Par Alain Legault – 1er décembre 2021
Pendant des siècles, le deuil a été encadré et accompagné par des rituels religieux, ceux-ci se modifiant au fil du temps sous l’effet combiné des changements sociaux et culturels (Bacqué et Hanus, 2020). Ce n’est qu’au début du 20e siècle que la psychologie scientifique naissante s’est intéressée à ce phénomène humain universel et inévitable.
La psychologie naissante s’intéresse au deuil
Pensons d’abord à Freud qui publia dès 1915 Deuil et mélancolie, un article dans lequel il se livre à une analyse comparative entre le deuil, la réaction émotionnelle qui suit le décès d’une personne aimée et la mélancolie1. Il y décrit les caractéristiques d’un deuil, telles qu’un « état d’âme douloureux, la perte de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité de choisir quelque nouvel objet d’amour que ce soit (et) l’abandon de toute activité qui n’est pas en relation avec le souvenir du défunt. » (Freud, 2004, 8). Il précise aussi que pour lui, le deuil n’est pas un état pathologique.
Par la suite, c’est Lindemann qui publia en 1944 un article intitulé Symptomatology and management of acute grief. En se basant sur 101 entrevues psychiatriques réalisées auprès de différentes populations en situation de deuil, Lindemann y décrit les symptômes d’un deuil normal, la durée du processus de deuil, ainsi que les caractéristiques d’un deuil « morbide ». Il ajoute aussi quelques recommandations pour le traitement du deuil. Ce texte devint une référence phare dans le domaine du deuil. À ce jour, il aurait été cité près de 4 000 fois2. Finalement, Bowlby publia dès 1974 ses premiers travaux sur l’attachement et la perte qui marquèrent un tournant majeur dans l’étude du deuil.
Puis les travaux des psychologues et psychiatres sur le deuil se multiplièrent: Parkes (1972), Worden (1982), Rando (1986), Stroebe et Stroebe (1987) pour ne nommer que les principaux pionniers dans le domaine. Une des caractéristiques des travaux psychologiques de cette période est la dominance quasi exclusive des modèles axés sur une vision du processus de deuil comme la succession d’une suite d’étapes ou de tâches à compléter pour retrouver un fonctionnement quotidien libéré des souffrances découlant du deuil.
Les soins spirituels s’y intéressent aussi…
Durant cette période les soins spirituels continuèrent à s’intéresser au soutien à offrir aux personnes en deuil. Ainsi, Bane et ses collaborateurs (1975) publièrent un ouvrage sur les soins pastoraux à offrir aux endeuillés. Les différents chapitres proposés alternaient entre des exposés à saveurs théologiques, par exemple le chapitre intitulé Bereavement in New Testament Perspective et d’autres, plutôt influencés par la psychologie, par exemple le chapitre intitulé Bereavement: An opportunity for Emotional Growth. Pour leur part, Mitchell et Anderson (1983) publièrent un ouvrage sur le sujet marqué fortement par la psychologie dans la première partie du livre, celle portant sur la compréhension du deuil, et soutenu par la théologie pastorale dans la seconde moitié de celui-ci. Le chapitre final s’intitulant même Toward a Theology for Grieving. Finalement, Oates, un psychologue de la religion et professeur de théologie pastorale, publia en 1997 Grief, transition, and loss: a pastor's practical guide. Une fois de plus, la recherche d’une voie pastorale, que nous nommerions aujourd’hui soins spirituels, pour accompagner les endeuillés, s’appuyait fortement sur les connaissances issues de la psychologie. Force nous est de constater que l’étude du deuil et les soins aux endeuillés furent, au 20e siècle, sous le leadership de la psychologie.
Le tournant épistémologique en ce début du 21e siècle
L’entrée dans le 21e siècle marqua cependant un tournant épistémologique dans l’étude du deuil. Sous l’impulsion de quelques chercheurs anglo-saxons, on vit apparaître de nouvelles conceptions du deuil qui ouvrirent la porte à un rapprochement avec la spiritualité (et les soins spirituels) dans le soutien à offrir aux personnes en deuil. Il y eut d’abord la publication en 1999 par Stroebe et Schut d’un article qui fera date: The dual process model (DPM) of coping with bereavement. Cette nouvelle conceptualisation du deuil marquait une rupture avec les conceptions antérieures en s’éloignant des modèles « par étapes » qui étaient la norme depuis près d’un siècle. La grande innovation du DPM est de concevoir le deuil selon une oscillation régulière entre deux types de processus opposés: les processus orientés vers la perte et les processus orientés vers le rétablissement (Strobe et Schut, 2010). La présence de ces deux types de processus de façon simultanée dès le début d’un deuil permet de sortir des modèles antérieurs par étapes et d’individualiser la trajectoire de deuil, ainsi que son accompagnement, pour tenir compte des caractéristiques de chaque personne tout en fournissant aux soignants une structure de compréhension solide et efficace.
