Par Annie-Claude Harvey – 1er décembre 2020
Près de la moitié des Canadiens âgés de plus de 15 ans auraient, pendant une période minimale de six mois consécutifs au cours de leur vie, prodigué des soins à un proche malade ayant des incapacités ou des problèmes liés au vieillissement (Sinha et Statistique Canada, 2013). Ce fut ma réalité et ce sera peut-être la vôtre également. Cette question de l’accompagnement d’un proche dans l’incapacité, la maladie ou la mort est de plus en plus présente dans la littérature scientifique et dans le discours social. Dans un contexte où la mise en place de la première politique nationale des proches aidants au Québec est imminente, il me semble d’autant plus pertinent de se questionner sur la façon dont ce phénomène est pensé et construit. Je vous propose donc de dresser le portrait des lectures dominantes que l’on retrouve dans la littérature, pour ensuite les interroger à l’aide de mon expérience vécue et y dégager certaines correspondances, dimensions occultées ainsi que des enjeux. D’entrée de jeu, il est primordial de souligner que l’analyse réflexive présentée dans cet article ne prétend en aucun cas être une représentation exhaustive de l’expérience vécue de l’ensemble des proches aidants.
Des lectures dominantes pour appréhender le proche
Le proche | une ressource
Dans la littérature ainsi que dans le discours social, le proche est souvent pensé comme une ressource. Le terme utilisé pour le nommer est d’ailleurs très révélateur : proche aidant. Le qualificatif « aidant », couramment employé seul, fait davantage référence à ce que fait le proche. Entre autres, il peut prodiguer des soins (gestion de la médication, changement de pansements, etc.), réaliser des tâches domestiques (courses, préparation des repas, ménage, transport, etc.) et offrir un soutien émotif (Girgis et al., 2013). Le proche est également présenté comme une ressource non négligeable pour la société. Le vieillissement de la population, la progression constante de l'espérance de vie et le désengagement de l’État sont tous des éléments qui contribuent à ce que les proches jouent un rôle de plus en plus considérable dans la prestation des soins de santé. On estime que les soins et services prodigués par les proches aidants seraient équivalents au travail de 1,2 million de professionnels à temps complet (Fast, 2015). Les tâches domestiques et les soins pris en charge par les proches aidants, qui devraient autrement être assumés par les professionnels de la santé, ont une valeur économique non négligeable pour l’État et la société (Fast, 2015 ; Hollander, Liu & Chappell, 2009).
Le proche | un individu à risque
Prenant sa source dans la théorie du stress et de l’adaptation, la perspective selon laquelle l’accompagnement d’un proche malade est un stress chronique et un fardeau occasionnant des conséquences négatives pour les proches aidants est dominante dans la littérature. Les impacts physiques les plus fréquemment raportés par les proches aidants incluraient les perturbations du sommeil, la fatigue, la douleur, ainsi que la perte de force physique, d’appétit et de poids (Stenberg, Ruland & Miaskowski, 2010). Comme ils concentrent leur temps et leur énergie sur la personne dont ils prennent soin, les relations et les activités sociales des proches aidants seraient perturbées (Girgis et al., 2013 ; Stenberg et al., 2010). On note également que le fait de prendre soin d’un proche malade augmenterait les risques de dépression (Fast, 2015 ; Girgis et al., 2013 ; Stenberg et al., 2010). De surcroit, des conséquences financières s’y ajouteraient puisque les proches aidants voient leurs dépenses augmenter et leur revenu diminuer (Fast, 2015 ; Girgis et al., 2013). Il n’est donc pas étonnant que la notion de « fardeau » soit couramment utilisée dans la littérature pour nommer, questionner et expliquer ce phénomène. En conséquence, la représentation du proche majoritairement partagée au sein de la littérature scientifique et du discours social est celle d’un individu à risque, vulnérable et, par le fait même, un patient secondaire.
Critique des lectures dominantes
Le proche aide et est éprouvé | Oui, mais...
L’analyse réflexive des lectures dominantes du proche retrouvées dans la littérature a permis de dégager certaines correspondances avec mon expérience vécue. D’abord, le proche qui accompagne un malade est effectivement perçu comme une ressource, voire parfois comme un partenaire, par les professionnels de la santé. En côtoyant quotidiennement la personne malade, le proche se révèle être une source d’information précieuse pour les professionnels de la santé. La préparation et l’administration des médicaments, la gestion des rendez-vous médicaux, la prestation de certains soins, tels que la réfection de pansements ou l’administration d’injections sous-cutanées, font partie du quotidien de nombreux proches aidants et nécessitent l’apprentissage d’actes techniques qui sont habituellement réservés aux professionnels de la santé. Toutefois, cette perspective axée sur le « faire » dresse un portrait du proche restreint à ces gestes techniques et occulte ce qu’il est. On perd ainsi de vue qu’avant d’être un aidant, il est d’abord et avant tout un proche. Le terme « proche » sous-entend la présence d’une proximité, d’un lien affectif, d’une solidarité, ce qui est souvent gommé dans les lectures dominantes.
