Par Cécile Bardon - 1er décembre 2019
L’auteure présente un texte qui vise à comprendre le suicide et la souffrance qui l’accompagne. On y fait entre autres état des données récentes sur ce phénomène au Québec, ainsi que des facteurs de risque et de protection reconnus comme étant associés au suicide. Certains modèles théoriques permettent de comprendre comment une personne en vient au suicide et soutiennent de ce fait les pratiques pour le prévenir.
Qu’est-ce que le suicide?
Le suicide est aussi ancien que les traces écrites laissées par la civilisation humaine. Il fait partie de l’histoire, de la culture, il est inscrit dans des œuvres artistiques majeures et a fait l’objet de fascination ou d’interdit à travers différentes époques. Les humains se sont toujours questionnés sur le suicide, ses causes, ses conséquences et son rôle dans la société. De nos jours, le suicide est associé à la détresse et aux troubles de santé mentale à la fois par la recherche et par les milieux d’intervention. La prévention du suicide est considérée comme un objectif clinique et de santé publique majeur, qui implique des acteurs à tous les niveaux de la société (politique, médical, social, communautaire, recherche). Lorsqu’on parle de suicide dans ce contexte, on inclut les décès par suicide, les tentatives de suicide et les idéations suicidaires.
Le suicide au Québec au XXIe siècle
Au Québec, après avoir connu un pic dans les années 1990, les décès par suicide ont reculé de façon continue depuis presque 20 ans. Les dernières données disponibles indiquent qu’en 2016 (dernière année pour laquelle les données sont publiées), 1 046 personnes se sont enlevé la vie, ce qui représente un taux de 12,1 par 100 000 personnes. Actuellement, les taux de suicide augmentent avec l’âge, et les personnes chez qui le taux est le plus élevé sont les hommes entre 50 et 64 ans. Les hommes présentent un taux de suicide de 18,6 pour 100 000 et les femmes un taux de 5,7 pour 100 000. La réduction des taux de suicide n’est pas égale pour tous les groupes, avec celui des jeunes hommes (15-19 ans), des hommes plus âgés (50 à 64 ans) et des femmes demeurant stables depuis une dizaine d’années.
Les tentatives de suicide sont plus difficiles à comptabiliser que les suicides complétés puisqu’une proportion importante de personnes ayant fait une tentative non médicalement dangereuse ne font pas appel aux services de santé et leur vécu n’est donc pas documenté. L’enquête québécoise sur la santé de la population la plus récente (2014-2015) montre que 0,4 % des personnes de 15 ans et plus rapportent avoir fait une tentative de suicide dans les 12 derniers mois. De façon générale, les femmes font plus de tentatives de suicide que les hommes et les hospitalisations pour tentative de suicide semblent augmenter légèrement chez les jeunes depuis quelques années. Il n’existe actuellement pas de registre des tentatives de suicide, ce qui rend toute observation populationnelle du phénomène limitée.
Les idéations suicidaires sont encore plus complexes à repérer. L’enquête québécoise sur la santé de la population (2014-2015) montre que 2,8 % de la population rapporte avoir pensé sérieusement au suicide dans l’année précédente. Ici encore, les femmes ont plus d’idéations suicidaires que les hommes et ces données sont relativement stables dans le temps.
Nos croyances sur le suicide
Certains pensent que le suicide est un choix individuel, rationnel et d’autres pensent que le suicide est la conséquence d’un environnement toxique. Certains pensent qu’une personne qui veut se suicider ne changera pas d’avis, d’autres qu’une personne qui veut vraiment se tuer ne le dit à personne. Certains pensent que parler du suicide à des personnes en souffrance peut les encourager à se tuer, d’autres que les propos suicidaires sont une recherche d’attention ou un appel à l’aide. Ces croyances, et de nombreuses autres, associées à nos valeurs variées, sont généralement fausses et peuvent nuire à notre capacité d’entendre la détresse et d’agir adéquatement.
Dans les faits, le suicide est affaire de désespoir, de souffrance, d’ambivalence et de perte de ressources pour se sortir de la douleur.
