Par Jean-Jacques Lavoie - 1er décembre 2019
Les réflexions à l’intersection du suicide et de la religion suscitent de nombreuses interrogations : le suicide est-il toujours condamné? Peut-on y déceler des nuances? Comment cette épineuse question est-elle abordée dans les textes sacrés? Après avoir proposé une réflexion sur le sens du mot suicide, l’auteur retrace les différentes conceptions qui émergent de la Bible et de l’histoire de l’Église.
Selon Albert Camus, « juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie » (1942, p. 15). À cette question, que répond la Bible? Suppose-t-elle une obligation absolue de vivre? Étonnamment, nous allons voir que la Bible ne présente pas une réponse unique à cette question. Toutefois, avant de présenter quelques textes bibliques, il convient de réfléchir brièvement sur le mot « suicide », puisque le choix même d’une définition exprime déjà une prise de position.
Le sens du mot « suicide »
La première remarque qui s’impose, c’est que le mot « suicide » et le verbe « se suicider » n’existent pas dans la Bible, ni en hébreu ni en grec. Étymologiquement, se suicider vient du latin sui coedere, « se tuer ». Bien entendu, le sens d’un mot ne se réduit pas à son étymologie. Néanmoins, on peut admettre que la définition la plus simple du suicide et la plus respectueuse de l’étymologie est la suivante : mettre volontairement un terme à sa propre vie, quels que soient les moyens pour y parvenir, les circonstances ou les intentions. D’aucuns jugeront peut-être que cette définition est irrecevable puisqu’elle ne permet pas de distinguer l’acte de se donner la mort de l’acte d’offrir sa vie. Suivant une telle définition, la mort de Jésus peut être considérée comme une forme de suicide, tout comme la mort de Judas. C’est pourquoi plusieurs auteurs ont dressé des typologies fondées sur les significations du suicide. Deux exemples suffiront ici à illustrer la complexité du propos. Le premier est tiré de l’étude de Durkheim (1981 [1897]), qui distingue quatre situations sociales propres à provoquer le suicide : le suicide égoïste, altruiste, anomique et fataliste. Le second provient de l’essai de Baechler (1975), qui distingue quatre genres principaux de suicides parmi lesquels on compte onze types : les suicides escapistes (fuite, deuil, châtiment), agressifs (vengeance, chantage, appel), oblatifs (sacrifice, passage) et ludiques (ordalie, jeu).
La question du suicide est donc plus complexe que ce que l’on présuppose trop souvent. Quant à la Bible, elle réserve quelques surprises à ceux et celles qui croient que le suicide y est fermement condamné.
Les suicides dans le Premier Testament
L’opinion générale est que la loi mosaïque ne prévoit rien de manière explicite contre le suicide parce qu’elle le suppose inclus dans la prohibition qui vise l’homicide (Exode 20,13). Cette opinion est discutable, car la Bible comprend de très nombreux interdits, parfois sur des points de détail plutôt particuliers. Or, aucune loi dans la Bible ne fait mention du suicide, alors qu’y sont relatés plusieurs cas de suicide.
Abimèlek demande à son écuyer de le tuer en signe de protestation contre le fait d’avoir été blessé par une femme (Juges 9,52-54). Or, le narrateur ne porte aucun jugement sur ce suicide par blessure d’amour-propre; il se limite à deux commentaires : cette mort prématurée est une malédiction divine (Juges 9, 56-57) et elle est d’autant plus honteuse qu’elle est causée par une femme (2 Samuel 11,21)! Le suicide de Samson est perçu non seulement comme un acte de vengeance, mais plus encore comme le résultat de la volonté divine puisqu’il est l’accomplissement de sa prière (Juges 16,26-30). Saül et son écuyer se suicident en se laissant tomber sur la pointe de leur épée sous prétexte d’éviter l’affront d’être blessés par des incirconcis (1 Samuel 31,3-6). La seule remarque posée par le narrateur porte sur les conséquences politiques de ces morts : les Philistins prirent les villes des Israélites (1 Sam 31,7)! Aucun jugement n’est donc posé sur ces deux suicides qui expriment un acte de liberté. Athiopel se pend pour avoir été simplement contrarié (2 Samuel 17,23). En précisant que son corps ne fut pas laissé sans sépulture, ce qui représentait une véritable malédiction (Jérémie 16,4), le narrateur ne porte aucun jugement négatif sur ce suicide par frustration. Zimri, voyant que la ville est prise, décide de se suicider (1 Rois 16,18). La mort de Zimri est certes perçue par le narrateur comme la conséquence de son péché (1 Rois 16,19), mais force est de constater qu’aucune allusion n’est faite à l’acte du suicide et que celui-ci, en tant qu’ultime geste de liberté, n’est pas en soi condamné.
