Par Jacques Roy, Sophie Éthier, Gilles Tremblay et Hélène Lahaie - 1er décembre 2020
Le présent article explore l’univers de la proche aidance masculine à partir de deux sources. Une première concerne des écrits plus généraux sur les réalités masculines mettant en perspective les caractéristiques de la socialisation masculine. Une seconde porte sur une synthèse d’études traçant un portrait de la proche aidance chez les hommes.
La proche aidance au masculin est une réalité peu connue. Notamment, la littérature scientifique fait peu état de la proche aidance chez les hommes au Québec (Couture et Lessard, 2015). En 2012 au Québec, 710 000 hommes âgés de 15 ans et plus étaient pourtant de proches aidants. Ces hommes représentent 42 % de l'ensemble des proches aidants au Québec (Lecours, 2015).
L’objectif du présent article consiste à présenter un portrait de la proche aidance chez les hommes sous l’angle de la socialisation masculine afin de mieux connaître les caractéristiques et les enjeux de la proche aidance au masculin pour mieux intervenir auprès des hommes. Préalablement, il est nécessaire d’effectuer un détour, c’est-à-dire de mettre en relief certains traits de la socialisation masculine qui peuvent interférer sur le travail de proche aidant chez les hommes, la perception de leur rôle ainsi que leurs besoins. Cette connaissance des mécanismes de socialisation masculine apparaît incontournable dans la réflexion à conduire sur l’intervention.
Les hommes dans leur rapport à l’aide et aux services
Le rapport des hommes à l’aide et aux services constitue un laboratoire des plus fertiles pour décrire certaines caractéristiques de base de la socialisation masculine. C’est la raison pour laquelle une attention particulière y est consacrée dans cet article.
D’entrée de jeu, plusieurs études font état d’une certaine distance qu’auraient bon nombre d’hommes à l’endroit des formes d’aide et de services qui leur sont offerts (Dulac, 2001; Dupéré, 2011; Dupéré et al., 2016; Roy et al., 2014; Tremblay et al., 2015).
Parmi les obstacles à la demande d’aide, certains auteurs soulignent l’existence chez de nombreux hommes d’un malaise important à l’idée d’affronter leurs faiblesses, leurs échecs et leur vulnérabilité. Ce constat serait attribuable aux paradoxes entre les exigences implicites à la demande d’aide et les normes traditionnelles de masculinité (Brooks, 1998). Plusieurs travaux ont également mis en évidence l’existence de certains traits de socialisation qui éloigneraient les hommes plus traditionnels de l’idée même d’aller chercher de l’aide (Dulac, 2001; Dupéré et al., 2016; Tremblay et al., 2015). Plus globalement, des auteurs avancent qu’il existerait, dans l’esprit de certains hommes, une contradiction entre l’identité masculine et le fait de recourir à de l’aide et à des services (Bizot, Viens et Moisan, 2013; Brooks, 1998; Genest Dufault, 2013).
Les résultats d’un sondage réalisé en 2014 auprès d’un échantillon de 2 084 hommes québécois (Tremblay et al., 2015) viennent accréditer cette distance entre les hommes et l’univers de l’aide et des services en mettant en perspective des aspects relevant de la socialisation masculine. C’est ainsi qu’on retrouve chez les répondants du sondage les degrés d’accord suivants pour ces différents énoncés : « quand j’ai un problème, j’essaie de le résoudre tout seul » (84,6 %); « j’aime mieux régler mes problèmes par moi-même » (74,9 %); « ça va se régler avec le temps » (68,4 %); « mes problèmes, je préfère les garder pour moi » (67,8 %); « quand je suis triste ou préoccupé et que quelqu’un essaie de m’aider, ça m’agace » (45,4 %); « quand je suis obligé de demander de l’aide, ma fierté en prend un coup » (35,1 %); « je me sentirais faible de demander de l’aide » (25,4 %).
