Par Cory Andrew Labrecque – 1er décembre 2020
Dans la tradition chrétienne, la souffrance humaine inspire la compassion; elle inspire également la solidarité. Partant de cela, cet article propose une description de la relation entre le proche aidant et la personne aidée comme une alliance de présence à l’autre.
Les croyants comme les non-croyants sont à même d’apprécier la richesse de l'histoire de Jésus; comme aux dernières heures de sa vie, lorsqu'il se retira avec trois de ses amis les plus proches, au pied du mont des Oliviers, à Jérusalem. La scène, souvent appelée L'agonie, est d’une grande intensité. Après avoir partagé un dernier repas avec ses disciples, il invita Pierre, Jacques et Jean à l’accompagner dans le jardin de Gethsémani où « il commença à être envahi d'une profonde tristesse, et l'angoisse le saisit » (Mat. 26.37). Son arrestation et sa crucifixion alors imminente, ses souffrances s'approfondirent : « Je suis accablé de tristesse, à en mourir », dit-il aux trois hommes. La demande qu’il fît ensuite était à la fois simple, du moins en apparence, et spécifique : « Restez ici et veillez avec moi » (Mat. 26.38). Bien que Jésus se résigna à accepter ce qui devait être, il n'en était pas moins terrifié de ce qui l'attendait (comme peuvent le comprendre ceux d’entre nous qui ont déjà reçu un quelconque diagnostic). Surtout, il ne voulait pas traverser seul cette épreuve. Il se retira trois fois pour prier et chaque fois qu'il retournait vers ses amis, il les trouvait endormis, ignorants de la gravité du moment.
Cela devint un thème récurrent dans le récit de la souffrance de Jésus à la fin de sa vie. L’arrestation de Jésus vint ensuite, et « tous les disciples l'abandonnèrent et s'enfuirent » (Mat. 26.56); Pierre nia trois fois le connaître (Mat. 26.69-75); la foule se retourna également contre lui et, dans une brève occasion de réclamer sa liberté, elle choisit plutôt de sauver la vie de Barabbas, l'insurrectionniste (Mat. 27.15-23). Délaissé et alors cloué à la croix, Jésus cria une dernière fois à celui qu’il croyait pourtant toujours à ses côtés : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » (Mat. 27.46).
Ce récit est empreint de profondeur si ce n’est avant tout parce que ceux qui souffrent - chrétiens ou non - peuvent s’y identifier. Là où il y a souffrance, il y a perte. La déchirure de l'isolement ressentie plus que jamais en ces jours de pandémie - d'autant plus que la distanciation physique et le risque de contagion tiennent les gens à l’écart les uns des autres - ne fait qu'exacerber cette expérience de perte. Plus l'histoire avance et plus ceux qui s’étaient voués à Jésus disparaissent un à un, pour finalement se retrouver totalement seul, du moins en apparence, aussi nu et fragile qu'à sa naissance.
Mais en y regardant de plus près, nous apprenons que Jésus ne fut pas totalement abandonné. Dans l'Évangile selon Luc, l'évangéliste - plus indulgent face aux disciples - écrit que les amis s’endormirent pendant que Jésus priait parce qu’ils étaient chagrinés à en être épuisés (Lc 22,45). Dans son commentaire, Robert Karris décrit qu'ils succombèrent à « une frayeur paralysante face à un conflit imminent à en perdre la force, à s’écrouler au sol et à plier sous l'étau du sommeil » (717). Cette description saura résonner jusqu’aux lecteurs en ce sens qu’elle évoque d’une certaine manière la fatigue de compassion, cet épuisement autant physique qu’émotionnel qui afflige ceux qui prennent soin de leurs proches et qui ressentent la souffrance d’autrui jusqu’au plus profond de leur être.
De plus, alors que Jésus endurait ses derniers instants, quelques personnes ne l'abandonnèrent point et demeurèrent à ses côtés. Les évangiles synoptiques affirmant qu’ils « regardaient de loin » (Mat. 27.55-56; Mc 15. 40-41; Lc 23,49), Jean soutint plutôt que « près de la croix de Jésus se tenaient sa mère, la sœur de sa mère, Marie, femme de Clopas, et Marie de Magdala » et « le disciple qu'il aimait » (Jn. 19.25-27). Leur présence, qui était visiblement une indication de leur association avec le crucifié, aurait pu sérieusement mettre leur vie en danger. Même en sachant cela, ils n'hésitèrent pas. Dans un dernier geste, Jésus confia sa mère et « le disciple qu'il aimait » l'un à l'autre, pour qu'aucun ne souffre d’isolement ou d’abandon.