Presque au même moment, Neimeyer (2001) publiait le premier d’une longue série de textes mettant l’accent sur la recherche de sens comme processus central du deuil. Il situe cette nouvelle façon de voir le deuil dans une approche clairement constructiviste où le rôle de la personne en deuil est central dans la résolution de celui-ci. Cet auteur publiera finalement en 2016 les bases d’une théorie développementale du deuil (Neimeyer & Cacciatore, 2016) spécifiant trois périodes dans l’évolution d’un deuil: 1) early grief, soit les premières semaines après le décès d’un proche alors que l’endeuillé cherche à comprendre comment et pourquoi la mort est venue chercher son proche. La crise à résoudre3 est alors de rester en relation avec nos proches ou de s’isoler; 2) middle grief, qui dure pendant quelques mois après le décès alors que le défi de l’endeuillé est de reconstruire un nouveau lien avec la personne décédée afin de trouver un équilibre entre la sécurité et l’insécurité relationnelle et 3) later grief, qui peut s’étendre sur une ou plusieurs années après le décès et où la question centrale de l’endeuillé est « Qui suis-je maintenant? » Sa quête est alors de trouver une signification à la perte vécue au risque de vivre dans le non-sens (l’insignifiance). Cette quête de sens permet également à certaines personnes de vivre une croissance post-traumatique.
Le deuil | un processus de guérison spirituel
Comme nous venons de le voir, le deuil conçu comme un processus de guérison4 a été étudié surtout par la psychologie durant tout le 20e siècle. Depuis le début du 21e siècle, des ouvertures vers la dimension spirituelle du même processus nous viennent de certains éminents spécialistes de la psychologie du deuil. Ainsi, dans l’ouvrage publié par Niemeyer en 2016, on retrouve un chapitre de Pearce et Smigelsky intitulé Spiritual Journaling et un chapitre de Chew intitulé Spiritually Based Healing Rituals, les autrices de ces chapitres sont des psychologues qui cherchent à stimuler une rencontre féconde entre la psychologie et la spiritualité. Dans le même sens, nous pouvons citer les travaux entrepris par la professeure Terri Daniel, D. Min., de la Graduate Theological Union, qui explore la façon de créer une rencontre entre la psychologie et la spiritualité dans l’accompagnement des endeuillés (Daniel, 2021; 2017).
Dans ce contexte, comme plusieurs auteurs (Charron, 2018; Grand’Maison, 2013; Sheldrake, 2014) s’entendent pour inclure dans la définition contemporaine de la spiritualité la recherche de sens. Il nous semble donc pertinent de soumettre l’hypothèse que le deuil serait à la fois un processus de guérison psychologique et spirituelle. Conséquemment, nous proposons aux chercheurs et praticiens de la spiritualité et des soins spirituels d’ouvrir un axe de recherche qui s’intéresserait aux complémentarités possibles entre l’approche psychologique et l’approche spirituelle dans le soutien aux personnes en deuil. Bonne réflexion…
Références
Bacqué, M-F. et Hanus, M. (2020). Le deuil (Huitième édition mise à jour, Série Que sais-je ?). Presses universitaires de France.
Bane, J. D., Kutscher, A. H., Neale, R. E. Reeves, R. B. (1975). Death and ministry: pastoral care of the dying and the bereaved. Seabury Press.
Bowlby, J. (1974). Attachment and loss. Hogarth Press.
Charron, J.-M. (2018). Les études en spiritualité: lieu d’interdisciplinarité et de dialogue. Théologiques, 26 (2), 27–42. https://doi.org/10.7202/1065193ar
Chew, J. H. F. (2016). Spiritually Based Healing Rituals. Dans R. A. Neimeyer (Ed.) Techniques of grief therapy: assessment and intervention. (chap. 64, 329-331). Routledge, Taylor & Francis Group.
