Le suicide assisté comme convocation de la spiritualité

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Par Dominique Jacquemin - 1er décembre 2019

Dans les pays où cette pratique est légale, une demande de suicide assisté devrait s’accompagner d’une profonde réflexion éthique et spirituelle. Il n’en est cependant pas toujours ainsi. Au-delà du respect de l’autonomie de la personne souffrante, il est fondamental, selon l’auteur, de questionner l’horizon de sens de tous ceux et celles qui sont impliqués dans la démarche ainsi d’ailleurs que les soubassements spirituels de nos sociétés!

 
Le suicide assisté, en tant que demande d’une personne en situation de souffrance et aide apportée par un tiers, convoque la réflexion éthique, que ce soit dans l’évaluation même de la démarche sollicitant au minimum deux personnes, mais également au niveau d’une réflexion de société si on considère la signification même de la demande, certes trace d’une requête d’autonomie, mais signe également d’une relative solitude face à la dégradation physique ou psychique des conditions de l’existence. Cette réflexion éthique s’avère certes centrale pour appréhender ce dont il est question dans la dimension individuelle et collective du suicide assisté, mais reste, de mon point de vue, insuffisante si elle se cantonne à la convocation des seuls critères d’autonomie, de bienfaisance, de non-malfaisance pour « juger » de ce dont il est question. En deçà – ou plutôt au cœur de l’évaluation – se glisse une réelle dimension spirituelle pensée ici comme « clé de voûte» de l’existence se trouvant ébranlée, tant dans sa signification que dans son expérience.
 

Une question de société

Le suicide assisté n’est pas poursuivi, en Suisse, « s’il obéit à des motifs honorables », c’est-à-dire s’il n’est pas sous-tendu par un intérêt de la part de la personne qui accordera son aide en mettant à disposition les produits létaux nécessaires. Que signifie cette « honorabilité » lorsqu’on constate que la majorité des demandes émanent de personnes âgées plutôt que de personnes en situation de maladie incurable à pronostic fatal2? Ne pas avoir d’intérêt à la mort de l’autre et pourtant lui en offrir l’opportunité : ne serait-ce pas, en toute honnêteté, reconnaître que la vie d’autrui n’a « plus d’intérêt » et qu’il est légitime de lui accorder ce qu’il demande : la mort? Sans stigmatiser une demande singulière – car c’est toujours bien au niveau de la singularité d’une situation qu’il s’agira de se positionner d’un point de vue éthique – ne se trouve-t-on pas ici devant une question spirituelle de société, celle qu’évoque le pape François lorsqu’il parle d’une « culture du déchet3 »? Le risque existe de nos jours qu’au nom du seul respect de l’autonomie d’une personne souffrante, on ne puisse plus questionner l’horizon de sens, les soubassements spirituels d’une société qui, à travers le suicide assisté, sans l’interroger dans ses racines profondes, reconnaît à l’humain le droit d’affirmer que sa vie n’a plus de sens et mérite la mort. Or, s’agit-il réellement d’autonomie, de culture de la liberté dans cette typologie de demande de mort ou s’agit-il, en même temps ou principalement, d’une détresse profonde dont, d’une certaine manière, une société pourrait se satisfaire en répondant positivement à la demande? La prise en considération de la dimension spirituelle en jeu dans cette situation est en mesure, fut-ce partiellement, de répondre à cette question. C’est ce que nous aimerions esquisser comme réflexion en nous arrêtant à la personne en demande et à celle qui apporte son aide.
 

