte et mon lieu de travail, car nous n’avons aucun moyen de quitter la ferme. Cet espace est toute ma vie. Je ne peux pas changer de ferme et si je parle, je vais perdre mon travail. Chaque année, je migre et je traverse des frontières, mais en fait je suis coincé au Canada, comme en prison chez mon employeur, le seul pour qui je peux travailler. Comment un pays aussi avancé peut-il nous mettre dans une situation si difficile?

Les politiques migratoires morcellent et fragmentent les trajectoires des migrants en créant des procédures complexes et semées d’embuches. La personne migrante, face à ces administrations, expérimente l’attente, la dépossession de son autonomie, et peut facilement, par un oubli, un vice de forme, un document perdu, tomber dans un écueil. On recherche souvent les raisons de l’errance dans les histoires individuelles; ce faisant, on se détourne des facteurs structurels qui créent cette errance et on limite aussi la possibilité d’une lutte commune unissant les migrants en situation de précarité, qu’ils soient en attente, sans papiers, ou avec un statut précaire restreignant leurs droits sociaux. De plus, la demande d’asile, procédure intrinsèquement individuelle, ne permet pas une prise en compte de la problématique généralisée de l’inégalité d’accès au droit à la mobilité à l’échelle du globe.

Une remise en question des mobilités considérées comme indésirables ou très contraintes, l’émission automatique de titre de séjour ainsi que la simplification des procédures visant leur obtention ou leur renouvèlement (leur complexité étant aussi un dispositif indirect dissuasif et un moyen de sélection) permettraient en grande partie de réduire l’errance administrative qui provoque pour certains groupes une stigmatisation sociale exacerbée, voire même une tendance accrue à la déshumanisation.<
 

Note

1   Weil, Simone. 1947. La pesanteur et la grâce. Paris, Plon, p. 45. Version numérique : http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/pesanteur_et_grace/pesanteur_et_grace.pdf
 



Danièle Bélanger est professeure titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les dynamiques migratoires mondiales au département de géographie de l’Université Laval.

Myriam Ouellet est doctorante à l’Université York, Toronto. Myriam complète une thèse sur le droit à la ville des personnes déplacées à Beyrouth.
 
Annaelle Piva est doctorante en cotutelle, Université de Paris 1 et Université Laval. Annaelle complète sa thèse sur les migrants en errance et leur rapport à la ville à Paris et à Rome.


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