Par Jean-Michel Longneaux – 1er décembre 2021
L’auteur met en valeur dans ce texte trois désirs fondamentaux qui animent les différentes trajectoires de vie de chacun. Ces désirs sont susceptibles d’être violemment impactés par la maladie. L'auteur du livre Finitude, solitude, incertitude présente dans ce contexte une issue « porteuse de vie ».
Tant que nous sommes « bien portants », nous menons notre vie comme nous le voulons ou, tout au moins, comme nous le pouvons. Chacun d’entre nous est alors absorbé par mille projets. Mais à y regarder de plus près, aussi diverses et singulières soient les trajectoires de vie des uns et des autres, trois désirs fondamentaux les animent.
Vivre en bonne santé
Tout d’abord, il y a le désir de toute-puissance. Il ne faut pas y voir en priorité le désir d’écraser les autres ou de dominer le monde. Le désir de toute-puissance qui nous porte doit plutôt se comprendre comme le désir d’être à la hauteur de ce que nous pensons devoir être : être un bon professionnel, compétent, être un bon parent pour nos enfants, être suffisamment fort ou intelligent ou courageux pour rendre les autres heureux, pour réussir sa vie, pour faire face aux aléas en restant maître de sa destinée. Être capable également de tout supporter dans la vie, avec sang-froid ; montrer qu’on peut se contrôler en toute circonstance. Être capable de recommencer sa vie à zéro… comme si tous les possibles restaient à notre disposition en permanence et surtout comme s’il ne tenait qu’à nous de les réaliser. L’enjeu est capital: si nous ne sommes pas tout-puissants, sommes-nous encore aimables? Peut-on encore nous faire confiance?
Deuxième désir qui nous porte, celui par lequel nous cherchons à être reconnu par les autres, en tout cas par ceux qui nous importent (nos amours, nos amis, nos enfants, nos collègues, etc.). Se sentir aimé, rejoint, soutenu, respecté par ceux qui nous sont proches, ceux en lesquels on croit se reconnaître. Si l’on essaie de préciser ce que l’on entend par là, on doit distinguer deux modes de relation. C’est, d’une part, faire de l’autre une personne qui compte pour nous, qu’on intègre dans notre monde, dans notre vie ; on aura ainsi la conviction de le comprendre et de savoir ce qu’est son bien (et de le savoir parfois mieux que lui). C’est, d’autre part, avoir tendance à se comprendre à partir des autres, à partir de leurs attentes supposées, de telle sorte que nous puissions faire le bien qu’ils attendent de nous. Bref, notre vie relationnelle se déploie sur ce fond de relations à double sens: on comprend les autres à partir de soi et on se comprend à partir d’eux. C’est ce qui permet une réelle connivence, nous persuade de pouvoir réellement rejoindre l’autre dans son vécu et de partager ainsi sa souffrance ou ses moments de joie.
Dernier désir qui nous porte, celui qui se traduit par des attentes que nous estimons légitimes à l’égard de la vie, des autres, de la société: il y a des choses qui nous sont dues, sans quoi la vie devient tout simplement absurde. Ainsi, il nous est dû de nous épanouir dans notre métier, d’être remercié pour nos efforts, ou, plus humblement, de voir nos efforts aboutir. Devant un échec ou la mort d’un enfant, etc., le sentiment d’injustice éprouvé n’a de sens qu’au regard de cette conviction secrète qu’il nous était dû que les choses se passent autrement. Et à l’inverse, quand le bonheur fond sur nous, nous en jouissons comme si c’était la juste récompense du travail fourni, comme si, en définitive, l’ordre du monde était (enfin) respecté.
Quand surgit la maladie
Lorsque surgit une maladie, ce sont précisément ces trois désirs qui sont plus ou moins violemment impactés. En effet, que découvre-t-on alors? Tout d’abord que la toute-puissance est illusoire. La maladie nous reconduit en effet à notre vulnérabilité, à nos limites, à notre mortalité, c’est-à-dire à ce que les philosophes appellent la finitude humaine. On croyait maitriser son existence, pouvoir conserver un corps intact, inaltérable, maintenu dans le silence de ses organes et obéissant à notre volonté. Et nous voilà au mieux contrarié, au pire défait, désormais condamné à devoir vivre au rythme que nous imposent la maladie et les soins qu’elle appelle. Même si on l’emporte, on n’en sortira pas indemne: la naïveté d’avant – lorsqu’on se croyait invincible – est perdue à tout jamais.