Les facteurs associés au suicide
Plusieurs facteurs de risque appartenant à des catégories différentes sont documentés dans la littérature scientifique en lien avec une augmentation du risque suicidaire. Sur le plan des caractéristiques personnelles, les éléments les plus souvent associés à un risque suicidaire sont le fait d’être un homme, de vivre avec une grande souffrance, de souffrir d’un trouble de l’humeur, de troubles psychotiques, de troubles de la personnalité, de troubles de la consommation (alcool, drogues, médicaments), d’avoir des traits impulsifs ou agressifs, de présenter des rigidités dans la pensée, du désespoir, du découragement face aux situations vécues ou d’avoir déjà fait une tentative de suicide. Parallèlement, le suicide n’apparaît pas spontanément chez une personne vulnérable et certaines trajectoires de vie ou facteurs psychosociaux sont fortement associés au risque suicidaire, comme le fait d’avoir vécu des violences familiales, des abus ou de la négligence, le fait d’avoir vécu des évènements traumatiques, le fait d’avoir des parents ou des proches ayant des troubles de santé mentale importants ou ayant eu des comportements suicidaires.
D’un point de vue plus social, l’isolement, le manque de soutien, l’intimidation, le manque d’accès à des ressources adéquates, la pauvreté sont des facteurs fortement associés au suicide. Certains groupes de personnes sont également plus vulnérables, comme les autochtones ou les personnes appartenant aux communautés LGBTQ2+1 et d’autres, non pas à cause de caractéristiques intrinsèques, mais à cause des difficultés sociales, économiques, culturelles engendrées par leur identité sociale, leur place dans la société et les impacts de cette place sur leur trajectoire de vie.
Appartiennent également à ces trajectoires de vie complexes, des évènements déclencheurs, ponctuels ou récurrents comme une perte ou une séparation, une accusation au criminel ou un conflit important que l’entourage associe plus facilement aux propos ou aux gestes suicidaires du fait de cette proximité temporelle. Il est toutefois important de noter qu’un tel évènement ne constitue pas en soi « la cause » du geste suicidaire. Un facteur de risque n’est pas une cause de suicide. Une personne présentant un ou des facteurs de risque ne se suicidera pas forcément et une personne suicidaire ne présente pas nécessairement ces facteurs de risque.
Plusieurs facteurs de protection peuvent contrer les effets délétères des facteurs de risque présents dans la vie d’une personne et renforcer sa résilience face à l’adversité et aux évènements vécus, en particulier le soutien social, le fait de recevoir des traitements adéquats ou encore le fait de disposer de mécanismes constructifs d’adaptation. Il est cependant important de noter que, même si nous commençons à mieux identifier ces facteurs de protection, trop peu de recherches ont été faites sur leur rôle et leurs mécanismes d’action.
Expliquer le suicide
Au-delà de l’observation et de l’analyse des facteurs de risque ou de protection, la recherche a permis de décrire divers processus associés au risque suicidaire. Ces modèles permettent de comprendre comment la suicidalité peut se constituer chez une personne, de prendre en compte l’interaction entre les facteurs de risque et de protection ainsi que les processus cognitifs, affectifs et sociaux en jeu dans le développement du risque suicidaire. Ils permettent également de proposer des pistes d’intervention adaptées.
Parmi les modèles du suicide actuellement reconnus et utilisés à la fois par des chercheurs et des cliniciens, notons le « modèle diathèse-stress » qui propose que la personne présente une base de vulnérabilité pouvant évoluer dans le temps (biologique, historique de vie et médical, personnalité, environnement) sur laquelle un stresseur important se greffe pour déclencher des comportements suicidaires à un moment donné dans sa trajectoire de vie. Le modèle ayant davantage fait l’objet de recherches dans les dernières années est le « modèle interpersonnel du suicide », basé sur la présence concomitante, chez la personne, de la perception d’être un fardeau et d’un sentiment contrecarré d’appartenance qui nourrissent le désespoir, auxquels s’ajoutent le désir de se suicider et la capacité acquise de se tuer.
De nouveaux développements théoriques et des recherches empiriques enrichissent constamment les modèles et permettent de soutenir les pratiques de prévention du suicide.