Du côté de la personne en demande

La personne sollicitant une demande d’aide à mourir se trouve tout d’abord dans une situation paradoxale de « bonne mort » car c’est à travers la mort qu’elle va paradoxalement redonner sens à sa vie devenue « invivable » physiquement ou psychiquement. En termes spirituels, le mouvement de l’existence4 va retrouver sens, signification en y mettant fin : c’est en sollicitant une aide à mourir de la part d’autrui que je vais restaurer la signification d’une « vie digne ». D’une certaine manière, on pourrait dire qu’il existe une contradiction dans les termes : redonner sens à un parcours de vie par la mort qui y met un terme. C’est en cela, me semble-t-il, qu’il importe tout d’abord de s’interroger sur la liberté de discernement de la personne en situation de demande, surtout lorsqu’on sait que « la recherche en matière de suicide a amplement démontré que le désir de mort est plutôt l’expression d’une situation de crise existentielle que le résultat d’une demande objective et éclairée5 ». Pour qu’une demande soit effectivement le lieu de la liberté du sujet, il ne suffit pas d’affirmer et de vérifier l’autonomie, mais ouvrir, en termes de signification et d’expérience vécue par la personne, ce qu’il en est de la demande elle-même : de quoi est-elle le signe, de quelle typologie de souffrance si la spiritualité comme mouvement d’existence renvoie conjointement au corps, à la vie psychique, à une dimension éthique et à un horizon transcendant, voire religieux pour certains. D’autres parleront ici de souffrance globale. Une décision engageant la mort s’inscrit dans tout ce qui tisse la vie d’une personne et y concéder renvoie à la nécessité de comprendre au mieux comment les différentes dimensions de l’existence, dans leur enchevêtrement toujours complexe, se trouvent radicalement remises en cause – au point de l’insignifiance elle-même – pour valoir la mort. Il ne faudrait pas, me semble-t-il, que ce qui se trouve revendiqué comme ultime liberté ne soit que la manifestation d’une détresse profonde non reconnue, non accompagnée.
 
Comme nous l’avons mentionné par ailleurs6, notre position n’est pas de dire qu’aucune demande de mort de ce type ne puisse renvoyer à un exercice réel de la liberté; nous nous interrogeons simplement sur une certaine facilité à y concéder parce que ce dont il est réellement question ne se trouve ni dit, ni pensé et dès lors non accompagné, en d’autres mots la dimension réellement spirituelle de la demande et de la crise qui la sous-tend. C’est ce qu’ont bien montré certains soignants réfléchissant au rôle de l’infirmier face au suicide assisté : « De plus, un questionnement spirituel, refoulé ou non pendant l’existence, peut émerger et pourrait être pour certaines personnes un soutien7. » Or, c’est à ce niveau profond que doit s’inscrire la liberté de la demande – et non au niveau d’une seule autonomie revendiquée – et force est de constater que les conditions sociales d’existence rendent peu à même non seulement ce type d’interrogation, mais également la mise à disposition de moyens réels pour soutenir une vie spirituelle questionnée, remise en cause par la maladie, le handicap, le vieillissement, la dépendance, etc.
 

Du côté de la personne aidante

L’importance de la dimension spirituelle est aussi à envisager du côté de la personne sollicitée pour fournir une aide au suicide; nous pensons certainement aux professionnels soignants, mais également à l’entourage proche qui, d’une manière ou l’autre, se trouve « invité » explicitement ou implicitement à consentir à l’acte et à sa signification. Un premier niveau de questionnement peut être investi par la problématique de la conscience personnelle toujours sollicitée dans l’accord donné à l’aide demandée. Si « la conscience morale est le centre d’un mouvement à double sens, d’un mouvement « dialectique » dans lequel il s’agit de s’approprier des principes dans une situation, mais en même temps de critiquer et de discerner, à la lumière de la tradition, l’enjeu essentiel d’une situation8 », il est manifeste de notre point de vue que la vie spirituelle de l’aidant se trouve sollicitée dans le soutien qui lui est demandé et dans la décision qu’il prendra ou non d’y répondre. Tout comme pour la personne demanderesse, sa liberté se trouve engagée au niveau spirituel, comme c’est également dans cette dimension qu’il pourra être mis à mal s’il n’y est pas attentif; c’est le thème bien connu maintenant de la souffrance morale et spirituelle9.
 
Mais c’est au niveau de son rôle d’accompagnement que la problématique se pose de manière accrue : « Dans ce contexte, le soignant doit également être capable d’aborder les questions de la spiritualité du patient afin d’identifier ses croyances et besoins et de l’accompagner en respectant ses volontés et ses choix10. » Si la question est d’importance, c’est bien parce qu’elle ouvre à la problématique des compétences nécessaires pour un accompagnement spirituel, compétences que n’ont généralement pas les soignants, plutôt mal à l’aise face à ce pan du soin relevant cependant de leur responsabilité professionnelle. Il s’agit d’avoir la capacité d’évaluer la demande d’un patient dans ses dimensions médicales, paramédicales, psychosociales et spirituelles. Or, cette compétence en termes de spiritual care11 relève d’un enjeu éthique : comment exercer une juste présence professionnelle auprès de la personne, l’accompagner dans sa propre demande où elle me requiert si je n’ai pas les moyens, les outils pour le faire? Et ceci, sans parler des moyens dont le professionnel dispose ou non pour comprendre à quelles dimensions de son existence il se trouve sollicité par la demande, sollicitation qu’il se doit bien souvent d’assumer dans la solitude. Or, peut-on réellement accompagner seul ce type de demande de mort? C’est là encore une autre question si le spiritual care représente d’abord une démarche d’équipe. Toujours est-il que, de mon point de vue, une éthique du suicide assisté convoque impérativement des compétences spirituelles en vue d’y répondre au mieux.
 

