Une réalité invisible, croissante et qui laisse des traces
Par Ludovic Salondy - 1er décembre 2020
La proche aidance chez les jeunes et les enfants est un phénomène social peu documenté et médiatisé, mais bien présent pour des dizaines de milliers d’enfants et de jeunes au Canada et même au Québec. Portant de lourdes responsabilités à un jeune âge, les conséquences pour leur vie future sont non négligeables.
À quoi pensez-vous si on vous parle de votre enfance? Ou de votre jeunesse? Quels souvenirs vous viennent à l’esprit ? Les vacances en famille? Les fêtes avec vos amis? Vos spectacles de musique ou vos exploits sportifs? Malheureusement, pour près d’un cinquième des enfants et des jeunes, leurs souvenirs seront constitués d’heures de soins prodiguées à un proche, de tâches domestiques et de déplacements plus ou moins récurrents dans des centres de soins. Ce sont les jeunes proches aidants. Bien que le rôle de proche aidant soit généralement associé aux adultes, des recherches démontrent que de plus en plus de jeunes endossent ce rôle, même à un très jeune âge.
Qu’est-ce qu’un jeune aidant?
Le phénomène social des jeunes aidants est difficile à définir en raison des différences de tranches d’âge, de contextes et de types de soins prodigués. Mais globalement, les jeunes aidants sont âgés de moins de 18 ans et fournissent des soins, de l’aide ou du soutien à un autre membre de leur famille. Ils effectuent sur une base régulière des tâches de soins plus ou moins exigeantes et assument une charge des responsabilités qui serait habituellement associée à celle d’un adulte. La personne qui reçoit des soins est souvent un parent, un membre de la fratrie, un grand-parent ou tout autre proche qui présente des incapacités physiques, qui souffre d'une maladie chronique, d'un problème de santé mentale ou d'une autre condition liée à un besoin de soins, de soutien ou de supervision (Becker, 2000).
L’ampleur du phénomène et pourquoi?
Peu documentées dans la littérature scientifique, les données sont rares pour le Canada et quasi inexistantes pour le Québec. Peu de recherches s’intéressent à ce sujet d’autant plus que les jeunes aidants eux-mêmes ont de la difficulté à se reconnaître comme tels et, conséquemment, à montrer les difficultés vécues. Si, l’état des connaissances ne permet pas de mesurer précisément l’ampleur du phénomène au Canada, elles sont suffisantes pour comprendre qu’il est important d’explorer la réalité des jeunes aidants.
Une enquête de Statistique Canada sur les jeunes aidants estimait que 1,9 million de Canadiens âgés de 15 et 29 ans auraient assumé, en 2012, un niveau de soins à un proche en raison du vieillissement ou d’un problème de santé (Bleakney, 2014). Cela représenterait 27 % de la population de cette tranche d’âge. Aussi, 1.8 million de jeunes de 15 à 24 ans, soit 28,2 %, assuraient un certain niveau de soins non rémunérés (Stamatopoulos, 2015). À noter que toutes ces statistiques excluent les moins de 15 ans. On ne sait donc à peu près rien concernant des enfants et préadolescents qui prennent soin d’un proche. Cependant, les organismes qui travaillent avec les jeunes aidants affirment qu’ils peuvent assumer les responsabilités d’aidant dès l’âge de 8 ans.
Plusieurs facteurs démographiques sont soupçonnés d’accroître l’ampleur du phénomène (Côté, 2018) : le vieillissement de la population, l’augmentation des maladies, la diminution de la taille des familles ou encore la dispersion géographique (Breen, 2016).
Implications, rôles et types d’aides
Réaliser un portrait des jeunes aidants peut être difficile au vu de la diversité des situations, du niveau d’aide et de responsabilités. Saul Becker, référence sur la question des jeunes aidants au Royaume-Uni, a réalisé un continuum allant de faibles niveaux de prestation de soins jusqu’aux niveaux plus élevés. Le niveau d’aide étant déterminé par la fréquence, la complexité, le temps requis, la durée et l’intimité. Le niveau le plus faible correspond aux jeunes ayant une responsabilité jugée normale pour leur âge alors que le niveau le plus élevé à ceux qui font plus de 50 heures par semaine (Becker, 2007).