Par ailleurs, l’aspect souffrant de cette expérience, tel que présenté dans la littérature, reflète partiellement mon vécu personnel. En effet, je partage cette souffrance évoquée sous l’angle physique ou psychologique dans les écrits scientifiques. Or, cette représentation plutôt biomédicale de la souffrance ne rend pas compte de la réalité complexe de cette souffrance. À mon sens, ce qu’on nomme dépression est, notamment, le symptôme d’une peine devenue insoutenable de voir souffrir une personne aimée, d’un sentiment d’impuissance devant la maladie. De même, là où il y a de l’anxiété et de la fatigue, il y a aussi un regard rempli de tendresse et un contact physique réconfortant échangés avec l’être cher. Les pleurs se mêlent parfois aux rires. Le beau et le laid coexistent dans cette expérience complexe. Elle peut parfois être pénible et anxiogène, alors qu’elle peut aussi s’avérer gratifiante et porteuse à d’autres moments. Elle peut être vécue négativement par un et positivement par un autre, ou même, les deux à la fois. La temporalité de cette souffrance est un élément dont on doit impérativement tenir compte. En effet, cette expérience n’est ni linéaire ni statique, elle est fondamentalement dynamique.
Des dimensions occultées
Les lectures dominantes du proche aidant présentent davantage ce que le proche fait, plutôt que ce qu’il est. Le proche est un sujet lié, en relation. La réciprocité de cette relation ne se traduit toutefois pas dans l’expression « proche aidant ». Le qualificatif « aidant » suggère une relation unidirectionnelle, où il y a un « aidant » et un « aidé ». Il ne faut néanmoins pas oublier qu’il existe un lien affectif entre ces deux individus avant que ce lien ne se transforme en relation d’aide. D’ailleurs, plusieurs personnes ne s’identifient pas comme « proche aidant » puisqu’elles estiment que de prendre soin fait naturellement partie de leur relation (Ugalde, Krishnasamy & Schofield, 2012). D’autre part, l’expérience d’accompagner quelqu’un dans la maladie peut mettre à l’épreuve l’identité du proche en modifiant son rapport au monde, dont son rapport aux autres. À partir de ces bouleversements identitaires, il est possible que le proche développe une nouvelle identité à travers un processus de quête existentielle de sens. Ainsi, certains pourront se reconnaître dans l’expression « proche aidant » et tisseront des liens avec certaines communautés de proches aidants. D’autres donneront un sens à leur expérience à travers le bénévolat ou leur carrière, par exemple. La question de l’identité me semble donc être un élément important de cette expérience qui est souvent passé sous silence dans les lectures traditionnelles du phénomène.
De plus, la souffrance occulte souvent la satisfaction et le plaisir dans le portrait qu’on fait de cette expérience, alors qu’elle n’est pas que peine et tourment. Si certains se retrouvent effondrés devant cette expérience, d’autres y trouvent une occasion de croissance personnelle et de résilience (Wong, Ussher, & Perz, 2009). Le renforcement des relations personnelles, une plus grande appréciation de la vie et une clarification des priorités (Mosher et al., 2017), ainsi qu’un sentiment gratifiant de fierté et d’accomplissement (Greenwood et al., 2009 ; Sinha & Statistique Canada, 2013) sont également des conséquences positives qui peuvent être ressenties par les personnes qui accompagnent un proche malade. Le proche aidant n’est donc pas enfermé dans sa souffrance, il peut développer une stratégie active de quête de sens et de gratification. Cette quête de sens chez le proche aidant est cependant peu remise en question dans la littérature scientifique. Le sens d’un évènement n’est pas donné d’emblée par la société. Ce sont les individus eux-mêmes qui donnent du sens à leur vécu. Quel sens les individus donnent-ils à cette expérience, à cette souffrance? Cette question de la quête de sens m’apparaît fondamentale et une saisie plus fine de cette expérience vécue et signifiée me semble nécessaire pour mieux comprendre ce phénomène.
Des enjeux à considérer
Au Québec, la réorientation des politiques en matière d’organisation des services de santé visant la désinstitutionnalisation, ou ce qu’on appelle plus couramment « le virage ambulatoire », encourage le maintien à domicile depuis la fin des années 1970. En effet, l’orientation néolibérale privilégiée par l’État l’a amené à se désengager et à recourir de plus en plus aux membres de la famille et à l’entourage pour la prestation des soins de santé. L’instrumentalisation des proches à l’égard de la prestation des soins s’est concrétisée avec la loi 90 qui a modifié le Code des professions en 2002. Dorénavant, les proches ont la permission d’« exercer des activités professionnelles réservées à un membre d’un ordre » (Éditeur officiel du Québec, 2002, p.10). Cette disposition législative autorise donc les proches à prodiguer des soins qui étaient auparavant réservés à des professionnels de la santé. L’enjeu qui se présente alors est que le proche ne soit plus une mère ou un père, une fille ou un fils, une sœur ou un frère, une amie ou un ami, mais devienne plutôt un prestataire de soins. Ces gestes techniques peuvent occulter la relation de proximité qui les unit.
