Par Louise Racine et Luce Lamoureux – 1er décembre 2021
C’est en définissant le deuil comme une blessure relationnelle que nous arriverons à saisir tout l’impact - autant physique, émotionnel que social – que cette épreuve inflige à l’endeuillé et à comprendre pourquoi son cœur ne pourra s’apaiser que par l’expression de son vécu et l’action concrète d’en assouvir ses besoins affectifs.
Après le décès de sa conjointe, A. me raconte en thérapie les derniers moments passés à ses côtés. Allongé près d’elle jusqu’à son dernier souffle, il se collait à son odeur et à la chaleur de son corps en lui tenant la main. R. lui avait demandé de lui chanter Parlez-moi d’amour tout en le remerciant pour ces soixante-huit belles années de vie commune où tous les matins il épluchait son orange.
La mort et les derniers moments sont une expérience relationnelle intense et A. ne pourra apaiser la souffrance de son deuil que par un processus qui se veut, lui aussi, relationnel.
Au moment de me consulter, le vieil homme était dans une perte de repères importants. Tous ses sens étaient en manque de sa bien-aimée : son odeur un peu sucrée, ses gestes lents, son regard perçant et sa voix si douce lui manquaient énormément. Il dormait avec le pyjama de R. sur son oreiller, tournait en rond le matin devant son orange et écoutait en boucle leur chanson d’amour. Si ces rituels de transition lui permettaient de la garder présente, son cœur, quant à lui, restait brisé. Il ressentait le manque dans tout son corps, dans tout son être, comme une implacable amputation. En effet, sa perte était immense : il avait à la fois perdu son amoureuse, sa meilleure amie, sa confidente et la mère de ses enfants.
De plus, A. a été fort affecté d’en réaliser aussi l’impact sur le déroulement de leurs rencontres familiales. Dorénavant, rien ne sera plus pareil sans la grande tablée à l’odeur de ragoût de boulettes et de beignes, d’autant plus que personne ne sera plus jamais accueilli par ses légendaires becs en pincette... Autant S., l’arrière-petit-fils de 3 ans la cherchait sous la table, autant la grande M., l’aînée, prenait le rôle de la maman en servant les plats... Mais personne ne saura jamais remplacer R., elle qui était le pilier de cette famille maintenant fragilisée.
Ainsi, la famille est comme un mobile harmonieux où chacun de ses membres remplit un rôle spécifique et tient la place qui lui revient. R. partie, c’est comme si on avait coupé une corde à ce mobile, déstabilisant l’équilibre de l’ensemble relationnel et obligeant chacun à se redéfinir à travers un nouveau rôle à déterminer.
Les besoins de l’endeuillé sont prioritairement relationnels
Lorsqu’on a mal, le premier réflexe est souvent le repli sur soi. Mais pour l’endeuillé, ce dont il a besoin au préalable c’est plutôt de se relier à sa communauté, à ses intimes, pour pouvoir partager sa peine et être reçu avec ouverture et empathie. Il a besoin d’être entendu, compris et validé dans son vécu souffrant aussi bien dans son lien avec le défunt que dans son rythme à l’exprimer. Il a besoin d’être respecté autant dans l’expression de ses émotions que dans l’intensité ou l’absence d’intensité à les manifester. Bref, il a besoin de se sentir « normal », libre et accepté tel qu’il est.
Par exemple, il n’est pas rare qu’un endeuillé raconte et raconte à nouveau sans retenue la description d’une scène éprouvante ou d’un souvenir douloureux : c’est la médecine qu’il aura trouvée pour « digérer » à petites doses ce qui s’avère insupportable... Ou encore, il sera reconnaissant que l’entourage s’intéresse aux souvenirs du disparu... Enfin, il sera réconforté en pouvant pleurer dans les bras d’une personne qui l’aime.
