Par Nouha Ben Gaied – 1er décembre 2021
Le deuil est un processus universel, naturel et nécessaire, souvent accompagné de chagrin. Dans le cas de la maladie d’Alzheimer, celle-ci entraîne de multiples pertes qui auront des conséquences sur le proche aidant, qui va vivre un deuil blanc avant même le décès de la personne en perte d’autonomie.
Mon meilleur ami me manque. Mon mari a toujours été mon meilleur ami. Nous partagions nos joies, nos inquiétudes, nos espoirs et nos rêves. On parlait de tout, de l’actualité, de nos emplois respectifs, nos enfants, nos voyages à planifier, avec beaucoup d’ouverture et de confiance l’un envers l’autre. Maintenant je n’ai plus personne à qui exprimer mes émotions et mes inquiétudes. Bien sûr, je peux continuer à parler avec mes amies, mais ce n’est pas la même chose que de parler à son partenaire de vie et ça me manque!
Mme G., proche aidante de son conjoint atteint de la maladie d’Alzheimer. Alors que le conjoint de madame vit encore à domicile, celle-ci ressent déjà un grand vide, qui s’est installé lentement au sein du couple, sans crier gare.
Les défis posés par la maladie d’Alzheimer
La maladie d’Alzheimer est le trouble neurocognitif le plus largement diagnostiqué, avec 60 à 80% des personnes atteintes. C’est une maladie neurodégénérative, irréversible qui affecte la mémoire, le langage, le comportement, la personnalité et la capacité de la personne à effectuer les tâches de la vie quotidienne. L’annonce d’un diagnostic vient alors perturber la vie d’un couple ou d’une famille, qui devront alors (ré) apprendre à vivre avec cette nouvelle réalité.
De par son caractère évolutif, la personne proche aidante constate les changements et les pertes, avec un sentiment d’impuissance, d’incompréhension, parfois même de colère, qui l’amène souvent à ressentir des sentiments similaires à ceux vécus lors d’un deuil. Cela fait référence à la pensée paradoxale : la personne atteinte est bel et bien présente physiquement, mais souvent absente sur le plan psychologique ou sa présence n’est plus ce qu’elle était. Le deuil blanc ainsi vécu est différent du deuil ou du chagrin ressenti lors du décès de la personne. En effet, la personne bénéficie généralement du soutien de la famille et des amis et les sentiments associés à cette période difficile finissent par s’estomper au fil des rituels traditionnels, et du temps. Or, le deuil blanc vient compliquer le chagrin : la personne proche aidante peut éprouver de la difficulté à vivre son chagrin, à laisser aller ses émotions face à la perte des capacités de la personne atteinte.
Les membres de famille quant à eux ne perçoivent pas les besoins du proche aidant et pourraient ne pas être là pour offrir soutien et réconfort. Le deuil blanc vient aussi créer de la confusion dans la relation parent-enfant avec le changement de rôle, mais aussi au sein d’un couple, lorsque l’un des partenaires ne s’identifie plus à la relation conjugale parce que le conjoint ne le reconnaît pas, que les besoins d’intimité sont modifiés ou encore que des changements de personnalité apparaissent. Il faut aussi faire le deuil des rêves envisagés avec la personne et des projets communs, qui risquent de ne pas se réaliser.
Dans le cas de la maladie d’Alzheimer, le conjoint(e), l’enfant ou la sœur voit son rôle changer de manière très lente, au rythme de l’évolution de la maladie, pour devenir un proche aidant expert, sans parfois même s’en être rendu compte. Comprendre le deuil blanc, ses effets et en parler pour aller de l’avant, devient alors essentiel pour pouvoir faire le deuil de ce qui a été perdu et vivre pleinement, au mieux, cette nouvelle réalité imposée par la maladie.
Jusqu’à récemment, les professionnels de la santé et des services sociaux, de même que les chercheurs, ont longtemps mis l’accent sur le niveau de stress et la charge émotive, physique et financière induites sur le proche aidant d’une personne en perte d’autonomie, sans trop porter attention à l’impact des deuils et au chagrin ressenti, ni aux effets potentiellement néfastes sur leur santé et leurs capacités fonctionnelles. Or, le deuil contribue pour beaucoup au stress du proche aidant et rend l’adaptation à tout changement difficile et problématique. Il est donc important de faire la distinction entre le deuil que vit un proche aidant en raison des pertes nombreuses et continuelles et le stress causé par l’accompagnement offert à la personne atteinte de la maladie.
