Pèlerin | une spiritualité de la marge

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Par Brigitte Harouni et Éric Laliberté - 1 août 2020

Au cours des vingt dernières années, les pèlerinages du type Compostelle tendent à se démarquer des autres pèlerinages. Par cet exercice pèlerin, dans une spiritualité moderne et séculière, un jeu de mise à l’écart invite celui ou celle qui le pratique à quitter ses certitudes pour se repositionner en vérité comme être distinct.


Actuellement, les pèlerinages de longues randonnées gagnent en intérêt au Québec. Nous qui étions habitués aux balades en forêt les weekends, voilà que partir plusieurs jours, sac au dos, devient une activité séduisante aux yeux de plusieurs. Parmi ces longues randonnées, un modèle bien spécifique tend à se démarquer. Un modèle qui se distingue des randonnées pratiquées sur les sentiers du type Appalachian Trail ou Pacific Crest Trail. Ces longues randonnées, Michel O’Neill, sociologue retraité de l’Université Laval, les a caractérisées sous l’appellation : « marche pèlerine », soulignant de ce fait, l’influence des chemins de Compostelle sur cette pratique. 

En effet, au cours des deux dernières décennies, l’engouement pour les chemins de Compostelle est tel que, dans notre province seulement, une trentaine de chemins s’en inspirant y ont vu le jour1. Loin d’être un phénomène unique au monde, les pratiques pèlerines issues de ce modèle gagnent tellement en intérêt que Fabienne Bodan, journaliste française, a recensé plus de 800 chemins de pèlerinage à travers la planète2. Parmi ceux-ci, plus de la moitié font partie du réseau européen des chemins de Compostelle ou sont des chemins inspirés par Compostelle. L’enthousiasme est remarquable!

Dans cet esprit, l’exercice pèlerin tend à se définir autrement. Si à une époque le terme pèlerinage renvoyait exclusivement à une pratique dévotionnelle, aujourd’hui les pèlerins-randonneurs qui pratiquent ce type de marche n’ont que très peu en commun avec les pèlerins de Lourdes ou de la basilique Sainte-Anne-de-Beaupré. D’ailleurs si ces derniers disent « aller » à Lourdes ou à Sainte-Anne, les pèlerins de Compostelle diront « faire » Compostelle. Enjeu d’un « faire », ces pratiques pèlerines se rangent davantage du côté de l’exercice et plus spécifiquement, du côté de l’exercice spirituel en tant qu’art de vivre à construire au fil de ses pas3. De ce fait, ils s’apparentent davantage au phénomène backpackers dont l’exercice est guidé par un désir de vivre une expérience authentique et transformatrice4. D’ailleurs, l’anthropologue Alan Morinis dira qu’il semble y avoir pèlerinage dès l’instant où il y a intersection entre voyage et quête d’un idéal5

En quête d’un idéal, pèlerin-randonneur et backpacker s’inscrivent en rupture avec le quotidien d’une vie trop souvent agitée et dans laquelle l’essence de leur humanité semble se perdre. C’est donc d’humanité qu’ils sont en quête, de rencontres signifiantes à travers lesquelles ils pourront se définir dans l’espace de la marge. Hors de tout parasitage, déconnecté d’un univers de représentations, l’exercice pèlerin se veut décapant. Se défaisant par couches successives comme une poupée russe, le compostellan est définitivement un être en marche dont la spiritualité s’élabore au fil de ses pas.

Le mot « compostellan » désigne celui qui pratique le pèlerinage de longue randonnée dans l’esprit des chemins de Compostelle. Les pratiques pèlerines, qui découlent de ce modèle, se distinguent de manière particulière en caractérisant un type de pèlerinage. Ainsi, plusieurs pèlerins, partout dans le monde, emploient l’appellation « Compostelle » pour expliciter l’esprit de leur entreprise, soulignant par le fait même qu’il ne s’agit pas exclusivement d’une longue randonnée ni d’un exercice de dévotion; mais que quelque chose en périphérie de ces nomenclatures émerge pour dire un exercice à la fois spirituel, séculier et distinct. Nous proposons donc, depuis quelque temps, l’emploi de ce néologisme « compostellan » ou « compostellane », pour désigner ceux et celles qui pratiquent le pèlerinage de longue randonnée dans l’esprit des chemins de Compostelle. Dans le même ordre d’idée, les compostellans diront qu’ils font « un Compostelle » pour spécifier l’exercice.



Brigitte Harouni et Éric Laliberté
 

La dynamique de l’exercice pèlerin

Comme nous l’avons vu, si le compostellan marche, ce n’est pas seulement pour le sport. À la fois randonneur, touriste et pèlerin, il s’installe, par son exercice, en marge du monde dans une dynamique qui le met en mouvement et le déplace hors de ses lieux habituels, lui donnant un autre point de vue sur le monde. Concrètement, l’exercice pèlerin conduit à quitter sa demeure pour se mettre en route vers l’espace d’un sanctuaire appelé à être défini tout au long du chemin. Trois pôles constituent ainsi l’exercice : pèlerin, chemin et sanctuaire.
 