La difficulté de plusieurs hommes à exposer leur faiblesse est exprimée par certains de ces résultats et rejoint leur volonté d’être « autonomes », l’une des caractéristiques centrales de la socialisation masculine, qui est reflétée par ce résultat-clé du sondage : 92,4 % des répondants soulignent « ne pas aimer se sentir contrôlés par les autres ». De plus, près de deux hommes sur cinq (39,1 %) n’ont aucune idée des services pouvant leur venir en aide (Tremblay et al., 2015).
La proche aidance chez les hommes | ce qu’en disent les écrits
Les études consultées sur la proche aidance chez les hommes ou selon le genre se font l’écho de certains traits de la socialisation masculine observés plus haut. Afin de rendre compte d’une synthèse de ces écrits, 18 recherches ont été recensées, dont trois Québécoises.
En voici les principaux constats
Un premier constat tient au fait que les hommes peuvent percevoir leur rôle de proche aidant auprès de leur conjointe comme une menace à leur propre masculinité, notamment lorsqu’ils font des tâches domestiques et qu’ils prodiguent des soins intimes. Afin de préserver leur identité masculine et de légitimer leur présence dans un rôle plus traditionnellement réservé aux femmes, les hommes référeraient à divers traits de l’idéologie masculine dominante, tels qu’« être en charge de la situation », « assurer le contrôle et la gestion des soins », « organiser les tâches », « être forts et proactifs », « être capables d’affronter n’importe quel défi » et « être en résolution de problèmes ». De fait, ces hommes appréhenderaient l’expérience de soins selon une approche dite instrumentale (Ribeiro, Paùl et Nogueira, 2007). Cette façon de faire leur permettrait d’éviter d’être associés à la féminité tout en refoulant leurs émotions (Calasanti et King, 2007). Il s’agirait d’une « façade » positive que se donneraient certains hommes proches aidants comme moyen d’adaptation (Ussher et Perz, 2010). Enfin, le rôle de proche aidant serait étroitement associé à des tâches de « protecteur » chez certains hommes, se reconnaissant ainsi dans un trait de socialisation masculine plus traditionnel (Sanders et Power, 2009).
Un deuxième constat concerne la perception subjective du fardeau des tâches qui serait moins grande chez les hommes que chez les femmes. Ainsi, une recherche révèle que, plus que les hommes, les femmes se sentiraient « fatiguées » (50 % comparativement à 12,5 %), ne parviendraient pas à « trouver du temps pour se détendre » (35,7 % comparativement à 6,3 %) et estimeraient davantage que « les autres se sont déchargés sur elles » (35,7 % comparativement à 11,8 %) (Bucki, Spitz et Baumann, 2012). En complément, selon une étude, le fait de procurer des soins plus intenses serait relié à une moins bonne santé mentale tant chez les hommes que chez les femmes, mais davantage chez ces dernières, même lorsque les responsabilités sont égales sur le plan de la proche aidance (Alpass et al., 2013). Enfin, les femmes proches aidantes exprimeraient un sentiment d’angoisse ressentie nettement supérieur à celui des hommes alors que ces derniers seraient davantage affectés par des sentiments tels que l’irritabilité et la régression (Baumann et Aïach, 2009).
Ces aspects représenteraient des marqueurs de différences sensibles selon le sexe des proches aidants d’après les écrits consultés. Des mécanismes de socialisation différenciés selon le genre expliqueraient en bonne partie les différences observées.
Un dernier constat ferme la boucle en quelque sorte avec la première partie ayant porté sur le rapport des hommes avec l’aide et les services. Selon les écrits recensés, en général, les hommes proches aidants auraient des réticences manifestes pour solliciter de l’aide auprès des membres de leur famille et des autres proches, ainsi qu’auprès des services formels (Couture, 2010; Greenwood et Smith, 2015; Ussher et Perz, 2010).