Daniel, T. (2021). Adding a new dimension to grief counseling: creative personal ritual as a therapeutic tool for loss, trauma, and transition. Omega - Journal of Death and Dying, (20210527). https://doi.org/10.1177/00302228211019209
Daniel, T. (2017). Grief as a mystical journey: Fowler’s stages of faith development and their relation to post-traumatic growth. Journal of Pastoral Care & Counseling, 71(4), 220–229. https://doi.org/10.1177/1542305017741858
Freud, S. (1915). Deuil et mélancolie. Dans S. Freud, A. Bourguignon, P. Cotet et J. Laplanche, J. (1994). Œuvres complètes : psychanalyse (2e éd. corr., Vol. XIII, 1914-1915). Presses universitaires de France.
Freud, S. (2004). Deuil et mélancolie: Extrait de Métapsychologie. Sociétés, 86, 4, 7-19. https://doi.org/10.3917/soc.086.0007
Grand’Maison, J. (2013). Une spiritualité laïque au quotidien. Neuf voies d’accès au spirituel. Novalis.
Lindemann, E. (1944). Symptomatology and management of acute grief. The American journal of psychiatry, 101, 141-148.
McKenna, J. L. & Marks, A. K. (2018) Eriksonian theory. Dans M. H. Bornstein, (Ed.). The SAGE encyclopedia of lifespan human development. (Vol. 2, p. 768-770). SAGE Publications. https://ebookcentral.proquest.com/lib/ umontrealebooks/detail.action?docID=5561623.
Mitchell, K. R., et Anderson, H. (1983). All our losses, all our griefs : resources for pastoral care (1st ed.). Westminster Press.
Neimeyer, R. A. (2001). Meaning reconstruction & the experience of loss (1st ed.). American Psychological Association.
Neimeyer, R. A. & Cacciatore, J. (2016). Toward a developmental theory of grief. Dans R. A. Neimeyer (Ed.) Techniques of grief therapy : assessment and intervention. (chap. 1, 3-13). Routledge, Taylor & Francis Group.
Oates, W. E. (1997). Grief, transition, and loss : a pastor's practical guide (Creative pastoral care and counseling series). Fortress Press.
Parkes, C. M. (1972). Bereavement. Studies of grief in adult life. Tavistock Publications.
Pearce, M. J. & Smigelsky, M. A. (2016) Spiritual Journaling. Dans R. A. Neimeyer (Ed.) Techniques of grief therapy: assessment and intervention. (chap. 37, 205-208). Routledge, Taylor & Francis Group.
Rando, T. A. (1986). Loss and anticipatory grief. Lexington Books.
Sheldrake, P. (2014). Spirituality: a guide for the perplexed. Bloomsbury Academic. https://doi.org/10.5040/9781472594532
Stroebe, W. et Stroebe, M. S. (1987). Bereavement and health: the psychological and physical consequences of partner loss. Cambridge University Press.
Stroebe, M. S., & Schut, H. A. W. (1999). The dual process model of coping with bereavement: rationale and description. Death Studies, 23(3), 197-224.
Stroebe, M. & Schut, H. (2010). The dual process model of coping with bereavement: A decade on. Omega, 61(4), 273-289.
Worden, J. W. (1982). Grief counseling and grief therapy. A handbook for the mental health practitioner. Springer Publishing Company.
Notes
1 La mélancolie est le nom utilisé à cette époque pour désigner, à quelques détails près, ce que nous nommons aujourd’hui la dépression clinique.
2 Source : https://ajp.psychiatryonline.org/doi/10.1176/ajp.101.2.141
3 La crise est ici prise au sens qu’Erikson lui donne dans sa théorie du développement psychosocial (McKenna & Marks, 2018)
4 Utilisée dans ce contexte au sens du concept anglo-saxon de healing
Alain Legault détient un doctorat en sciences infirmières et une maîtrise en théologie pratique (spiritualité et santé). Il a été professeur de soins palliatifs à la Faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal (2005-2018). Depuis sa retraite de la Faculté des sciences infirmières, il est chargé de cours en spiritualité à l’Institut d’études religieuses de la même université et stagiaire en psychothérapie au Centre St-Pierre à Montréal.