Le pèlerin

Sujet dynamique d’une parole intérieure qui incite à se mobiliser pour changer de posture, le pèlerin se met en route avec le désir de trouver un meilleur sens à sa vie. L’enjeu de la dynamique pèlerine est d’ailleurs principalement tourné vers l’écoute et la prise de parole du pèlerin. Par l’écoute de l’expérience du chemin, quelle lecture tire-t-il de son cheminement? Par la prise de parole, quel récit tire-t-il de sa lecture du chemin? Comment tout cela agit-il en lui et sur lui? 

Loin d’être passif, le pèlerin est l’acteur d’une marche qui le met en scène sur le plan relationnel. Ses pérégrinations le conduisent à la rencontre de l’autre, mettant en évidence des manières d’être et de vivre qui l’invitent à se dire comme individu distinct, sujet d’une parole qui l’habite et le fait vivre. La marche du pèlerin invite ainsi à préciser un nouvel art de vivre. 
 

Le chemin

Bien plus que la trace laissée sur le sol, le chemin de la dynamique pèlerine se conçoit davantage en termes de cheminement. Laboratoire de l’exercice pèlerin, il est l’espace qui invite à l’expérimentation hors des structures sociales usuelles. En marge du monde, le pèlerin peut s’observer dans ses dynamiques relationnelles. 

Tout d’abord, reprendre contact avec son corps et se redécouvrir par l’expérience des sens : ce qui goûte bon et suscite du bon dans ma vie parle de moi. Puis dans un deuxième temps, créer des liens avec l’autre : ma façon d’agir et de réagir en relation découle de mon vécu. Les rencontres seront déterminantes dans ce laboratoire. Elles viennent parler du quotidien et mettent en évidence certains traits de caractère, de même que les préférences et les irritants; répétant des blessures relationnelles du quotidien jusqu’à ce que le signal de la souffrance incite à s’éveiller aux enfermements qu’elles régissent. 

Il est important de souligner que la souffrance dont il est question ici n’est pas de l’ordre de la maladie. Elle est celle à laquelle nous nous soumettons pour répondre à certains standards de vie engendrant des comportements à travers lesquels nous nous blessons. L’un des symptômes les plus criants de cette souffrance, sur les chemins de pèlerinage, est les ampoules. Tout le monde s’entend pour dire qu’elles ne sont pas nécessaires à l’exercice. Pourtant, elles sont présentes et parlent abondamment de l’attitude de la personne et des exigences qu’elle s’impose : suivre le groupe malgré un pas trop rapide, ne pas faire de pauses pour respecter un certain horaire, remettre à plus tard son bien-être, etc.

Le chemin, par l’exercice de la marge qu’il suscite, provoque cette mise à distance et fait en sorte que ce qui n’était pas perçu, parce que trop près de soi, apparaît soudainement avec évidence à celui qui sait l’entendre! D’où l’importance d’écouter, de faire une lecture juste du chemin, pour entendre les signaux du bon et du souffrant. Qu’ont-ils à dire de mes dynamiques relationnelles?
 

Le sanctuaire

Horizon du chemin, le sanctuaire est ce qui pointe au bout de la route du pèlerin. Au sens général, le sanctuaire est un lieu qui préserve et permet l’épanouissement. Qu’il s’agisse d’un sanctuaire animalier ou d’un sanctuaire préservant la végétation, le sanctuaire protège et favorise la vie. Sur le plan religieux, il est espace de sainteté : un lieu préservé, protégé du mal. Dans le christianisme, l’individu est invité à considérer son corps comme le sanctuaire de Dieu. Actuellement, l’image qui parle le plus à notre époque est certainement celle des villes-sanctuaires. Les migrants, fuyant une vie menaçante ou intolérable, cherchent un lieu où ils se sentiront en sécurité, accueillis et respectés dans leur intégrité. 

Ainsi, on distinguera le sanctuaire géographique – lieu à atteindre à l’issue du chemin – du sanctuaire intangible – espace de réponse à un appel qui transcende, prenant racine au cœur de l’être et l’attirant au-delà de lui. Bien que le premier soit concret et objectivable, le second demeure imprécis et s’élabore lentement à travers les apprentissages du chemin.
 

Les bienfaits de la marge

La marge est un espace de liberté offert par la mise à distance de ce qui est quitté. Par cette parenthèse, en marge de la réalité quotidienne, s’ouvre un univers de possibles qui ébranle et confronte les certitudes du pèlerin. Dans ce vide normatif 6, certains de ses comportements détonnent et résonnent. La marge lui permet d’apporter des nuances à tout ce qui semblait faire loi chez lui. De cette position, il voit le monde sous un autre angle. Il marche en marge des différences culturelles, spirituelles, économiques, sociales et politiques, hors des structures qui tendent à le définir et auxquelles il s’identifie. Son regard s’ouvre pour graduellement voir la vie autrement.

