Par Marie-Ève Picard - 1er décembre 2019
Les médecins apparaissent extérieurement parmi les plus choyés au sein de nos sociétés occidentales. Cependant, la culture de performance dans laquelle ils doivent constamment évoluer engendre de nombreuses répercussions sur leur qualité de vie et leur santé. L’auteure démontre que cette culture peut aller jusqu’à susciter chez eux des idées suicidaires.
Bien que, selon les études, la santé physique des médecins soit meilleure que celle de la moyenne de la population, le risque de maladie mentale et de suicide chez ces professionnels est considérablement plus élevé (Elliot, Tan, Norris, 2010). Depuis quelques années, le suicide chez les médecins attire de plus en plus l’attention, et ce, autant en Australie, en Grande-Bretagne, aux États-Unis qu’au Canada. Des études indiquent que les médecins se suicident à une prévalence plus élevée que la population en général. Plus précisément, la prévalence de ce problème est 1 à 1,5 fois plus élevée chez les hommes, et 2 à 4 fois plus élevée chez les femmes (Eckleberry-Hunt et Lick, 2015). On avance alors des hypothèses sur les raisons pour lesquelles ce problème semble de plus en plus important. De nos jours, les médecins sont confrontés à des changements sans précédent dans leur environnement de travail. Entre autres, le profil des patients rend la pratique de plus en plus complexe et l’introduction rapide de nouvelles technologies et de techniques rend les conditions de travail laborieuses pour plusieurs (Kuhn et Flanagan, 2016). Nous savons aussi qu’une combinaison d’un environnement de travail difficile et des traits de personnalité communs aux médecins peuvent entraîner des niveaux élevés de stress et d’épuisement professionnel (Elliot et al., 2010). À leur tour, le stress et l’épuisement peuvent générer un état dépressif et parfois même conduire au suicide. Voyons alors ces raisons les unes après les autres.
Une pratique médicale soumise à des transitions constantes
L’évolution rapide des moyens de communication et de diffusion de l’information ainsi que l’avancement des technologies transforment la médecine à une vitesse fulgurante. De nouvelles techniques ou de nouvelles données sont diffusées rapidement par les moyens de communication que nous connaissons aujourd’hui. Toutes ces connaissances sont à maîtriser et peuvent engendrer un stress et une surcharge de travail chez les médecins. Par exemple, l’introduction généralisée du dossier de santé électronique (DSE) accroît souvent le fardeau de la documentation et réduit le temps consacré à la conversation personnelle et aux relations avec les patients et leur famille (Kuhn et Flanagan, 2016). De nombreux médecins ont des difficultés, dans ce contexte, à trouver le sens de leur pratique ou à apprécier la relation patient-médecin qui était traditionnellement un privilège de la médecine.
Aussi, les transitions démographiques et épidémiologiques complexifient les contextes de pratique et les tableaux cliniques. Des malades viennent d’horizons divers et consultent avec des référents culturels différents. Les médecins doivent composer avec des profils génétiques et des maladies ou problèmes de santé éloignés de ce qu’ils ont l’habitude de rencontrer et de traiter. La complexité des situations de soins et cette nature changeante des problèmes de santé requièrent chez les médecins des capacités d’adaptation et de vastes connaissances et expertises. Faire face à l’inconnu ou ne pas se sentir à la hauteur de la tâche demandée peut engendrer un stress et une pression chez le professionnel de la santé.
Retenons encore que la médecine est une discipline qui respecte les normes d’excellence et qu’elle soutient souvent une culture de performance. Il n’existe ici aucune tolérance pour les erreurs (Kuhn et Flanagan, 2016). Des quêtes de perfection, de contrôle et de succès à travers la guérison se retrouvent souvent chez ces praticiens. Ces quêtes riment mal avec les erreurs et les échecs que l’on rencontre couramment dans les systèmes de santé. On indique même que la formation des médecins et une culture médicale les conduisent à se sentir surhumains et les rendent incapables de demander de l’aide (Eckleberry-Hunt et Lick, 2015). Les médecins apprendraient à se sacrifier et à se réprimer. Ils développeraient un perfectionnisme, une attention compulsive portée aux détails, et un sens du devoir exagéré. Ces qualités peuvent expliquer pourquoi ils sont réticents à demander de l’aide en situation de détresse psychologique. La vulnérabilité rime mal avec la pratique de la médecine et le médecin suicidaire représente l’antithèse d’une image héroïque teintée de force et d’invincibilité largement cultivée au XXe siècle (Legha, 2012). Même si des tentatives cherchent à mitiger cette représentation dominante et à accepter la fragilité des hommes et des femmes dissimulés sous les sarraus, le souci de perfection et l’inconfort lié à la vulnérabilité empêchent encore de considérer pleinement le suicide chez les médecins dans nos sociétés (Legha, 2012).