D’autre part, le paradigme du fardeau est utile puisqu’il permet de militer pour la reconnaissance de cet enjeu social et de justifier la mise en place des services de soutien pour les proches aidants. Toutefois, il met à l’avant-plan toute la lourdeur de cette expérience et risque de biaiser notre perception en ne considérant qu’une seule de ses dimensions. De même, un tel discours valorise peu la relation d’aide et de proximité dans la maladie, puisqu’il gomme tout aspect positif qui peut s’y trouver. D’ailleurs, les proches aidants décriraient rarement leur expérience en utilisant le terme « fardeau » (Greenwood et al., 2009). Ce paradigme dominant dans la littérature revêt une connotation fortement négative qui réduit cette expérience vécue et qui ne permet pas de traduire sa complexité. Même si des progrès ont été faits dans les dernières années pour rendre compte des aspects positifs de cette expérience, il n’en reste pas moins qu’une lecture pathogénique du phénomène domine. L’accent est mis sur le proche comme individu à risque et les effets négatifs de l’accompagnement d’un proche malade. On s’attarde alors peu aux ressources pour la santé des proches aidants et la promotion de la santé demeure marginale. En effet, la notion de santé positive se fait rare dans la littérature sur les proches aidants.
Les lectures dominantes utilisées pour penser la présence du proche manquent, à mon sens, de sensibilité pour rendre compte des multiples dimensions de l’expérience vécue de l’accompagnement et du prendre soin d’un proche malade. Ainsi, il m’apparaît nécessaire de faire appel à une grille de lecture qui tient compte de la complexité de ce phénomène. Il s’agit ici d’éviter de concevoir cette expérience comme n’étant qu’un lieu de souffrance et de ne pas négliger le fait que les personnes peuvent aussi en retirer des satisfactions. Par cela, je n’entends pas opposer les différentes dimensions de ce phénomène, mais plutôt reconnaître que cette expérience peut également être porteuse et construire des projets, des identités.
Références
Éditeur officiel du Québec. (2002). Projet de loi no 90 : loi modifiant le Code des professions et d’autres dispositions législatives dans le domaine de la santé [PDF]. Récupéré de http://www.ooaq.qc.ca/ordre/lois-reglements/doc-lois/loi-90.pdf
Fast, J. (2015). Caregiving for Older Adults with Disabilities: Present Costs, Future Challenges. Récupéré de https://irpp.org/wp-content/uploads/2015/12/study-no58.pdf
Girgis, A., Lambert, S., Johnson, C., Waller, A. & Currow, D. (2013). Physical, psychosocial, relationship, and economic burden of caring for people with cancer: a review. J Oncol Pract., 9(4), 197-202. doi: 10.1200/JOP.2012.000690
Greenwood, N., Mackenzie, A., Cloud, G. C. & Wilson, N. (2009). Informal primary carers of stroke survivors living at home-challenges, satisfactions and coping: a systematic review of qualitative studies. Disability and Rehabilitation, 31(5), 337-351. Doi : 10.1080/09638280802051721
Hollander, M., Liu, G. & Chappell, N. (2009). Who Cares and How Much? The Imputed Economic Contribution to the Canadian Healthcare System of Middle-Aged and Older Unpaid Caregivers Providing Care to the Elderly. Healthcare Quarterly, 12(2), 42-9. doi : 10.12927/hcq.2009.20660
Mosher, C. E., Adams, R. N., Helft, P. R., O’Neil, B. H., Shahda, S., Rattray, N. A. & Champion, V. L. (2017). Positive changes among patients with advanced colorectal cancer and their family caregivers: a qualitative analysis. Psychology & Health, 32(1), 94-109.
Sinha, M. & Statistique Canada, Division de la statistique sociale et autochtone. (2013). Portrait des aidants familiaux, 2012 (No 89-652-X au catalogue — No 001). Récupéré de https://www150.statcan.gc.ca/n1/fr/pub/89-652-x/89-652-x2013001-fra.pdf?st=N2PBKUAw
Stenberg, U., Ruland, C. M. & Miaskowski, C. (2010). Review of the literature on the effects of caring for a patient with cancer. Psycho-oncology, 19(10), 1013– 1025.
Ugalde, A., Krishnasamy, M. & Schofield, P. (2012). Role recognition and changes to self-identity in family caregivers of people with advanced cancer: a qualitative study. Support Care Cancer, 20(6), 1175-1181. doi : 10.1007/s00520-011-1194-9
Wong, W.K., Ussher, J. & Perz, J. (2009). Strength through adversity: Bereaved cancer carers’ accounts of rewards and personal growth from caring. Palliative and Supportive Care, 7(2), 187–196. doi : 10.1017/S1478951509000248
Annie-Claude Harvey est infirmière clinicienne et étudiante au doctorat en santé communautaire à l’Université Laval. Elle a exercé dans de nombreux milieux de soins depuis 2015, incluant plusieurs départements hospitaliers ainsi que des centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD). C’est son expérience personnelle d’accompagnement d’un proche dans la maladie et la mort qui l’a amenée à s’intéresser au vécu des proches aidants dans un contexte de cancer, ainsi qu’à la quête de sens dans la maladie.