On notera que les récits qui rapportent ces suicides ne présupposent aucune croyance en un au-delà désirable et bienheureux. Or, malgré le fait que l’éthique reflète dans ses prescriptions la conception qu’elle présuppose de la mort, il n’en demeure pas moins vrai que la foi en la résurrection, qui fera son apparition autour du deuxième siècle avant notre ère (2 Maccabées 7 et Daniel 12,1-3), n’amènera pas automatiquement une loi interdisant le suicide. En réalité, il y a même davantage de suicides à l’époque qui voit naître la foi en la résurrection; c’est ce que nous montrent les livres des Maccabées et celui de Daniel. Le premier suicide est raconté en 1 Maccabées 6,42-46 : pour sauver son peuple et acquérir un nom immortel, Eléazar cherche sa propre mort sous l’éléphant cuirassé. Or, ce suicide héroïque n’est nullement condamné. Bien au contraire! Il en va de même pour 2 Maccabées 14,37-46 qui raconte dans les détails comment Razis se suicide avec noblesse. Dans ce dernier cas, comme dans celui de Saül et de son écuyer, la liberté vis-à-vis de la mort glorifie même la condition humaine. Selon la typologie des significations du suicide vue ci-dessus, le cas d’Eléazar, « préférant une mort glorieuse à une vie infâme » et dont la mort est identifiée comme un « exemple de noble courage et un mémorial de vertu » (2 Maccabées 6,18-31), pourrait être qualifié de suicide oblatif. La même remarque vaut pour la mort héroïque des sept frères et de leur mère, racontée en 2 Maccabées 7,1-42, et pour celle des docteurs du peuple, évoquée en Daniel 11,32-35.
Vie et mort chez les sages
Il est vrai que, dans la Bible, le couple vie-mort exprime habituellement une opposition entre la bénédiction et la malédiction (Deutéronome 30,19). Il est également vrai que l’antithèse entre la vie et la mort est habituellement l’occasion pour le sage d’inviter à choisir la vie (Proverbes 11,19; 12,28; 13,14; 14,27; 15,24; etc.). Cependant, sans jamais prôner explicitement le suicide, comme le faisaient les stoïciens, certains sages de la Bible reconnaissent que, dans certains cas, la mort est préférable à la vie.
C’est par exemple le cas de Qohélet qui, en 4,1-3, déclare que non seulement la mort est inévitable, mais qu’elle est aussi enviable, car elle seule libère des larmes, de l’exploitation et de la violence. À ce sujet, les structures inhumaines des sociétés ne sont-elles pas en partie responsables de maints suicides? En 6,3, Qohélet précise qu’il vaut mieux être mort-né que d’avoir une vie sans être « rassasié de bonheur ». Mais qui donc peut se dire rassasié de bonheur? Ben Sira rappelle lui aussi que la vie ne mérite pas d’être vécue à n’importe quel prix. Selon lui, « mieux vaut mourir que mendier », car la vie d’un mendiant « ne saurait passer pour une vie » (40,28-29). Selon lui, « mieux vaut la mort qu’une vie amère / et le repos éternel qu’une maladie persistante » (30,17; cf. aussi 41,2). Avec ce dit de préférence, Ben Sira est encore plus radical que Lemôël, car celui-ci juge qu’il faut donner « de la bière à celui qui périt / et du vin à celui qui est rempli d’amertume », car ainsi « il oubliera sa misère / et sa peine il ne s’en souviendra plus » (Proverbes 31,6-7). Cet usage des boissons alcoolisées à des fins compassionnelles ou thérapeutiques n’avait rien d’inusité dans l’Antiquité.
Bien entendu, dans nos sociétés laïques, il serait naïf de croire que la Bible peut servir de fondement aux enjeux éthiques contemporains relatifs au mourir, à la mort, au suicide et à la vie jugée misérable; cette croyance serait non seulement naïve, mais aussi impertinente, car il est évident que nous vivons dans un monde où l’éthique est affranchie de l’enseignement biblique. Cela étant dit, les personnes estimant qu’il faut toujours promouvoir la vie, peu importe les circonstances, ne devraient-elles pas méditer davantage sur ces quelques textes bibliques, qui reconnaissent qu’il y a des situations où la vie ne vaut pas la peine d’être vécue et où la mort peut être plus humaine et avoir plus de sens que la vie?