Durant les tout premiers jours de marche, la tendance est à l’émerveillement, pour soi, à la découverte de l’inconnu, surprenant, mais attendu. Extrait d’un cadre prévisible, électron libre parachuté dans la nouveauté, le pèlerin vit l’insécurité et la fébrilité de l’explorateur. Tout est à redéfinir. Cette expérience exacerbe certaines de ses peurs, l’obligeant à développer et mobiliser des compétences engourdies et parfois insoupçonnées. Mais cette marge, loin d’être un temps de retraite fermée, est un nouvel univers relationnel. Rapidement, ce temps de restructuration en quête d’un « qui suis-je » est mis à l’épreuve par la présence de l’étranger qui croise sa route. L’autre amène à remettre en question des « agirs », des croyances, des conceptions qui paraissaient immuables pour le pèlerin. Dans cet espace en perpétuel mouvement, le pèlerin se dépouille lentement de certains cadres qui le régissent et l’éteignent. Sans armure, sans masque, sans costume d’apparat, il se rend vulnérable à l’autre, appréciant d’accueillir et d’être accueilli tel qu’il est, sans jugement, sans attentes. Du choc des ressemblances et des différences nait une danse qui oblige le pèlerin à se repositionner en marge de la marge pour ne pas fusionner avec l’autre. Une danse qui l’invite à se définir avec encore plus de précision : « Suis-je moi-même quand je suis en relation? »

Cette mise à l’écart du pèlerin, zone d’épanouissement de sa propre marginalité, lui permet de s’observer avec distance, qui plus est de s’observer avec franchise, comme humain en relation. Dans cet espace de discernement, mentir serait mentir à soi-même. L’enjeu de vérité – parvenir à se dire en vérité – relève alors de l’ascèse. C’est-à-dire d’une discipline rigoureuse conduisant à persister dans cette posture d’accueil de la vérité : la sienne et celle de l’autre. La durée et la répétition de l’exercice pèlerin permettent ce travail. Le pèlerin s’y perçoit et s’y accueille sous un jour nouveau. Ce seront les premiers pas d’une lente transformation.

L’exercice pèlerin travaille à la distinction de l’humain pour en faire un sujet parlant, invité à se dire en vérité. Processus d’une reconstruction signifiante passant par la rencontre de l’autre, l’expérience de la marge met en évidence les chaînes et les ficelles qui attachent et retiennent le pèlerin, en l’extirpant de son quotidien. Continuellement dans une posture d’étranger, en marge de la marge, le pèlerin en cheminement renonce à assimiler l’autre en soi, à le dévorer pour en faire un « pareil » à lui-même. Dès lors, chacun peut advenir dans la conscience de soi, distincts appelés à vivre ensemble. <
 

Notes

1   Voir l’enquête de Michel O’Neill. La dernière mise à jour de cet ouvrage est disponible en ligne : https://jeunesreligions.org/lanneecharniere-letatdelamarchepelerinequebecoise-en2019/ (consulté le 3 avril 2020).

2   Fabienne Bodan. 2018. Guide des chemins de pèlerinage du monde. Cartographie, Morgane Gransard. Rennes, éditions Ouest-France.

3   Elena Zapponi, anthropologue spécialiste des chemins de Compostelle, y voit une spiritualité incarnée dont le croire passe par les pieds.

4   Francis Jauréguiberry et Jocelyn Lachance. 2016. Le voyageur hypermoderne; partir dans un monde connecté. Toulouse, éditions Érès, p. 17-19.

5   Alan E. Morinis. 1992. Sacred journeys: the anthropology of pilgrimage. Westport, Conn., Greenwood Press. p. 3.

6   Les anthropologues Victor et Edith Turner, fondateurs des études pèlerines, parlent du caractère « liminoïde » de l’exercice pèlerin pour qualifier cette absence de normes ou de règles spécifiques à la marginalité pèlerine.
 



Brigitte Harouni et Éric Laliberté sont co-fondateurs du centre d’accompagnement Bottes et Vélo – le pèlerin dans tous ses états! Tous les deux riches d’une carrière de plus de 25 ans en éducation, ils sont formés à l’accompagnement spirituel du pèlerin-randonneur et mènent des recherches actives dans le domaine.
 


 

Photos : Éric Laliberté
 




Commentaires



 

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8 avril 2021

Eric Laliberté,
je désire me procurer l'exercice pèlerin comment faire résidant en Belgique ?
bonne continuation
Pierre Genin pierregenin@skynet.be

Par Genin
1 août 2020

Pour commander le roman Le champ d'étoiles, il suffit de nous écrire à: infos@bottesetvelo.com
Au plaisir!

Par Éric Laliberté
1 août 2020

Eric, j’aimerais bien savoir où l’on peut se procurer ton livre ....le champ des ⭐️ étoiles......
Si c’est possible, je voudrais en acheter un.....

Par Jacinthe Belanger

Dernière révision du contenu : le 14 octobre 2020

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