En moyenne, les jeunes aidants consacrent 5 heures d’aide par semaine. Au Canada, 4 % en consacreraient vingt heures ou plus par semaine et pour 6 %, cela s’élèverait à plus de trente heures (Stamatopoulos, 2015).
Un rapport de données recueillies auprès de 6178 jeunes aidants de moins de 18 ans au Royaume-Uni a permis de constater que 82 % apportaient un soutien émotionnel ou une surveillance au proche malade, 68 % aidaient au niveau des tâches domestiques, 48 % prodiguaient des soins généraux et des soins infirmiers, 18 % offraient des soins personnels intimes et 11 % gardaient leurs frères et sœurs (Dearden et Becker, 2004). Les types de responsabilités varient selon la situation et les besoins du proche dont le jeune aidant prend soin et la disponibilité ou la présence d’autres formes de soutien formel ou informel (Côté, 2018). Ces heures de soutien et d’aide sont principalement dirigées vers les grands-parents (40 %), les parents (27 %), mais aussi leurs amis et voisins (14 %) ou encore leurs frères et sœurs ou la famille élargie (11 %) (Breen, 2016).
Conséquences du rôle d’aidant dans la vie du jeune
Ces enfants, qui portent des responsabilités d’adultes, vivent avec des conséquences bien réelles. Ces impacts peuvent s’avérer néfastes, mais également positifs.
Les conséquences négatives peuvent être regroupées en 3 catégories : la santé physique et psychologique, l’implication scolaire et sociale et le développement identitaire.
D’une part, les jeunes aidants ont globalement un niveau de qualité de vie inférieur à leurs pairs non-aidant et sont plus enclins à être déprimés et anxieux. Par ailleurs, ils peuvent être sujets à des troubles alimentaires, du sommeil ou du comportement tels que mutilation et idéation suicidaire (Jarrige, Dorard et Untas, 2019). Ces troubles s’expliquent entre autres par la peur qui prend une place importante dans la vie du jeune aidant : peur pour la santé du proche, peur du jugement, peur de la séparation familiale, peur de ne pas être à la hauteur. D’autre part, on constate davantage de problèmes physiques que chez les autres jeunes. En effet, ils sont plus à risque d’épuisement et de blessures récurrentes à cause des tâches qu’ils accomplissent sur une base régulière.
Concernant la santé psychologique, l’influence sur la vie scolaire des jeunes aidants n’est pas neutre. Jongler avec des responsabilités parfois lourdes les confronte d’emblée à des barrières pour réussir leur parcours scolaire. Par rapport à leurs camarades non-aidants, ils présentent un taux d’absentéisme plus élevé et des retards plus récurrents sur leurs devoirs (Jarrige, Dorard et Untas, 2019). Tous les éléments mentionnés précédemment augmentent les risques de décrochage scolaire. D’ailleurs, le taux de diplomation est plus faible chez les jeunes aidants. Seulement 47 % des jeunes aidants suivent un programme d’étude et ils ne sont plus que 5 % au niveau académique (Breen, 2016). Les habiletés sociales se créent en grande partie à l’école et dans les activités parascolaires. Cependant, les jeunes aidants ont un sentiment de différence et d’isolement vis-à-vis de leurs pairs. Ayant de la difficulté à parler de ce qu’ils vivent, ils sont dissuadés à socialiser (Jarrige, Dorard, et Untas, 2019).
Alors que l’enfance et la jeunesse sont les étapes de construction identitaire, les jeunes aidants sont portés à construire leur identité seulement autour de leur rôle d’aidant. Les occasions de socialiser et de vivre des expériences nouvelles étant plus restreintes, ils peuvent exprimer des difficultés à croire en leurs capacités à réaliser d’autres carrières que celles liées aux soins ou aux services sociaux (Breen, 2016).
Toutefois, il ne faudrait pas penser que le rôle de jeune aidant est entièrement néfaste. Plusieurs affirment avoir acquis une meilleure conception d’eux-mêmes, d'avoir davantage d’indépendance et d'avoir développé de meilleures habiletés pour gérer leurs problèmes quotidiens. Leur rôle d’aidant leur a entre autres permis de manifester plus de reconnaissance de leur propre santé et de créer des liens familiaux forts.