Mais les maladies ébranlent aussi notre désir de fusion: on découvre alors que l’on est toujours seul à porter le poids de ses souffrances. Certes, on peut être pris en charge par des professionnels compétents, on peut être entouré par une famille aimante et attentionnée, mais aucune de ces personnes ne peut nous rejoindre dans les épreuves que l’on traverse. Entre celui qui souffre de sa maladie et celui qui souffre de voir l’autre souffrir, il y a un fossé qui se creuse et qui en fait deux étrangers l’un pour l’autre: ils ne partagent plus une existence commune, l’expérience de l’un et celle de l’autre ne se confondent plus vraiment. En un mot, l’un et l’autre découvrent qu’ils croyaient « fusionner », partager une même histoire, et ainsi se comprendre, mais ils constatent, parfois dépités ou en colère, que la maladie les renvoie à une solitude indépassable. Une maman pourrait supplier le ciel de prendre la place de son enfant souffrant pour le libérer de son fardeau, elle se heurtera à l’impossibilité de pouvoir rejoindre « de l’intérieur » celui qu’elle aime plus que tout au monde. Elle devra se contenter de rester à ses côtés.
Enfin, selon la gravité de la maladie à laquelle on doit faire face, il apparaît plus ou moins clairement que rien ne nous est dû dans la vie. On peut avoir pris soin de son corps, mangé bio et fait du sport, on peut avoir mené une vie exemplaire, généreuse, altruiste, les problèmes de santé peuvent nous rattraper sans prévenir. Un accident ou un virus peut nous réduire à une existence diminuée, ou nous condamner à une mort rapide, alors qu’il est trop tôt, qu’on est trop jeune, qu’on a encore tant de choses à vivre, tant de projets à mener, des enfants en bas âge, etc. Manifestement, la vie n’en a que faire et peut tout nous reprendre à n’importe quel moment. Ainsi est-on ramené à l’incertitude de l’existence.
Ce que la maladie nous apprend sur nous-mêmes
De telles descriptions nous aident à comprendre pourquoi les maladies sont davantage que des problèmes médicaux à résoudre: quelle qu’en soit l’issue, elles nous reconduisent à deux constats. D’un côté, nos désirs de toute-puissance, de fusion et d’une vie où tout nous est dû relèvent du désirable: dans la mesure où l’on ne désire jamais que ce qu’on n’a pas ou ce qu’on n’est pas – et que l’on ne sera jamais – cela revient à dire que l’objet de ces désirs relève de l’imaginaire (infantile). D’un autre côté, la finitude, solitude et incertitude de l’existence ne sont pas créées par la maladie, mais bien plutôt révélées par elle, car même en bonne santé, chacun est effectivement un individu qui a des limites, qui ne fusionne pas avec les autres et qui nait mortel, en étant, dès son premier jour d’existence, exposé à une vie imprévisible. Dans la mesure où nul n’échappe à ces trois caractéristiques, celles-ci définissent notre réalité.
Le refus normal de la réalité
Placés dans une telle situation, certains chercheront à échapper à la réalité, pour mieux se replier dans leur imaginaire et donc dans leurs désirs. Trois comportements sont identifiables, qu’il faut comprendre comme autant de symptômes d’une incapacité (provisoire) à accepter ce que pourtant ils sont.
Tout d’abord, il y a ceux qui vont fuir. Ils feront semblant de rien. Ils reporteront la visite chez le médecin, ou ils ne croiront pas à un premier diagnostic et ils chercheront à obtenir un second avis. Ils prendront grand soin de ne pas embarrasser les autres, en se convaincant que de toute façon, ils ne peuvent pas comprendre. Ils préféreront leur mentir pour cacher des fatigues anormales ou tout autre signe qui pourrait les trahir. Il est vrai que se cacher ainsi aux autres permet de se dérober devant soi-même. Ce que l’on ne dit pas aux proches, à ceux que notre vie concerne, c’est en vérité ce que l’on n’accepte pas pour soi-même. En attendant, ils sauvent les apparences. Ils ne laissent rien « transpirer » au-dehors et ils en viennent même parfois à « oublier » en se distrayant à travers de nombreuses occupations.
D’autres, au contraire, se surprendront à devenir irritables, voire violents. Ils sont en état de guerre totale contre le sort qui s’est abattu sur eux, contre les bien-portants, contre la maladie, contre eux-mêmes, impuissants. À fleur de peau, tout les irrite et les agace. Le plus souvent, c’est l’entourage qui sera pris pour cible. Mais n’importe qui fera l’affaire, car en vérité, la cible choisie n’est qu’un leurre: le problème, ce n’est pas l’autre, c’est soi-même en tant que touché par la maladie. Aussi, cette violence peut prendre bien des formes. Elle peut notamment ne jamais se retourner contre les autres, mais uniquement contre soi-même: on se mettra en danger, on se dévalorisera, on se rendra méprisable, on se rendra détestable. D’autres iront encore plus loin, en se mutilant ou encore, en cherchant à se suicider: ultime violence retournée contre soi.