Lors d’un décès, c’est important de recevoir des amis, de pleurer dans les bras des gens qu’on aime, de partager notre peine. Si on ne le fait pas, il va y avoir un vide après. (Lafortune, 2002)
Il n’y a aucun mal à ce qu’un endeuillé préfère retourner le plus rapidement possible au travail - une pulsion de vie irréfutable le projetant dans l’action. Mais le besoin d’exprimer son vécu demande une certaine intimité que peu de milieux de travail sont susceptibles d’offrir. En revanche, rien que le fait de demander en toute simplicité devant un café : « Comment vas-tu? Comment ça se passe depuis la mort de Rose? Comment va ton appétit? Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi? » peut déjà apporter beaucoup de réconfort à la personne endeuillée qui, étant très vulnérable, accueille à cœur ouvert chaque douce attention. Une lettre, une fleur, un appel, un texto... tout ce qui est sincère lui fera le plus grand bien. Et elle s’en souviendra longtemps.
La pire chose, c’est le silence. Il faut exprimer ce que l’on vit. Je le découvre lors des rencontres avec les familles. Plus on en parle, plus on comprend ce qui est arrivé. Plus on arrive à lui donner un sens. (...) Depuis l’épreuve, ces familles traînent un sac rempli de cailloux. Chaque fois qu’elles en parlent, elles perdent un caillou et le fardeau s’allège. (Boisvenu, 2007)
Ainsi, la chaleur humaine permet l’ouverture. Je me souviens, lors de l’animation d’un groupe de soutien, de cette dame âgée qui levait la main pour intervenir et à chaque fois ne faisait que pleurer. En silence. Après quelques minutes, elle me remerciait et passait la parole à quelqu’un d’autre. À la dernière rencontre, elle a confié au groupe qu’il n’y avait qu’avec nous qu’elle pouvait se permettre de pleurer, car elle ne se sentait pas libre de le faire avec ses enfants de peur de les bouleverser.
Quand le deuil n’est pas nommé, son processus de guérison en est dangereusement menacé
Mon expérience de plus de 25 années auprès d’endeuillés m’a permis de constater - pour les raisons que nous venons d’évoquer - jusqu’à quel point , au sein d’une même famille, les saines relations et le désir de communication sont des ressources inestimables pour entamer le processus de guérison de son deuil. Malheureusement, le noyau familial est souvent victime de tabous, de cachettes et de mensonges lesquels sont parfois transmis de génération en génération. Ces relations contaminées fragilisent ses membres, divisent le clan et favorisent l’isolement de chacun. Briser le silence pourra alléger leur histoire de vie et permettre à chacun d’entamer adéquatement son processus de deuil.
Le problème de l’intimité, c’est-à-dire de l’expression de la parole, prend une importance centrale dans le deuil chez les couples et dans la famille : ce défunt que nous partageons, qui était au cœur de nos vies, comment vivre son absence, si je ne peux pas partager cette violence avec ceux qui m’entourent? (Beautheac, 2008)
Une dame ayant participé à un groupe de soutien pour endeuillés quelques semaines auparavant, me téléphone en début janvier, heureuse de me confier que pour la première fois depuis 19 ans, elle n’avait pas été triste à Noël... Lors des rencontres de groupe, elle nous avait confié avoir perdu son premier enfant lors de l’accouchement ...sans même l’avoir vu... sans l’avoir tenu dans ses bras... larmes et peine refoulées. Retour à la maison. Silence. Tabou. Et quoique par la suite elle ait mis au monde toute une belle famille, cette obscure tristesse, me confie-t-elle, l’avait ainsi affligée chaque Noël sans qu’elle en comprenne la provenance.