Pour expliquer en partie cette distance à l’endroit de l’aide et des services, des études pointent du doigt le repli sur soi de certains proches aidants masculins et leur attitude autarcique dans leur rôle de soutien (Calasenti et King, 2007; Couture, 2010; Lopez, Copp et Molassiotis, 2012). Ils auraient plutôt tendance à se retirer dans un certain mutisme qu’ils considèreraient comme un aspect de leur masculinité, l’expression des besoins et des émotions étant perçue comme une faiblesse (Ussher et Perz, 2010). Entre autres, il existerait chez certains hommes proches aidants un mécanisme considéré comme typiquement masculin et consistant à « bloquer leurs émotions » comme stratégie d’adaptation à leur rôle de proche aidant (Calasenti et King, 2007). Dans le même sens, il est mentionné que les hommes, en général, auraient tendance à garder pour eux le stress vécu dans le contexte d’un soutien exigeant (Lopez et al., 2012).
Une autre dimension de la proche aidance masculine est l’isolement des hommes. Ainsi, il n’est pas rare d’observer que la conjointe, à qui l’homme apporte de l’aide, soit sa seule confidente. (Ducharme et al., 2007), ce qui pourrait renforcer l’isolement de l’homme proche aidant et le priver en partie d’information sur les services existants (Calasenti et King, 2007; Ducharme et al., 2007).
Enfin, les proches aidants masculins, dans l’ensemble, seraient réticents à déléguer leurs responsabilités à d’autres, que ce soit aux services formels ou aux familles. Ce facteur pourrait également contribuer à la distance observée avec l’univers des services (Greenwood et Smith, 2015). Et, même lorsque les services sont présents, les hommes proches aidants rapportent ne pas être toujours entendus et compris par les intervenants qui ne considèreraient pas toujours la perception de leurs besoins dans l’offre de services selon leur point de vue (Ducharme et al., 2007).
L’article met en évidence le rôle-clé de la socialisation masculine pour mieux comprendre la proche aidance chez les hommes et mieux intervenir auprès d’eux. Bien sûr, nombre de constats rapportés dans cet article ne sont pas en soi exclusifs aux hommes. Cependant, ceux rapportés seraient plus prégnants chez eux ou seraient vécus différemment en raison de certains traits de socialisation plus typiquement masculins.
C’est la raison pour laquelle des études parcourues font état de l’importance de considérer la proche aidance masculine comme ayant une certaine spécificité. D’où l’importance, selon ces travaux, d’éviter le piège d’une homogénéisation des approches et des interventions occultant des différences selon le genre.
Références
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Bizot, D., Viens, P.-A. et F. Moisan (2013). La santé des hommes. Les connaître pour mieux intervenir, Saguenay : Université du Québec à Chicoutimi.
Brooks, G. R. (1998). A New Psychotherapy for Traditional Men. San Francisco : Jossey-Bass.
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Ribeiro, O., Paùl, C. et C. Nogueira (2007). Real men, real husbands : Caregiving and masculinities in later life., Journal of Aging Studies, vol. 21, no 4, 302-313.
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Tremblay, G. et J. Roy, en collaboration avec F. de Montigny, M. Séguin, P. Villeneuve, B. Roy, D. Guilmette J. Sirois-Marcil et D. Emond (2015). Où en sont les hommes québécois en 2014 ? Sondage sur les rôles sociaux, les valeurs et sur le rapport des hommes québécois aux services, Québec : Masculinités et Société.
Ussher, J. M. et J. Perz (2010). Gender differences in self-silencing and psychological distress in informal cancer carers., Psychology of Women Quarterly, vol. 34, no 2, 228-242.
Jacques Roy, professeur associé à l’Université du Québec à Chicoutimi et chercheur au Pôle d’expertise et de recherche en santé et bien-être des hommes
Sophie Éthier, professeure à l’École de travail social et de criminologie de l’Université Laval et chercheuse au Centre de recherche sur les soins et les services de première ligne de l’Université Laval
Gilles Tremblay, professeur associé à l’École de travail social et de criminologie de l’Université Laval et chercheur responsable du Pôle d’expertise et de recherche en santé et bien-être des hommes
Hélène Lahaie, auxiliaire de recherche et étudiante en sociologie à l’Université Laval