Par François Rainville, Sarah Pelletier-De Rico et Chantale Dufour – 1er décembre 2021
Après avoir distingué les concepts de pré-deuil, de deuil anticipé et d’anticipation, cet article abordera leurs enjeux en contexte d’aide médicale à mourir, identifiera des facilitateurs, barrières et pistes d’actions permettant de favoriser les processus adaptatifs et discutera du désinvestissement caractéristique d’un deuil anticipé selon une perspective théorique et clinique.
C'est difficile, nous avons rendez-vous avec la mort de quelqu'un qu'on aime.
Lorsqu’une personne choisit de recevoir l’aide médicale à mourir (AMM), cela implique qu’elle peut choisir le moment de son décès, entraînant ce « rendez-vous » avec sa mort. Pour les proches qui accompagnent cette personne, cela élimine plusieurs éléments d’incertitude pouvant causer de la détresse en contexte de fin de vie; incertitude par exemple quant à l’émergence de nouveaux symptômes, la perte d’autonomie, la nécessité de relocalisation, le moment ou le lieu de décès (Fasse, Sultan & Flahault, 2013). Cela peut représenter une opportunité de préparation à la mort qui s’en vient ainsi que de moments significatifs avec l’être cher. Par contre, cela peut aussi être lié, pour les proches, à de l’anticipation négative de ce qui s’en vient, à de l’incompréhension, à des divergences d’opinions, à des conflits de valeurs (Girard, 2020), voire à un désinvestissement de la relation avec la personne, caractéristique d’un deuil anticipé. Bref, ce « rendez-vous » avec la mort en contexte d’AMM amène son lot d’opportunités, de défis et d’enjeux. Pour en discuter, il convient d’abord de bien définir et distinguer différents concepts liés à la préparation de ce qui s’en vient, à l’anticipation ou au travail de deuil commençant avant le décès d’un être cher dans un contexte d’AMM.
Définitions et concepts | distinctions entre pré-deuil, deuil anticipé et anticipation
La littérature distingue deux concepts en lien avec le début d’un processus de deuil se produisant avant la mort d’un être cher. Tout d’abord, le concept de pré-deuil peut être décrit comme un processus adaptatif de préparation à la mort ou aux réactions de deuil à venir par lequel une personne s’habitue progressivement aux perspectives de séparation, de perte irrémédiable de leur être cher ainsi que des réactions qui suivront. Ce processus se distingue de l’anticipation de la mort ou de la simple compréhension que le décès s’en vient de par son objectif de préparation (Fasse et coll., 2013). Malgré qu’il soit impossible de se préparer complètement à la mort ou la perte d’un être cher, certaines actions peuvent du moins permettre de se préparer de façon plus adaptée à ce qui s’en vient.
Le concept de deuil anticipé, quant à lui, peut être décrit comme un processus de détachement et de désinvestissement de la relation avec l’être cher, comme si la personne vivant le deuil anticipé était déjà séparée et en deuil de l’être cher alors qu’il est encore en vie. Le deuil anticipé, sauf dans certains contextes particuliers tels que celui d’une fin de vie en lien avec une démence avancée, est un processus davantage vu comme associé à une moins bonne adaptation des proches, voire un processus pathologique qui se produit rarement (Fasse et coll., 2013).
Enfin, contrairement au deuil anticipé, le processus général d’anticipation de ce qui s’en vient, c’est-à-dire le fait de penser, imaginer, supposer ou tenter de prévoir les événements à venir, est un processus normal qui touche tous les proches de personnes en fin de vie, incluant ceux ayant demandé à avoir recours à l’aide médicale à mourir.
Anticipation, pré-deuil et préparation plus ou moins adaptative
Quoi que le processus d’anticipation soit présent chez tous les proches, il peut être plus ou moins aidant ou adaptatif, selon certains éléments de contexte sur lesquels les équipes de soins n’ont pas nécessairement d’emprise (contextes bio-psychosociaux, familiaux et spirituels, temps de préparation disponible avant l’AMM, ou encore énergie disponible, capacités, possibilités d’action des personnes et leurs proches), mais aussi sur certains éléments pour lesquels les équipes de soins peuvent agir et qui peuvent être des facilitateurs ou des barrières à un travail de pré-deuil adaptatif des proches (voir tableau suivant).