Malgré toutes les répercussions sur les jeunes, la réalité des jeunes aidants rencontre de nombreux obstacles l'empêchant d’être reconnue comme un enjeu social collectif. Le manque d’information et la représentation sociale du proche aidant étant associés à un adulte sont des obstacles importants. Mais dans une plus grande mesure, c’est une population cachée qui ne s’identifie pas comme jeune aidant pour plusieurs raisons. D’une part, les parents et l’entourage ont souvent du mal à reconnaître le rôle de ces jeunes, ce qui les rend « invisibles ». D’autre part, la peur du jugement et de la stigmatisation associée à la maladie ou au handicap conduisent les jeunes aidants à rester silencieux. Ils auraient également peur d’être séparés de leur famille si leur situation était connue et le désir de « se sentir normal » les pousse à garder leur situation secrète. Les jeunes aidants « cachés » seraient potentiellement plus vulnérables que ceux reconnus par l’entourage ou les institutions, car ils ne peuvent recevoir du soutien (Jarrige, Dorard, et Untas, 2019).
Selon les chercheurs, un travail de sensibilisation important doit être réalisé auprès de la population, mais surtout au niveau des institutions de santé et services sociaux et de l’éducation, où les jeunes aidants sont plus susceptibles d’être repérés. En effet, en Suisse, un groupe de discussion rassemblant des professionnels de ces deux milieux a permis de mettre en lumière le manque de connaissances des professionnels quant à la réalité des jeunes aidants. Le but étant de pouvoir former les professionnels à intervenir selon leur contexte (Côté, 2018).
Par ailleurs, le Canada et précisément le Québec pourrait s’inspirer des pays avant-gardistes en la matière. Par exemple, en Australie et en Nouvelle-Zélande, les jeunes aidants sont désormais reconnus par le gouvernement et par la société, notamment à l’aide de projets de loi élaborés dans le but d’évaluer et de mieux comprendre leur situation (Côté, 2018). Au Royaume-Uni, les jeunes aidants ont des droits légaux et sont considérés comme des enfants vulnérables leur permettant d’être identifiés et d’accéder à des services d’aide et de soutien d'organismes. (Jarrige, Dorard et Untas, 2019)
Le Ministère des Aînés et des Proches Aidants a démontré une sensibilité à la réalité des jeunes aidants en participant au premier symposium à ce sujet au Québec en mars 2019. À travers le projet de loi 56 pour le soutien aux personnes proches aidantes, nous pouvons espérer voir un volet pour les jeunes du Québec.
Références
Breen, A (2016). Et si on aidait nos jeunes aidants ?, Institut Vanier de la famille.
Bleakney (2014). Les jeunes Canadiens fournissant des soins., Statistique Canada.
Becker, S. (2007). Global perspectives on children’s unpaid caregiving in the family: research and policy on « young carers » in the UK, Australia, the USA and Sub-Saharan Africa. Global Social Policy, 7(1), 23-50. doi: 10.1177/1468018107073892Côté,
Côté, AS (2018). Nous sommes de jeunes aidants et nous existons., Intervention de groupe axée sur l’aide mutuelle auprès de jeunes proches aidants offrant du soutien à un proche endeuillé, Essai, Université Laval.
Cree, V. E. (2003). Worries and problems of young carers: Issues for mental health. Child & Family Social Work, 8(4), 301–309.https://doi.org/10.1046/j.1365-2206.2003.00292.x
Dearden, C., & Becker, S. (2004). Young carers in the UK: the 2004 report. Londres : Carers UK.
E. Jarrige, G. Dorard et A. Untas, (2019). Revue de la littérature sur les jeunes aidants : qui sont-ils et comment les aider?
Stamatopoulos, V. (2015). One million and counting: the hidden army of young carers in Canada. Journal of Youth Studies, 18(6), 809-822. doi :10.1080/13676261.2014.992329
Ludovic Salondy est responsable de communication et de mobilisation au Regroupement des aidants naturels du Québec (RANQ) depuis 2 ans. Son expérience au sein du RANQ lui a permis de comprendre les divers enjeux auxquels les personnes proches aidantes sont confrontées. Il a notamment travaillé au 1er symposium adressant la réalité des jeunes proches aidants au Québec le 25 mars 2019.