Cet appel à la solidarité dans des moments de souffrance est profondément enraciné dans la tradition chrétienne, mettant en évidence, par notre « blessabilité » humaine partagée (être « blessable » est là la réelle signification de la vulnérabilité), la nécessité de faire de la compassion un impératif de la foi. Rappelons également que, dans l'ombre de la Peste noire qui a décimé la population eurasienne et nord-africaine au 14e siècle, l’Église a fait paraître l'Ars Moriendi (c'est-à-dire « l'art de mourir »). À cette époque, il était si clair que la mort ne faisant alors aucune discrimination, et comme les ministres de l'Église y succombaient comme tout le monde, les fidèles se sont retrouvés sans personne pour veiller sur eux dans leur souffrance et leur dernier soupir, sans personne pour les aider à se préparer convenablement à ce qui se cachait derrière le voile de la mort. L’inquiétude ne résidait pas dans l’acte de mourir en soi, mais bien dans l’absence d’accompagnement dans tout cela. Des textes et des images - qui ont ensuite été largement diffusés - enseignaient aux gens comment « bien mourir ». Un chapitre important des écrits de l'Ars Moriendi était consacré aux êtres chers au chevet des malades et à la manière dont ils devaient être présents.
J'attire notre attention sur tout cela pour souligner que l’accompagnement des autres dans leur souffrance - qui s’impose parfois sans autre choix, sans ressources, sans reconnaissance, sans aide, sans soulagement, mais bien avec inconfort et même un certain risque - est vu par bon nombre de traditions religieuses comme un ministère sacré ; c’est-à-dire un ministère d'écoute et de consolation (CDF, n. 10) qui sert avant tout à affirmer la dignité de ceux qui souffrent alors que tout le reste semble avoir été perdu. Dans sa dernière publication, une lettre intitulée Samaritanus Bonus portant sur le soin des personnes en phases critiques et terminales de la vie, la Congrégation pour la doctrine de la foi résume cela comme suit : « La réponse chrétienne au mystère de la mort et de la souffrance n'est pas une explication, mais une présence qui assume la douleur, l'accompagne et l'ouvre à une espérance crédible » (CDF, n. V.5).
Dans le texte In Sure and Certain Hope de l'Église anglicane du Canada, les membres du Faith, Worship, and Ministry Task Force on Physician Assisted Dying expliquent clairement que « tant en mourant qu’en vivant, nos soins sont articulés autour de notre alliance de présence à l'autre. Cette alliance persiste dans la santé et dans la souffrance, dans la vie et dans la mort » (10). Il est intéressant de noter que le rapprochement décrit ici se veut comme une alliance et non comme un contrat; nous ne parlons pas, dans ce contexte, d'un lien entre deux parties duquel découle un simple échange de biens, mais soulignons plutôt quelque chose de plus profond. Comme indiqué ci-dessus, l'accent est mis sur une relation soudée de don et de sacrifice mutuels (nous pourrions parler d’abandon mutuel dans le contexte de la fourniture et de la réception de soins). Le théologien Scott Hahn apporte une précision sur cette distinction en décrivant un contrat comme étant régi par une mentalité de « ceci est à toi, et cela est à moi », alors que l'alliance serait plutôt décrite comme une promesse de don de soi faite par les personnes impliquées : « je suis à toi, et tu es à moi ».
Dans le texte In Sure and Certain Hope, on fait également référence à la présence à l’autre en tant que ministère. On la décrit de cette manière :
La présence à l’autre requiert la capacité sacrée d'écouter, de parler et de toucher. C'est par la conversation sacrée de la présence que l'on peut parfois discerner le plus clairement les besoins, les questions et les désirs de l'autre. Dans le ministère de la présence, les conversations sacrées nous rappellent notre mortalité et notre vulnérabilité, notre perception de notre valeur personnelle et les croyances qui donnent un sens à notre vie. Pour entrer dans cette conversation, pour être réellement présent, le proche aidant (pastoral) doit être profondément conscient de ses propres valeurs, de sa propre foi et de sa propre spiritualité. Le proche aidant (pastoral) doit être prêt à partager, sans jugement aucun, ses propres histoires, expériences et leçons de vie et doit œuvrer à bâtir des ponts... (22).