Anticipation et autres réactions le jour de l’AMM
Le jour de l’AMM, dans les heures ou les minutes précédant le moment choisi, les proches vivent en général un fort sentiment d’anticipation, qui peut se traduire par de l’anxiété, de l’inquiétude, de la fébrilité, de l’agitation ou au contraire à de l’apathie, de la torpeur ou de l’immobilité. Toutes ces réactions sont normales et justifiées par une nouvelle expérience; chacun tente à sa façon de composer avec la situation. L’AMM ne laisse personne indifférent : les émotions et réactions chez les proches ont chacune leur propre NIP, c’est-à-dire qu’elles sont Normales, Imprévisibles et Personnelles (Masson, 2020).
Désinvestissement en contexte d’AMM
Pour certains proches, le désinvestissement est peut-être la seule réaction qu’ils ont à leur disposition. Par exemple, s’ils s’opposent à l’AMM, si cette intervention est pour eux contraire à leurs croyances ou à leur morale et qu’ils n’ont pas la légitimité ou le droit d’avoir cette position face à leur être cher ou les autres membres de leur famille, l’auto-exclusion du processus d’AMM et de la relation avec leurs proches est la seule avenue qu’ils jugent acceptable ou qui leur reste. Ainsi, avant de voir une situation pathologique, lever les drapeaux rouges et vouloir agir à tout prix lorsqu’un désinvestissement est identifié en contexte d’AMM, il est important d’évaluer le contexte de la situation, car cela pourrait être la seule option qu’ont certains proches pour composer avec la situation. Il est ainsi recommandé d’impliquer les membres des équipes interdisciplinaires disponibles (ex. : travailleurs sociaux (TS) et intervenants en soins spirituels (ISS)), qui prendront le temps d’évaluer le contexte et intervenir de façon appropriée.
Vignette clinique : illustration de pistes d’action mettant à contribution les membres des équipes afin de favoriser l’adaptation des proches et réduire le risque de deuil anticipé
Après avoir reçu un diagnostic de cancer généralisé, Mme S., 78 ans, a formulé une demande d’AMM à son médecin traitant. Madame avait déjà abordé ses souhaits de fin de vie avec sa fille J., qui respecte sa décision d’AMM et qui a accepté d’être présente lors de la procédure. Toutefois, J. n’a jamais vécu une telle expérience et appréhende le déroulement de celle-ci, d’autant plus que C., sa fille de 10 ans, désire également être présente. Madame a aussi un frère, G., avec lequel elle entretient une relation très étroite, mais qu’elle hésite à inviter à l’AMM. Sachant que les conséquences d’un tel secret peuvent être lourdes au sein d’une famille et que la participation des proches favorise les processus adaptatifs, les membres de l’équipe encouragent la communication des besoins et attentes entre madame et son frère. Madame a d’ailleurs sollicité la travailleuse sociale de l’unité, au moment de l’annonce à son frère, pour être disponible au besoin, tout en respectant l’intimité nécessaire à ce partage.
Dans les jours précédant l’AMM, le médecin traitant et la travailleuse sociale rencontrent les proches de madame qui seront présents afin de leur donner les informations relatives au déroulement de la procédure et répondre à leurs questionnements et préoccupations, et ce afin de diminuer l’anticipation négative et les processus imaginatifs quant à l’AMM. J. est invitée à contacter l’organisme Deuil-Jeunesse pour l’aiguiller dans la préparation de sa jeune fille. Dans la démarche de préparation de l’AMM, les intervenants explorent les désirs de madame et ses proches et leur offrent la possibilité d’organiser des rituels d’échanges significatifs entre eux, tout en réduisant la part d’improvisation. Le lieu et le cadre de l’AMM sont déterminés ainsi que les vêtements et parures qu’arborera la dame. G. apportera des fleurs tandis que C. récitera un poème, avant de faire un partage de gestes et de paroles significatifs préparé avec l’ISS permettant d’exprimer la gratitude à madame et lui dire adieu. J., quant à elle, veut tenir la main de sa mère pendant la procédure.
Le jour de l’AMM, les proches sont informés qu’un salon est mis à leur disposition s’ils souhaitent se retirer à tout moment, et que TS et ISS seront disponibles sur l’unité s’ils ressentent le besoin de ventiler sur leur vécu ou d’explorer le sens donné à cette expérience. Après le décès, le personnel de l’unité offre les condoléances à la famille et s’assure de détecter les signes de détresse éventuels. Une relance téléphonique est proposée dans les semaines suivantes pour suivi de deuil, ce que G. accepte volontiers.