Enfin, certains patients sombreront plutôt dans des attitudes dépressives. Repli sur soi, perte de désir, désinvestissement de ses relations, de ses loisirs: plus rien n’a de sens si l’on est condamné à vivre avec telle maladie. La volonté semble démise et le patient suit passivement les décisions du médecin ou de la famille. Cette attitude dépressive pourra s’aggraver en devenant alcoolisme ou toxicomanie: deux comportements qui accentuent encore davantage le décrochage et le repli sur soi. Le suicide par dépression – c’est-à-dire par perte de sens (et non plus par violence) – est parfois l’aboutissement de cette descente en enfer.
Juger, c’est ne pas comprendre
Les quelques attitudes ici évoquées demandent des commentaires. Insistons d’abord sur le fait qu’elles sont ici stéréotypées. Chaque personne est unique et réagit comme elle le peut, avec les ressources qui sont les siennes. Les formes que prennent la fuite, la violence et la dépression, leur intensité et leur durée dans le temps varient donc d’un sujet à l’autre. Il est même des patients qui passent d’un comportement à l’autre, alternant la dépression et la violence. Tout cela semble évident. Par contre, ce qui l’est moins – et c’est sur ce point que nous voudrions insister – c’est que ces attitudes ne doivent n’être ni méprisées ni condamnées. On ne devrait jamais être honteux d’être en colère, dépressif ou fuyant. Ces différentes réactions sont non seulement normales, mais elles sont vitales pour celui qui y recourt. En effet, aussi difficiles soient-elles à vivre pour l’entourage comme pour le patient, elles sont autant de détours nécessaires qu’emprunte la personne secouée par le destin, pour finalement accepter ce qui lui arrive. Ces comportements ne sont donc pas des « maladies », des « déviances », mais des chemins, ou si l’on préfère, des étapes qu’il faut traverser et qui témoignent toutes que, pour l’instant, on refuse de vivre avec ce qui arrive, ou que l’on n’en a pas la force. En interdisant à ces personnes d’emprunter le chemin qui est le leur, on les prive à coup sûr de la seule chance, parfois ténue, qu’ils ont d’accepter un jour ce qui leur arrive et de se réapproprier ainsi leur vie.
Cela dit, il faut tout de suite ajouter deux remarques. Premièrement, si l’on doit consentir à ces détours, la question se pose de savoir jusqu’où les accepter. Par exemple, lorsque le patient se met clairement en danger, lui ou un tiers, il semble évident qu’il faut intervenir. La question se pose de savoir comment. Deuxièmement, si ces comportements sont normaux en tant qu’étapes, ils doivent néanmoins être considérés comme pathologiques lorsqu’ils deviennent des styles de vie à part entière, lorsque, en d’autres termes, la personne concernée n’en sort plus. Si la fuite, la violence ou la dépression deviennent chroniques, alors il faut s’inquiéter et demander de l’aide. Car c’est le signe d’une souffrance qui perdure, c’est-à-dire d’une incapacité à accepter ce que la vie a fait de soi. Reste néanmoins la difficulté de définir à partir de quand il est sage de s’inquiéter: certains patients ont parfois besoin de plusieurs années pour reprendre le dessus.
Finalement, sur quoi porte le deuil ?
La seule issue porteuse de vie, même dans la maladie et même dans la mort, c’est d’apprendre à aimer ce que nous sommes, ou tout au moins de se réconcilier avec ce que nous n’avons jamais cessé d’être. Mais pour y parvenir, il faut accepter de faire le deuil de nos désirs. Qu’est-ce à dire ? Non point qu’il faille cesser de désirer, mais seulement qu’il faut arrêter de prendre ses désirs… ou plus exactement l’objet de ses désirs, pour la réalité. En se libérant de cette illusion mortifère, on se donne une chance de pouvoir se réconcilier avec ce qu’il nous est donné de vivre, aussi éprouvant cela soit-il. Ce faisant, on n’empêche certes pas la maladie d’exister, mais on se rend disponible pour l’assumer.
Jean-Michel Longneaux est philosophe et professeur de philosophie à l’Université de Namur en Belgique. Il est aussi conseiller en éthique dans le monde de la santé et rédacteur en chef de la revue Ethica Clinica. Il a écrit le livre intitulé Finitude, solitude, incertitude publié en 2020.