Nous sommes tentés de croire que tous ces secrets, silences et tabous auraient pour intention première d’épargner la personne éprouvée d’une plus grande douleur. Toutes les phrases telles que: « C’est fini, on n’en parle plus / c'est un enfant, il ne comprend pas / ce n’est pas son premier deuil, il s’en remettra » sont autant de fausses croyances qui ne servent, en définitive, qu’à masquer sa propre vulnérabilité à s’ouvrir le cœur et à aborder le sujet auprès de la personne éprouvée. C’est donc soi-même qu’on épargne... Mais au sein de la famille, c’est alors tout le système relationnel qu’on fragilise ainsi, et cela au risque de contribuer à l’isolement de chacun. Combien de couples brisés et de familles anéanties à la suite d’un deuil...(!) Regrets, culpabilité, amertume et perte de confiance : autant de « cailloux » qui alourdissent le sac familial...
Nous devrions être concernés par les besoins relationnels de nos proches et responsables d’en satisfaire les nôtres
Il n’existe aucune recette pour « bien vivre son deuil » : si l’un y met beaucoup de mots ou d’intensité, l’autre pourra garder le silence en essuyant une simple petite larme au coin de l’œil. Par ailleurs, s’il est indéniable d’en reconnaitre la diversité des expressions il n’en demeure pas moins manifeste que les besoins premiers sont, comme nous l’avons démontré, prioritairement relationnels. De ce fait, l’expérience du deuil requiert une indéniable ouverture à la différence, à l’acceptation du processus ainsi qu’au respect de soi-même.
La perte d’une personne significative laisse des traces indélébiles dans notre cœur comme dans notre histoire de vie. Il est essentiel d’en être conscient pour, au besoin, s’engager à combler ces manques. Les approches relationnelles, telles que les groupes de soutien et les thérapeutes en relation d’aide à l’approche non directive créatrice (ANDC) sont des ressources précieuses pour se sentir entendus avec ouverture et bienveillance1. De plus, rejoindre un groupe avec des personnes qui partagent la même expérience de deuil favorise ce lien d’humanité si nécessaire à notre développement et à notre équilibre : un partage du cœur, comme le dit si bien Simone Pacot2, où l’écoute et l’accueil dans la relation sont de l’ordre du repas où chacun des convives mange le même pain… C’est la rencontre de la vulnérabilité, de la compassion et d’une profonde humanité.
En définitive, quel que soit notre lien avec la personne endeuillée, rappelons-nous que nous avons une responsabilité sociale et humaine envers elle. Car si le deuil est une blessure relationnelle et ne se transforme que par la relation, chacun d’entre nous devrait se sentir appelé à offrir sa bienveillance, son écoute du cœur et son amour.
Références
Beautheac, N., Hommes et femmes face au deuil, éditions Albin Michel, Paris, 2008, p.11
Boisvenu, P-Y, Apprivoiser l'absence, article de la Revue Profil, Coopératives des résidences funéraires du Québec, printemps 2007, p.3
Lafortune, C., Le bricoleur d'histoires, article de la Revue Profil, Coopératives des résidences funéraires du Québec, automne 2002, p.3
Racine, L., Le deuil une blessure relationnelle, éditions du CRAM, Montréal, 2011.
Notes
1 Madame Colette Portelance est la créatrice de l’approche non directive créatrice l'ANDC et des programmes qui sont enseignés au Centre de relation d'aide de Montréal (CRAM) avec cette approche. Cette école, fondée il y a plus de 35 ans, forme des thérapeutes en relation d'aide autant au Québec qu'en Europe. Madame Portelance détient un doctorat en psychopédagogie de l'Université de Montréal et de Paris et est l’auteure de quinze livres.
2 Simone Pacot est juriste et militante. Elle est cofondatrice de l’association Bethasda qui organise des sessions intitulées Évangélisation des profondeurs - Source Wikipédia.
Luce Lamoureux est thérapeute en relation d’aide et présidente de l’association des thérapeutes en relation d’aide en accompagnement du deuil (ATRAAD).
Louise Racine est thérapeute en relation d’aide (TRA), auteure, conférencière et formatrice au Centre de relation d’aide de Montréal. Elle est une référence sur l’accompagnement du deuil au Québec et en Europe.