Reconnaître le deuil
Que la personne proche aidante accompagne un conjoint, un parent ou un ami, il est important que les émotions associées au chagrin soient exprimées, reconnues et comprises par l’entourage et les intervenants qui gravitent autour de la dyade. Sans cela, l’isolement, l’épuisement et la détresse du proche aidant risquent de devenir plus importants et le chagrin de s’aggraver avec le temps. Soyez à l’écoute de leurs préoccupations, rassurez-les, car d’autres personnes vivent aussi la même situation, que des stratégies existent pour vivre leur chagrin, mais aussi que le deuil fait partie du processus d’adaptation au départ de l’être cher. Le deuil touche aussi, voire autant, la personne atteinte d’un trouble neurocognitif, notamment lorsque celle-ci reçoit un diagnostic à un stade précoce. C’est généralement de la douleur et beaucoup de tristesse qui s’installent, en raison de la perte anticipée de sa mémoire, de ses capacités cognitives et fonctionnelles, de son autonomie et des relations humaines. Avoir une écoute empathique, réconforter et rassurer sans nier ou diminuer l’importance de ses sentiments sont des actions primordiales dans le processus de reconnaissance du deuil vécu. Se laisser aller à ressentir la douleur et pleurer tout ce qui est perdu durant la maladie, plutôt que d’éviter ou nier ses émotions, contribuent à l’apaisement de la personne, à réduire son niveau de stress et lui permettent d’aller de l’avant.
S’adapter à chaque nouvelle réalité
Les personnes proches aidantes doivent continuellement s’adapter aux nouveaux événements ou changements que génère la maladie et qui risquent d’intensifier les sentiments de deuils et de chagrin. Cela se manifeste très tôt, avec la constatation des premiers symptômes et l’annonce du diagnostic et se poursuit durant les moments charnières, lorsque le proche aidant doit faire face à l’augmentation des besoins (soins personnels, aide à domicile, répit), à l’apparition des changements de comportement (la perte d’intérêt, moins d’interactions sociales) ou encore durant la période de transition du domicile vers un milieu d’hébergement. Mais le parcours avec la maladie ne s’arrête pas là, car il faudra encore composer avec les risques de chutes, le déclin de la santé globale, les soins palliatifs et ultimement la mort.
Une multitude de sentiments et d’émotions s’entremêlent alors, allant de la peur, la colère, la tristesse et le déni parfois, jusqu’à la culpabilité, le regret et l’impuissance. Pouvoir parler de ces ressentis dans le cadre d’un groupe de soutien, auprès d’un cercle d’amis, avec un membre de la famille ou d’un guide spirituel permet au proche aidant de solliciter des sources de soutien qu’il n’avait peut-être pas envisagées et de surmonter ses deuils.
Il faut aussi changer sa perception de la maladie, pour se centrer sur la personne, sur ce qu’elle vit au moment présent et l’accompagner adéquatement. L’approche centrée sur la personne préconisée par la Société Alzheimer permet aux proches aidants de prendre conscience que la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer peut être présente et absente à la fois, que les besoins de l’un et de l’autre sont tout aussi importants et que la personne atteinte demeure un être humain à part entière, avec qui il est encore possible de maintenir une communication, en dépit de la perte de certaines capacités.
Aider à aller de l’avant
Plusieurs stratégies peuvent aider les proches aidants à composer avec leur deuil, tout en continuant à accompagner leur proche atteint.
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Comprendre l’évolution de la maladie, les transitions successives et s’y préparer : informer les proches aidants en organisant des ateliers-rencontres avec la Société Alzheimer de votre région, mettre à leur disposition des brochures, des dépliants sur les sujets d’intérêt et être présent pour répondre à leurs questions le cas échéant.
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Avoir une écoute empathique, maintenir une relation de confiance avec la personne proche aidante et affirmer leurs points forts : leur résilience, leur capacité d’aller de l’avant et de s’adapter aux changements.
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Permettre au proche aidant de nommer ses émotions et d’exprimer son chagrin à travers des pleurs, par exemple.
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Faire valoir au proche aidant que le deuil blanc et le chagrin vécu durant leur parcours avec la maladie sont différents de celui ressenti au décès de la personne. Les renseigner, en fournissant du matériel éducatif, ou en organisant des conférences sur le sujet. Pourquoi ne pas organiser un atelier consacré au deuil avec votre Société Alzheimer régionale ?
