Pour aller au-delà des compétences enseignées
Par André-Anne Parent, Edward Ou Jin Lee, Antoine Bertrand-Deschênes et Salim Beghdadi – 1er décembre 2021
Le travail associé à la mort est un champ complexe qui recouvre des enjeux humains et relationnels dépassant le cadre formel de l’intervention sociale. L’intervenant est renvoyé à lui-même et se retrouve aux prises avec ses propres limites et avec des questions spirituelles, religieuses ou culturelles pouvant le déstabiliser. Cet article, basé sur une revue de la littérature de type « examen de la portée », se propose d’ouvrir la réflexion sur la manière de prendre en compte ces aspects parfois oubliés de l’intervention.
Contexte
L’intervention en contexte de deuil se rapporte au champ plus large du travail associé à la mort, le death work, un champ complexe qui recouvre des enjeux humains et relationnels dépassant le cadre formel de l’intervention sociale. Dès lors que l’intervenant est confronté à la souffrance et au deuil d’autrui, il est renvoyé à lui-même et se retrouve parfois aux prises avec ses propres limites et avec des questions spirituelles, religieuses ou culturelles qui peuvent le déstabiliser. Il devient alors impératif de prendre en compte ces dimensions de l’intervention en contexte de deuil et d’ouvrir la réflexion autour d’un modèle d’action qui répondrait à la fois à des besoins pragmatiques, mais aussi sociaux-psychologiques. Une problématique d’autant plus centrale qu’elle s’inscrit aujourd’hui dans un contexte de pandémie, avec un nombre de décès élevé, un manque de personnel soignant et de lit de réanimation, à quoi s’ajoute une quasi-absence de suivi psychologique post-interventionnel1.
Dans le cadre de cet article, nous souhaitons aller au-delà des compétences de base enseignées pour explorer de nouvelles voies d’intervention capables de prendre en compte des caractéristiques du death work jusque-là oubliées. Nous présenterons ainsi dans un premier temps les compétences dans le travail associé à la mort ainsi que les compétences personnelles mobilisées en contexte d’intervention. Nous aborderons ensuite les moyens de consolider les compétences personnelles et la gestion des émotions. Pour finir, nous traiterons des limites dans l’intervention ainsi que de l’arrimage de l’intervention avec la spiritualité, la religion et la culture.
Méthodologie
Un examen de la portée de la littérature a été effectué au cours de l’année 2019 (Arksey et O’Malley, 2005) et avait comme question de recherche principale: quel est l’état des connaissances sur les différents types et approches de formation et d’intervention en contexte de deuil? Le but était d’évaluer de manière critique la littérature empirique, revue par les pairs, portant sur les modèles de formation et d’intervention en contexte de deuil.
Un formulaire d’extraction des données standardisé a été développé pour s’assurer de la consistance des informations extraites. Ce formulaire inclus notamment des informations sur le type de savoir empirique, le cadre théorique, l’approche méthodologique, un résumé des résultats principaux et des recommandations clés en lien avec les implications qu’ont les politiques publiques et les pratiques d’intervention, les manques dans les connaissances identifiées et les limites de l’étude. Le logiciel COVIDENCE a été utilisé pour suivre tout le processus.
Dix-neuf textes ont été identifiés pour le présent article parmi 182 articles liés à l’intervention en contexte de deuil et 25 liés à la formation en contexte de deuil sélectionnés lors des premières étapes du protocole. Cet article présente une synthèse des textes identifiés, classés selon les thèmes les plus pertinents.
Résultats
Les compétences dans le travail associé à la mort
Le soutien offert aux usagers en deuil offre la possibilité d’améliorer la santé et le bien-être de plusieurs personnes, que ce soit les enfants, les amis ou les autres membres d’une famille (Altmaier, 2011; Gordon, 2013), et il est reconnu comme particulièrement bénéfique pour les personnes qui luttent contre des symptômes de détresse intenses et prolongés (Beyers, Rallison et West, 2017). Les fonctions des intervenants sociaux, que ce soit l’écoute, l’évaluation, le référencement ou l’organisation de services, les amènent à offrir ce soutien dans un contexte souvent difficile, chargé d’émotions et de détresse.
Pour Chan et Tin (2012), ce travail entraîne son lot de difficultés, que ce soit l’épuisement professionnel, la fatigue de compassion ou le trauma vicariant (Chow, 2013). Si le travail est généralement réalisé auprès des proches et des usagers endeuillés, il fait aussi référence au deuil vécu par l’intervenant lorsqu’un usager décède, que ce soit dans le cadre d’une intervention brève ou de crise (pensons à un suicide ou un décès par surdose par exemple), à moyen terme (comme dans les soins palliatifs) ou dans le cadre d’un suivi à plus long terme (comme dans les programmes de soutien à domicile, les centres d’hébergement pour aînés ou en santé mentale). Il est donc important de développer les compétences de ces professionnels et de les équiper pour faire face à l’ensemble de ces situations.