Intervenir en prévention du suicide
Oeuvrer à la prévention du suicide peut prendre diverses formes touchant à différents processus et la recherche a permis de soutenir le développement de pratiques de plus en plus solides et efficaces.
Au niveau social, mettre en place une politique ou un plan national permet de coordonner les efforts de différents acteurs. La dernière politique sur le suicide au Québec date de 2004. Une campagne est actuellement menée pour le développement d’un nouveau plan d’action national. Ces stratégies nationales permettent une harmonisation des pratiques de prévention, une organisation adéquate des ressources sur le territoire, l’adoption de pratiques cliniques fondées sur les meilleures connaissances, ou encore de planifier et soutenir des projets structurants en prévention du suicide associant milieux communautaires et milieux de santé et de services sociaux.
Les milieux communautaires sont très actifs pour offrir des services adaptés aux besoins de divers groupes de personnes vulnérables : accompagnement téléphonique ponctuel de personnes en détresse, suivis étroit dans la communauté auprès de personnes ayant fait une tentative de suicide, accompagnement des familles, soutien aux endeuillés par suicide, programmes de sentinelles pour aider à repérer les personnes à risque dans leurs milieux de vie, formation d’intervenants dans les milieux de vie, de travail et d’éducation ou encore des services de postvention pour soutenir des milieux ayant vécu un suicide. Les milieux communautaires soutiennent également les activités de sensibilisation de la population à travers des campagnes de communication, la promotion de pratiques journalistiques responsables pour limiter les risques de contagion suite à la présentation médiatique inadéquate d’un suicide, ou encore l’inclusion des enjeux associés à la prévention du suicide dans les politiques publiques.
Parallèlement, les services de santé mentale peuvent venir en aide aux personnes souffrantes à différents moments de leur parcours. Dans une perspective de prévention, le diagnostic et le traitement des troubles de santé mentale ainsi que l’accès à des services de soutien psychologique sont cruciaux. L’accompagnement après l’hospitalisation pour une tentative de suicide compte également parmi les bonnes pratiques.
Diverses approches thérapeutiques ont montré des effets positifs encourageants pour réduire le risque de passage à l’acte, réduire les idéations suicidaires et améliorer l’humeur des personnes présentant un risque suicidaire. De nombreuses études ont permis de valider les approches cognitives comportementales et les thérapies dialectiques comportementales. Plus récemment les approches par l’acceptation et l’engagement ou le mindfulness sont considérées comme des avenues prometteuses.
Le suicide est un phénomène personnel et social complexe, pour lequel nous disposons de connaissances de plus en plus adéquates et de pratiques de prévention de plus en plus validées. De fait, les taux de suicide ont baissé au Québec, même s’il semble qu’ils se stabilisent dans les dernières années. Il reste cependant beaucoup de travail aux chercheurs, aux praticiens et aux milieux décisionnels pour continuer d’améliorer nos pratiques jusqu’à ce que le suicide ne soit plus une option.
Note
1 L’acronyme « LGBTQ2+ » signifie : lesbienne, gai, bisexuel, transgenre (personne ne s’identifiant pas au genre qui lui a été assigné à la naissance) ou transsexuel (personne ayant changé de sexe), queer (personne en réflexion sur son orientation sexuelle ou ne voulant pas être catégorisée selon celle-ci), two-spirited (utilisé chez les autochtones pour décrire les personnes partageant deux genres ou deux identités sexuelles) et « + » pour toutes autres possibilités.
Références
Levesque, P., Pelletier, É. et Perron, P. A. (2019). Le suicide au Québec : 1981 à 2016 — Mise à jour 2019. Québec, Bureau d’information et d’études en santé des populations, Institut national de santé publique du Québec. 25 pages.
Mishara, B. L., et Tousignant, M. (2004). Comprendre le suicide. PUM.
Cécile Bardon, Ph. D. est professeure au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal. Elle est aussi directrice associée au Centre de recherche et d’intervention sur le suicide, enjeux éthiques et pratiques de fin de vie (CRISE). Ses intérêts de recherche portent sur la prévention du suicide et sur l’élaboration d’outils d’estimation du risque suicidaire.