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Aider les proches aidants à comprendre que certains événements et transitions tels que le déménagement en résidence ou lorsque la personne ne le reconnaîtra plus, sont des moments charnières qui intensifient souvent le chagrin ressenti.
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Encourager le proche aidant à prendre des moments de répit pour se ressourcer et maintenir un équilibre entre son rôle de proche aidant et sa propre vie. Il est important qu’il puisse répondre à ses attentes et ses besoins personnels, de veiller à son bien-être, de demeurer physiquement actif, de bien s’alimenter, de réduire son stress, de puiser dans sa spiritualité, pour continuer à accompagner l’autre adéquatement.
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Soutenir les proches aidants dans leur processus de définition de leurs besoins. En prendre conscience permet d’avoir des attentes réalistes et de mieux orienter les demandes d’aide effectuées auprès des membres de la famille ou des amis.
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Aider le proche aidant à déterminer quelles sont les personnes qui ont été à leurs côtés lors des événements marquants de leur vie et les inciter à demander de l’aide au-delà de leur cercle de proches ou d’amis.
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Outiller les proches aidants avec des stratégies de communication et de stimulation. Maintenir un contact significatif entre la personne atteinte et son proche aidant permet de diminuer la souffrance ressentie. Que ce soit par les mots, les sens, la musique ou l’art, la communication est toujours possible durant tous les stades de la maladie.
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Encourager les proches aidants à exprimer leur deuil par l’art, l’écriture, la photographie ou toute autre forme d’expression artistique pourrait aussi leur procurer un sentiment de bien-être.
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Valoriser leur rôle de proche aidant. Les personnes qui décident d’endosser cette responsabilité acquièrent de nouvelles habiletés, font preuve de beaucoup de résilience, développent une plus grande compassion et une force intérieure qu’ils ne croyaient pas posséder.
Si vous passez tout votre temps avec la personne et négligez votre propre vie, vous sentirez un vide énorme lorsqu’elle sera partie. M., proche aidante.
Ne vous oubliez pas
Les intervenants et professionnels de la santé vont aussi s’attacher à la personne atteinte en raison de leur relation quotidienne, la confiance établie et la proximité. Tout au long de votre accompagnement, vous aurez appris à connaître la personne dans son intimité et à établir une relation empreinte de défis parfois, mais surtout de moments de partages, de rires et de plaisir. Nous avons tendance à croire que les intervenants sont à l’abri du chagrin et que, plus ils sont témoins du décès de personnes atteintes, moins ils subissent l’impact de la mort et de la tristesse qu’elles ressentent. En l’absence d’occasions d’exprimer le chagrin et les deuils successifs ressentis, les membres du personnel œuvrant notamment dans les centres de soins de longue durée, les services d’oncologie et de soins intensifs, où le taux de mortalité est plus élevé, peuvent faire face à des défis plus intenses :
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Impact sur la santé mentale et physique.
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Risque d’effritement de la compassion (réfère à l’épuisement physique, émotionnel et spirituel pouvant éroder la capacité de ressentir des émotions envers les clients et d’en prendre soin).
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L’épuisement devient alors inévitable.
Au-delà des proches aidants qui vont vivre des deuils successifs, les intervenants ressentent aussi la perte de la relation qu’ils entretenaient avec la personne atteinte et la rupture de leur relation avec les proches de la personne.
Voici quelques stratégies à mettre en place pour extérioriser vos émotions, gérer votre deuil et réaliser que le chagrin que vous ressentez est probablement aussi partagé par d’autres :
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Participez à des cours, formations, discussions, conférences ou encore des ateliers dédiés aux soins palliatifs.
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Mettez en place des stratégies de soutien aux équipes : des séances officielles ou informelles de verbalisation.
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Favorisez des rencontres d’entraide de pairs, des cercles de partage.
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Prenez le temps pour des pauses de réflexion et d’évocation de souvenirs.
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Organisez des rituels ou services funéraires collectifs.
Référence
Société Alzheimer du Canada, Le deuil blanc - ressource pour les fournisseurs de soins de santé, 2013.
Nouha Ben Gaied, PhD, est directrice recherche et développement, qualité des services à la Fédération québécoise des Sociétés Alzheimer. Sensibiliser à la réalité des personnes atteintes d’un trouble neurocognitif, les proches aidants, les chercheurs québécois qui œuvrent dans ce domaine et soutenir les vingt Sociétés Alzheimer du Québec, voilà ce qui la motive tous les jours.