Le travail associé à la mort repose sur quatre catégories de compétences : a) les compétences associées au savoir ; b) les compétences associées à la pratique; c) les compétences personnelles; d) les compétences associées à l’environnement de travail (Chan et Tin, 2012). Or, si les programmes de formation contribuent généralement à développer les deux premières formes de compétence, soit le savoir et la pratique, la recherche tend à démontrer que les compétences personnelles devraient être davantage renforcées (Chow, 2013).
Les compétences personnelles en contexte d’intervention
Selon Chan et Tin (2012), les compétences personnelles se déclinent selon trois thèmes: a) les ressources personnelles ; b) le positionnement existentiel ; c) la gestion des émotions2. Abondant dans le même sens, Chow (2013) présente les compétences personnelles comme les aspects personnels, spirituels et philosophiques. Cela suppose ainsi des capacités réflexives importantes, tant sur le plan ontologique qu’expérientiel.
Pour Gordon (2013), ces compétences vont bien au-delà de la simple intervention et exigent de poser un regard sur soi, sur le sens donné à la vie et à la mort et sur la capacité à transformer une expérience de perte, parfois traumatique, en une expérience apprenante. Quant à eux, Cacciatore et Flint (2012) considèrent que les personnes endeuillées ont surtout besoin d’intervenants attentifs, prêts à témoigner de leur douleur, sans porter de jugement et en acceptant pleinement leur état émotionnel, social et existentiel. Cela suppose de la curiosité, de l’ouverture d'esprit, l’acceptation et une préoccupation compatissante pour l’autre.
Comment consolider les compétences personnelles et la gestion des émotions
Les auteurs recensés s’entendent sur l’importance des apprentissages « alternatifs » pour développer les compétences émotionnelles, notamment en ce qui a trait à l’anxiété liée à la mort. Selon Chow (2013), cela peut même se faire assez rapidement si les intervenants sont exposés aux expériences appropriées, comme la méditation guidée, les simulations, la rédaction de sa propre nécrologie ou encore, la tenue d’un journal réflexif.
En général, l'écriture est un moyen puissant pour aider les individus à faire face à la détresse, au chagrin et à la perte associés à la prise en charge de personnes en fin de vie. Pour les intervenants, l'utilisation de méthodes narratives donne l'occasion de s'exprimer sur leur travail auprès des personnes malades et souffrantes et de tenir compte de leur propre souffrance, d'écouter, de reconnaître et de partager (St-Louis, 2015). L’écriture et la mise en forme d’une trame narrative positive peuvent développer les capacités et le pouvoir d’agir des intervenants dans leur relation avec les proches et dans leur cheminement personnel face aux pertes vécues dans le milieu de pratique.
Enfin, de nombreux textes traitent du rôle des approches de pleine conscience pour développer les compétences personnelles et la gestion des émotions (Cacciatore, Thieleman, Osborn, Orlowski, 2014; Thieleman, Cacciatore, Hille, 2014; Thieleman et Cacciatore, 2014; Cacciatore et Flint, 2012). Ces approches amélioreraient les attitudes envers les patients et seraient associées à des niveaux plus élevés de compassion. Il a aussi été démontré que des soins prodigués par des intervenants sensibilisés à la pleine conscience augmentent la stabilité émotionnelle, diminue les troubles de l'humeur, la fatigue de compassion, le stress traumatique secondaire et l'épuisement professionnel, en plus de soulager les symptômes résultant d’un deuil traumatique (Krasner et al., 2009 in Cacciatore et Flint, 2012).
Comprendre les limites de l’intervention
Quoique les approches mentionnées dans la section précédente amènent l’intervenant à être réflexif et conscient de ses expériences, des transformations vécues et des émotions associées, Hyatt (2014) décourage les intervenants de partager leurs narratifs personnels parce qu’ils ne correspondent pas nécessairement au vécu de la personne. Autrement dit, même si elle croit que ses deuils l’ont rendue plus compatissante, Hyatt continue à ne pas se révéler, sauf par de petites marques d’empathie. Enfin, dans un contexte multiculturel et diversifié, les auteurs consultés insistent également sur l’importance d'éduquer, de soutenir et de défendre les familles dans un style conscient, mais non présomptueux, qui permet la réconciliation entre des cultures parfois très différentes (Cacciatore, 2009). La connaissance des rituels et des pratiques vécus par divers groupes est notamment essentielle. Il sera tout aussi important pour les professionnels d’être conscients de leur propre vision du monde spirituel et des rituels de soins associés (Gerow et coll., 2010, p. 124).