Des organisations de travail pathogènes
À notre époque, les entreprises font face à une concurrence économique toujours plus grande et doivent réagir pour se tirer d’affaire, prospérer, survivre, gagner parfois, et même en écraser d’autres. Le lean management fait partie de ces outils pour y arriver. Il est reconnu mondialement comme une réponse ou un mode d’organisation du travail dont la particularité est de neutraliser tous les temps morts au sein du processus d’une production en juste-à-temps (Coupaud, 2016). Destinée au départ à l’industrie manufacturière automobile, sa conceptualisation par des chercheurs américains dans les années 1980 l’a rendu potentiellement applicable dans d’autres secteurs d’activité. De nombreux centres hospitaliers ont ainsi adopté ce type d’organisation afin d’améliorer leur rendement économique et leur performance de gestion. Le succès de l’initiative est toutefois à nuancer, sachant que des impacts négatifs se révèlent à moyen terme sur la santé et la sécurité des travailleurs (Coupaud, 2016). Les conséquences sur la santé des employés contrarient la performance financière et les gains en productivité des entreprises en faisant grimper l’absentéisme, les accidents du travail et les maladies professionnelles. Les conditions de travail des employés sont de plus en plus astreignantes, et les pressions psychosomatiques relatives à la rentabilité du travail de plus en plus fortes. Kato (2013) avance même que ce phénomène lié à la mondialisation économique a pour conséquence l’augmentation du taux de suicide chez les travailleurs au Japon.
D’une organisation à l’autre, ce serait ainsi du pareil au même. Des médecins vivent eux aussi des restrictions matérielles et de temps pour assurer un certain rendement. Souvent, la pression de la production réduit le temps consacré à des conversations constructives avec les patients, les familles, et peut compromettre la sécurité des patients (Kuhn et Flanagan, 2016). Des exigences du travail peuvent réduire le temps disponible pour enseigner aux étudiants en médecine et limiter les possibilités d’auto‑apprentissage, de réflexion et de formation continue. Eckleberry-Hunt et Lick (2015) indiquent à ce titre que les idées suicidaires sont associées à des heures de travail plus longues, à un plus grand nombre d’appels téléphoniques et à la perception d’avoir commis des erreurs majeures dans l’exercice de la médecine. Les idées suicidaires sont également fortement corrélées à la détresse émotionnelle, à la dépression et à l’épuisement professionnel qui peuvent découler de la surcharge de travail. En plus, les sacrifices personnels nécessaires pour fournir des services suffisants peuvent engendrer des sentiments de privation ou de victimisation si le sacrifice de soi est extrême. Les médecins nient régulièrement leurs besoins personnels. Ils se privent par exemple de sommeil, négligent leur alimentation au cours de leur formation et dans leur pratique en raison d’une charge de travail trop importante (Kuhn et Flanagan, 2016).
En résumé, le contexte sociétal dans le lequel on vit nourrit favorablement des transitions et des défis conséquents pour les praticiens de la médecine. À cela s’ajoute une culture professionnelle qui n’est pas tendre avec ses membres. Si l’on considère l’historique culturel et l’environnement social propre à la discipline médicale, et qu’on ajoute les effets d’une certaine mondialisation sur la pratique, on constate alors qu’au cours des dernières années, les médecins occidentaux ont été et sont encore exposés à un milieu de travail exigeant et stressant. Le suicide chez les médecins n’est pas un problème individuel et il est temps de reconnaître que l’éducation médicale, les établissements hospitaliers et les communautés partagent la responsabilité de maintenir la santé de leurs médecins. Selon Kuhn et Flanagan (2016), la stratégie visant à améliorer le bien-être des médecins doit comporter plusieurs niveaux : individuel, institutionnel et national. Les causes indirectes précédemment évoquées doivent être considérées dans ces stratégies et une reconnaissance sociale des problèmes de santé mentale des médecins doit certainement être un premier pas.
Références
Coupaud, M. (2016). Mondialisation, conditions de travail et santé. Économies et finances. Université de Bordeaux, Bordeaux, France.
Eckleberry-Hunt, J. et Lick, D. (2015). Physician Depression and Suicide: A Shared Responsibility. Teaching and Learning in Medicine, 27(3), 341-345.
Elliot, L., Tan, J. & Norris S. (2010). The Mental Health of Doctors: A Systematic Literature Review. Beyondblue: The National Depression Initiative, 144 p.
Kato, S. (2013). « La dépression liée au travail au Japon à l’époque de la mondialisation » Perspectives Psy, 52 (4), 340-348.
Kuhn, C.M. et Flanagan, E.M. (2017). Self-care as a professional imperative: physician burnout, depression, and suicide. Can J Anesth/J Can Anesth, 64, 158-168.
Legha, R.K. (2012). A History of Physician Suicide in America. J Med Humanit, 33, 219-244.
Marie-Ève Picard est étudiante à la maîtrise en santé publique à l’Université Laval. Détentrice d’un baccalauréat en sciences infirmières, elle a débuté sa carrière sur une unité de soins intensifs pour ensuite poursuivre comme infirmière de dispensaire dans le Grand Nord québécois. Présentement, elle est à l’emploi du CIUSSS de la Capitale-Nationale et œuvre en première ligne dans les groupes de médecine familiale.