Au cours de son séjour sur l’unité, madame et ses proches ont bénéficié du soutien et de l’accompagnement des intervenants à chacune des étapes avant, pendant et après l’AMM. Cet accompagnement répondant aux besoins spécifiques de chacun des proches et effectué par des professionnels a constitué un élément de rassurance pour la dame afin de permettre à ses proches de vivre le moment présent.
Comme illustré dans la vignette clinique, l’implication des différents intervenants psychosociaux et spirituels au prélude de la demande d’AMM peut constituer un atout pour favoriser l’adaptation des proches et prévenir un travail de pré-deuil moins adaptatif ou un désinvestissement caractéristique d’un deuil anticipé (Cantin, 2019; Girard, 2020). De par l’unicité de leur champ d’expertise, chacun des intervenants de l’équipe de soins palliatifs travaille à ce que les proches puissent poursuivre leur relation avec la personne recourant à l’AMM et ce dans le respect de leurs croyances, valeurs, désirs, limites et espoirs. Cette collaboration interdisciplinaire permet de faciliter la communication entre les protagonistes et avec l’équipe de soins, d’identifier et de répondre aux besoins spécifiques des proches, et surtout d’optimiser leur participation active et leur inclusion, notamment au travers de moments significatifs tels que les rituels, ce qui favorise le processus de deuil (Reboul, 2020; Stephenson, 1985).
En contexte d’AMM, le phénomène individualiste de prise de contrôle de la personne quant au « rendez-vous » avec sa mort et tout ce qui l’entoure (heure, lieu, invités, moindres détails des funérailles) peut devenir un phénomène si important qu’il relègue les proches à des rôles complètement passifs plutôt qu’actifs, qui les pousse par le fait même vers un désinvestissement. Il est alors intéressant de se rappeler le sens ou l’utilité première des moments significatifs et des rituels pré et post mortem : servir les vivants, les réconforter, mais surtout leur permettre d’accompagner activement le passage de l’être cher vers le statut de mort, de s’adapter à cette séparation totale et irrémédiable avec celui-ci en célébrant sa vie et en formalisant le tout en gestes et en paroles porteuses de sens pour les vivants (Reboul, 2020; Stephenson, 1985).
Références
Cantin, A. (2019). Quelle est la place du soutien psychosocial dans le processus d’aide médicale à mourir au Québec? [Mémoire de maîtrise, Université Laval]. https://corpus.ulaval.ca/jspui/handle/20.500.11794/34545
Fasse, F., Sultan, S., et Flahault, C. (2013). Expérience de pré-deuil à l’approche du décès de son conjoint : une analyse phénoménologique interprétative. Psychologie française, 58(3), 177-194. DOI: 10.1016/j.psfr.2013.02.001
Girard, M. (2020). Prendre soin de ceux qui restent et de ceux qui soignent. Le médecin du Québec, 55(6), 27-30.
Masson, J. (2020). Mon grand-papa va mourir mercredi à 10 h. Le médecin du Québec, 55(6), 31-34.
Reboul, P. (2020). La place des rituels dans le processus de deuil. Jusqu’à la mort accompagner la vie, 140(1), 5-7. DOI : 10.3917/jalmalv.140.0005
Stephenson, J.S. (1985). Death, grief, and mourning. Collier Macmillian Publishers.
Titulaire d'une maîtrise en service social, François Rainville exerce comme travailleur social à l’Hôpital du Saint-Sacrement du CHU de Québec – Université Laval depuis 2011. Il œuvre auprès de la clientèle en oncologie et en soins palliatifs, tout en s’impliquant dans différents mandats de développement, de recherche et d’évaluation.
Titulaire d'une maîtrise en service social, Sarah Pelletier-De Rico exerce comme travailleuse sociale au CHU de Québec-Université Laval depuis 2020. Elle œuvre principalement auprès de la clientèle en soins palliatifs à l’Hôpital Saint-François d’Assise.
Chantale Dufour exerce comme travailleuse sociale au CHU de Québec-Université Laval depuis 2013. Ayant œuvré principalement dans le domaine des soins palliatifs, des soins critiques, ainsi que des sciences neurologiques, elle occupe présentement la fonction de coordonnatrice professionnelle à l’Hôpital Saint-François d’Assise et à l’Hôpital de l’Enfant-Jésus.