Mieux intégrer la spiritualité, la religion et la culture dans l’intervention
Parmi les articles autour de la formation sur l’intervention en contexte de deuil, certains contiennent également du contenu pédagogique visant à intégrer la spiritualité et la religion dans l'intervention (Breen, Fernandez, O'Conner et Pember, 2013 ; Chan & Tin, 2012 ; Konrad, 2010 ; Mak, 2013 ; Serwint et coll., 2106 ; Turner, Kuyini, Agustine et Hunter, 2015). Breen et coll. (2013) indiquent que la formation actuellement offerte sur le deuil destiné aux professionnels de la santé « met l'accent sur les aspects psychologiques et psychiatriques du deuil et de la perte avec peu d'attention au contexte social de ces phénomènes » (p. 326). En revanche, Mark (2013) souligne que la religion, les antécédents professionnels, les conceptions véhiculées par les médias de masse et les expériences personnelles liées à la mort sont tous des facteurs majeurs qui façonnent le point de vue des étudiants sur la mort.
La recension effectuée porte à croire que la formation devrait inclure un engagement explicite face aux dimensions sociales du deuil, y compris sur la gestion des enjeux existentiels dans l’accompagnement, tels que situer la mort d'un proche dans la conceptualisation du sens de la vie, de la mort et de la souffrance humaine (Chan & Tin, 2012). À certains égards, la personne endeuillée et l’intervenant comprendront ainsi la mort dans leurs propres visions du monde et leurs valeurs respectives, mais il est du devoir du praticien d’être conscient de la façon dont sa vision du monde peut façonner ses interventions. Cela exige de développer une démarche réflexive par rapport à sa propre vision du monde et ses valeurs (Chan & Tin, 2012).
Dans une étude évaluant les impacts d'un cours en travail social sur les soins palliatifs, Turner et coll. (2015) indiquent qu'il n'y avait pas suffisamment de formation sur la manière d’accompagner les personnes endeuillées afin de répondre à leurs besoins spirituels, religieux et culturels. En revanche, Serwint et coll. (2016) considèrent que la présentation d'études de cas peut « démontrer le rôle que la spiritualité peut jouer pour aider une famille à donner un sens à la maladie d'un enfant et illustrer comment l'humilité spirituelle peut approfondir le partenariat entre les familles et les prestataires de services » (p.5). Une formation comprenant des techniques spécifiques afin de mieux outiller les étudiants à être plus à l'aise pour discuter de spiritualité serait ainsi bénéfique (Turner et coll., 2015).
Enfin, ces études rappellent l’importance de discuter avec les personnes endeuillées sur comment la mort d'un proche est façonnée par leur spiritualité, leur religion et leur culture (Mak, 2013; Serwint et coll., 2015; Turner et coll., 2015). Cependant, malgré l’importance du sujet, aucune des études recensées ne focalise de manière significative sur ces termes clés – la spiritualité la religion et la culture. Des recherches supplémentaires sont nécessaires afin de s'assurer que ces termes sont clairement définis et appliqués, aussi bien dans les programmes de formation que les interventions.
À la lumière des éléments de réflexion présentés dans cet article, il apparaît que le death work repose sur le développement de compétences associées aux savoirs interventionnels et à la pratique, mais aussi, et surtout, sur des compétences personnelles qui doivent s’insérer dans un environnement professionnel. Il est ainsi essentiel de renforcer davantage les compétences personnelles des intervenants et d’aménager des cadres professionnels capables de prendre en compte la complexité du travail associé à la mort. C’est dans cette optique que nous expérimentons actuellement, en partenariat avec le CIUSSS du Nord de l’île-de-Montréal, un projet pilote de communauté de pratiques dont la finalité est de soutenir les intervenants, favoriser la communication au sein des équipes et offrir des lignes directrices aux gestionnaires. Ce projet, coconstruit avec les intervenants, permettra la rédaction d’un guide de pratiques qui prendra en compte les dimensions évoquées ici, et, nous l’espérons, contribuera ainsi à l’amélioration des conditions d’intervention en contexte de deuil.
Références
Altmaier, e.M. (2011) Best Practices in Counseling Grief and Loss: Finding Benefit from Trauma. Journal of Mental Health and counseling, January (1), Special section on Grief, Loss, and Bereavement.
Arksey, H. et O'Malley, L. (2005) Scoping studies: towards a methodological framework. International Journal of Social Research Methodology, 8(1), 19-32.
Beyers, J.M., Rallison, L., West, C. (2017). Dialogical space in grief work: Integrating the alterity of loss. Death Studies, 41(7), 427-435.