Décrire les proches aidants comme des ministres d'une alliance de présence à l’autre et comme étant extrêmement importants, en particulier dans une société qui vieillit rapidement et qui en a désespérément besoin, est une chose, mais s’en est une autre d’identifier officiellement les proches aidants comme tels. Le travail des proches aidants passe souvent inaperçu, est souvent sous-apprécié et est une lourde responsabilité - souvent sans aide - qui incombe aux membres de la famille, bien souvent des femmes ; elles ou ils prodiguent des soins dans toute leur complexité au détriment de leur propre santé physique, psychologique et spirituelle, ainsi qu'au risque d’impacter leur emploi et leur famille. Et qualifier une telle responsabilité de fardeau - en particulier lorsque la personne dont on s'occupe est un être cher et que l'aide pour le faire est limitée - évoque un profond sentiment de culpabilité (CNEV, partie C, enj. 1), sans compter une fatigue persistante. Il va sans dire que cela est également ressenti par la personne qui reçoit les soins, qui reconnaît tout à fait les efforts déployés et les sacrifices consentis par ses proches.
Dans son regard éthique sur la proche aidance, le Comité national d’éthique sur le vieillissement conclut « qu’une vie bonne ne peut être pensée sans autrui, et qu'il faut faire avec et ensemble » (52). Notre vulnérabilité, notre « blessabilité » et notre dépendance commune signifient qu’inévitablement, chacun de nous devra un jour recevoir des soins et, espérons-le, sera soutenu par ceux qui choisiront librement de s’occuper de leurs proches en tant que ministres d'une alliance de présence. Cela nécessite, à tout le moins, un État qui n’est pas dormant devant la souffrance de ses citoyens ni devant la lutte que mènent les proches aidants pour répondre à leurs besoins. L’État doit non seulement reconnaître pleinement le rôle et la valeur des proches aidants, mais associer en fait cette reconnaissance à une promesse sincère de collaborer avec ceux-ci, de leur accorder (et de protéger) le temps nécessaire pour s'occuper de leurs proches et de leur fournir des ressources pour les soutenir dans le processus. Elle est si simple à première vue, cette invitation lancée par celui qui souffrait : « restez ici et veillez avec moi ». Il s’agit là d’un appel à rassembler un certain nombre de ministres - le proche aidant, la famille du patient et du proche aidant, le système de santé, la communauté, et l'État - dans un témoignage de solidarité et dans ce qui ne peut être qu'un effort collaboratif pour protéger l'alliance de présence qui unit celui qui fournit les soins et celui qui les accueille.
Références
Comité national d’éthique sur le vieillissement. La proche aidance : regard éthique, Québec, 2019.
Congrégation pour la doctrine de la foi, Samaritanus Bonus, 2020.
Faith, Worship, and Ministry Task Force on Physician Assisted Dying, In Sure and Certain Hope: Resources to Assist Pastoral and Theological Approaches to Physician Assisted Dying, Toronto: General Synod of the Anglican Church of Canada, 2018.
Karris, Robert J., The Gospel According to Luke. The New Jerome Biblical Commentary. Ed. Raymond Brown, Joseph Fitzmyer, et Roland Murphy. Upper Saddle River: Prentice Hall, 1990.
Cory Andrew Labrecque est professeur de bioéthique et éthique théologique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval où il est vice-doyen, directeur des programmes de 2e et 3e cycle en théologie, et titulaire de la Chaire de leadership en enseignement en éthique de la vie. Formé entièrement à l’Université McGill, il présente un parcours multidisciplinaire : il est détenteur d’un baccalauréat en anatomie et biologie cellulaire, une maîtrise en bioéthique et sciences religieuses, et un doctorat en éthique religieuse. Il est vice-président du Comité national d’éthique sur le vieillissement (CNEV) et membre correspondant de l’Académie pontificale pour la vie.