La question reste difficile…

Ce ne sont là que quelques réflexions d’ordre général. Si, d’une certaine manière, elles ouvrent à la problématique de la « fatigue d’être soi12 » et d’un épuisement du sens de plus en plus acceptés socialement comme un motif légitime de mort, elles indiquent surtout la nécessité d’un questionnement spirituel pour ne pas passer à côté de ce qui, à travers cette dernière, se trouve demandé et parfois offert. Et c’est en développant les compétences spirituelles nécessaires pour pouvoir partager ce type de questionnement avec autrui qu’il sera possible de s’assurer d’un accompagnement éthique de cette difficile question, même si cet accompagnement reste une sorte de « palliatif » au regard des conditions sociales d’existence qui, pour certains, ne voient d’issue que dans une aide au suicide.
 

Notes

1   Burdin Léon, Parler la mort. Des mots pour la vivre, Paris, Desclée de Brouwer, 1996.
 
2   Rossier Yves, « Le débat suisse sur les organisations d’aide au suicide », Études, 2012/2, Tome 416, p. 188.
 
3   Pape François, Laudato si’, n°59.
 
4   Jacquemin Dominique, « Directives anticipées et récit de vie : de la normativité sociale à la spiritualité », Revue théologique de Louvain, 2017, fasc 1, p. 64-84.
 
5   Rossier Yves, op. cit., p. 192.
 
6   Rodrigues Paulo, Jacquemin Dominique, « Peut-on mourir sans rites? À propos de l’euthanasie et de la sédation », Médecine palliative, n°17, 2018, p. 43-49.
 
7   Len Sarah, Nielsen Julie, Santos Marques Diana Raquel, L’infirmier face au suicide assisté : valoriser le bien-être, Travail de Bachelor, Haute école de santé Genève, juin 2018, p. 12.
 
8   Malherbe Jean-François « L’honneur de Dieu et l’intelligence de l’homme », Louvain, mai 1990, p. 31.
 
9   Jacquemin Dominique, « La réflexion éthique : une ouverture au sens de l’action et « au spirituel »? Enjeux et difficultés », Ethica Clinica, n°91, 2018, p. 12-16.
 
10   Len Sarah, Nielsen Julie, Santos Marques Diana Raquel, op. cit., p. 16.
 
11   RESSPIR, Spiritual Care I. « Comment en parler en français? Des concepts pour des contextes », ainsi que le second tome Spiritual Care II. « La parole aux professionnels sur le terrain », Montpellier, Sauramp médical, 2019.
 
12   Erhenberg, Alain, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
 



Dominique Jacquemin est infirmier, prêtre, théologien et docteur en santé publique, porteur d’une habilitation à diriger des recherches (HDr) en éthique. Responsable du réseau RESSPIR (réseau soins, santé, spiritualités), il est professeur à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain et professeur associé au Centre d’éthique médicale de l’Université catholique de Lille.
 



Jalons éthiques et théologiques pour une pratique du soin

JACQUEMIN, Dominique 
Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2019, 212 pages


Commentaires



 

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19 juin 2021

Avant d en faire une dissertation.........établissons d abord un simple fait---Quand on parle de vie et de mort.....tout se chamboule rapidement. Dans le fond on devrait mettre d avant ---La dignité de la personne ou sa valeur d être ...Mais point a la lettre ????Pourquoi l État dépense des milliards en soins de santé pour saver des vies ........alors que lsimultanément il en dépense davantage pour aller tuer d autres vies sous le faux prétexte du statut de la guerre....Conclusion-- quand l État s emmêle trop on s en *****e tous!

Par Dany Savoie

Dernière révision du contenu : le 17 mai 2021

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