Breen, L. J., Fernandez, M., O’Connor, M., & Pember, A.-J. (2013). The Preparation of Graduate Health Professionals for Working with Bereaved Clients: An Australian Perspective. OMEGA - Journal of Death and Dying, 66(4), 313‑332. https://doi.org/10.2190/OM.66.4.c
Cacciatore, J. (2009). Appropriate Bereavement Practice After the Death of a Native American Child. Families in Society: The Journal of contemporary social services, 90(1), 46-50.
Cacciatore, J., Flint, M. (2012) ATTEND: Toward a Mindfulness-Based Bereavement Care Model. Death Studies, 36(1), 61-82.
Cacciatore, J., Thieleman, K., Osborn, J., Orlowski, K. (2014). Of the Soul and Suffering: Mindfulness-Based Interventions and Bereavement. Clinical Social Work Journal, 42(3), 269-281.
Chan, W.C.H., Tin, A.F. (2012). Beyond Knowledge and Skills: Self-Competence in Working With Death, Dying, and Bereavement. Death Studies, 36(10), 899-913.
Chow, a.Y. (2013). Developing Emotional Competence of Social Workers of End-of-Life and Bereavement Care. British Journal of Social Work, 43(2), 373-393.
Gerow, L., Conejo, P., Alonzo, A., Davis, N., Rodgers, S., & Domian, E. W. (2010). Creating a Curtain of Protection: Nurses’ Experiences of Grief Following Patient Death: Curtain of Protection. Journal of Nursing Scholarship, 42(2), 122‑129. https://doi.org/10.1111/j.1547-5069.2010.01343.x
Gordon, T.A. (2013). Good Grief: Exploring the Dimensionality of Grief Experiences and Social Work Support. Journal of Social Work, End of Life and Palliative Care, 9(1), 27-42.
Ho Chan, W. C., & Tin, A. F. (2012). Beyond Knowledge and Skills: Self-Competence in Working With Death, Dying, and Bereavement. Death Studies, 36(10), 899‑913. https://doi.org/10.1080/07481187.2011.604465
Hyatt Goldblatt, E.D. (2014). From Healer to Transformed Healer: Relearning Lessons in Grief. Reflections: Narratives of Professional Helping, 23(1), 32-41.
Konrad, S. C. (2010). Relational Learning in Social Work Education: Transformative Education for Teaching a Course on Loss, Grief and Death. Journal of Teaching in Social Work, 30(1), 15‑28. https://doi.org/10.1080/08841230903479458
Mak, M.-H. J. (2013). Quality Insights of University Teachers on Dying, Death, and Death Education. OMEGA - Journal of Death and Dying, 66(2), 173‑194. https://doi.org/10.2190/OM.66.2.e
Serwint, J. R., Bostwick, S., Burke, A. E., Church, A., Gogo, A., Hofkosh, D., Baldwin, C. (2016). The AAP Resilience in the Face of Grief and Loss Curriculum. Pediatrics, 138(5), 1‑9. https://doi.org/10.1542/peds.2016-0791
St-Louis, N. (2015). Writing to Cope: Meaning Making for Professionals Caring for the Cancer Patient. Reflections, 20(3), 26-39.
Thieleman, K., Cacciatore, J. (2014). Witness to Suffering: Mindfulness and Compassion Fatigue among Traumatic Bereavement Volunteers and Professionals. Social Work, 59(1), 34-41.
Thieleman, K., Cacciatore, J., Hille, P.W. (2014). Traumatic Bereavement and Mindfulness: A Preliminary Study of Mental Health Outcomes Using the ATTEND Model. Clinical Social Work Journal, 42, 260-268.
Turner, L., Kuyini, A. B., Agustine, S. S., & Hunter, S. (2015). Social Work Student Views on Palliative Care Learning Resources. Australian Social Work, 68(2), 259‑270.
Notes
1 L’augmentation des décès, le confinement, la distanciation sociale, le port du masque qui réduit la communication non verbale sont autant d’éléments qui vont impacter le deuil et l’intervention sociale qui lui est associée. (Cf. André-Anne Parent et al, 2020)
2 Nous avons traduit les termes utilisés pour correspondre au vocabulaire couramment utilisé dans le milieu de l’intervention au Québec.
André-Anne Parent est professeure agrégée à l’École de travail social de l’Université de Montréal.
Edward Ou Jin Lee est professeur agrégé à l’École de travail social de l’Université de Montréal.
Antoine Bertrand Deschênes est doctorant à l’École de travail social de l’Université de Montréal.
Salim Beghdadi, est coordinateur du projet d'intervention en contexte de deuil au Centre InterActions du CIUSSS du Nord-de-l'Île-de-Montréal.