Le suicide chez les premiers chrétiens
Le Nouveau Testament parle peu de suicide. Il y a le cas de Judas, dont les deux récits sont contradictoires (Matthieu 27,5 et Actes 1,18). Cependant, dans ces deux récits, on reconnaît que Judas est l’instrument indispensable de la Rédemption sans qui ne pouvaient s’accomplir les Écritures!
En ce qui concerne Jésus, le Nouveau Testament présente plusieurs interprétations de sa mort. Toutefois, à la lumière de Jean 10,11, qui déclare que « le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis », la mort de Jésus ne peut-elle pas être interprétée comme un suicide oblatif? Il est vrai que c’est l’amour d’autrui qui en est le motif, mais qui donc peut dire où commence et finit l’amour? Ne peut-on pas dire que le désespoir qui prit possession de Judas fut à la taille de l’amour qu’il portait pour Jésus? Ne peut-on pas dire d’une mère de famille, devenue impotente à vie et qui par le suicide évite de réduire les siens à la misère économique, qu’elle a agi par amour?
Quelles que soient les réponses que l’on peut donner à ce genre de questions que l’on pourrait facilement multiplier, il est notoire que, dès le deuxième siècle, la martyrologie chrétienne est fondée sur l’imitation du Christ et sur une théologie de la rétribution (Ignace d’Antioche, Lettres aux Magnésiens 5,2; Lettres aux Romains 4,2; 5,3; etc.). Toutefois, contrairement aux chrétiens qui érigent très tôt les martyrs en figures fondatrices de l’Église, les Romains, eux, jugent que ces chrétiens, qui préfèrent la mort à la vie, adoptent une attitude déraisonnable et un comportement suicidaire (Justin, Apologie des chrétiens 2,1-4,4; Lucien de Samosate, Sur la mort de Peregrinos 12; Origène, Contre Celse 8,54.65; etc.). Force donc est de constater que les divergences de points de vue sur celui ou celle qui choisit la mort au lieu de la vie ne datent pas d’hier.
Pour ne pas conclure…
Il faut attendre Augustin pour voir apparaître la première dénonciation en règle du suicide (Cité de Dieu 1,17-28), lequel est qualifié d’homicide contre soi-même, de façon à le distinguer du geste de celui qui offre sa vie pour les autres, geste non seulement admis, mais recommandé. Par la suite, l’argument principal des chrétiens sera emprunté à la théologie de la création : en attentant à ses jours, l’être humain dispose d’un bien qui ne lui appartient pas, mais qui lui a été confié sous forme de talents à faire fructifier, et sur quoi Dieu réclamera des comptes (Matthieu 25,14-30). Cet argument sera étayé par un second, fourni par la théologie de la rédemption : comme le croyant vit et meurt pour le Seigneur et non pour lui-même (Romains 14,8), celui qui se retire volontairement la vie la vole à la mission qui lui a été confiée. Le reste de l’histoire est mieux connu : à partir du Concile d’Orléans, en 533, l’Église refuse les obsèques religieuses à la personne morte par suicide. Depuis quelques années, l’attitude du clergé à l’égard des suicidés a commencé à changer, mais cette histoire pourrait faire le sujet d’un autre article.
Références
Augustin, La cité de Dieu. Livres I-V, introduction générale et notes par G. Bardy, traduction française de G. Combès, Paris, DDB, 1959.
Baechler, Jean, Les suicides, Paris, Calman-Lévy, 1975.
Camus, Albert, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942.
Durkheim, Émile, Le suicide, Paris, PUF, 1981 [1897].
Ignace d’Antioche, Polycarpe de Smyrne, Lettres. Martyre de Polycarpe, texte grec, introduction, traduction et notes par Pierre Thomas Camelot, Paris, Cerf, 2007.
Justin, Apologie pour les chrétiens, introduction, texte critique, traduction et notes par Charles Munier, Paris, Cerf, 2006.
Lucien, Œuvres. Opuscules 55-57, texte établi et traduit par Émeline Marquis, Paris, Les Belles Lettres, 2017.
Origène, Contre Celse, Tome IV (Livres VII et VIII), introduction, texte critique, traduction et notes par Marcel Borret, Paris, Cerf, 1969.
Jean-Jacques Lavoie est professeur titulaire au département de sciences des religions de l’Université du Québec à Montréal. Ses intérêts de recherche sont nombreux : la Bible, notamment les textes sapientiaux, le judaïsme, la mort dans les traditions religieuses dites abrahamiques, les enjeux méthodologiques et herméneutiques en exégèse et la traductologie. Il est l’auteur de deux livres : La pensée du Qohélet. Étude exégétique et intertextuelle, Montréal, Fides, 1992 et Qohélet. Une critique moderne de la Bible, Montréal-Paris, Médiaspaul, 1995.