Par Hubert Doucet - 1er août 2017
Nul doute que les avancées de la médecine génèrent des décisions complexes. Après avoir proposé un tour d’horizon historique de cette question, l’auteur présente l’apport du guide de l’INESSS sur les normes et standards de qualité en matière de niveaux de soins. L’article aborde particulièrement les éléments qui questionnent un projet de médecine humaniste.
En 1780, Benjamin Franklin, écrivait à son ami Joseph Priestly, chimiste et théologien anglais : « les progrès rapides que fait la vraie science me font parfois regretter d’être né trop tôt. » Et il ajoutait : « Toutes les maladies pourront, grâce à des moyens efficaces, être évitées ou guéries, sans excepter celle qu’est le vieil âge, et nos vies seront allongées selon notre bon plaisir, même au-delà de la norme antédiluvienne » (Gruman 1977). Je me demande parfois si ce penseur de la modernité rêvant des extraordinaires développements de la médecine imaginait la complexité décisionnelle qu’allaient générer de telles avancées et dont témoignent les niveaux de soins.
Au départ | la nécessité d’une réflexion
Un des débuts de cette complexité peut être fixé en 1959, lorsque des médecins français identifièrent ce qu’ils appelèrent le coma dépassé ou mort du système nerveux. Cette avancée changea la critériologie de la mort, mais entraîna de multiples interrogations sur les décisions à prendre. Depuis, ces dernières ne nous ont pas quittés (Mollaret, Goulon, 1959). La réanimation cardiorespiratoire doit-elle être exceptionnelle? La morale médicale exige-t-elle de réanimer toute personne dont le cœur arrête de battre? Qui doit décider d’intervenir? Un malade aurait-il avantage à informer de ses choix à l’avance? Faut-il se conformer à la volonté préalable d’un malade à ce propos? Depuis les années 1960 et jusqu’à aujourd’hui, les débats sont vifs à ce propos. La question des niveaux de soins dont on parle beaucoup à l’heure actuelle y trouve son origine. De fait, pour le définir brièvement, un niveau de soins est une forme de planification préalable des soins.
Je ne suis pas un spécialiste des niveaux de soins, mais je m’y intéresse parce qu’ils sont un instrument visant à favoriser une qualité des soins qui s’inscrive dans le respect des valeurs et volontés du patient suite à une discussion entre ce dernier et le médecin. La communication est ici mon angle d’analyse.
En janvier 2016, l’INESSS (Institut national d’excellence en santé et services sociaux), suite à une demande de l’Association médicale du Québec publiait un guide sur les normes et standards de qualité en matière de niveaux de soins à l’intention des établissements de santé (INESSS, 2016). Pourtant, au Québec, des normes de pratique des niveaux de soins remontent aux années 1980 (Nazerali, Ska, Lajeunesse 1998). Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour coordonner les normes de pratique? Ce document sur les niveaux de soins s’inscrit dans une longue histoire qui a donné lieu à de multiples péripéties et qui témoigne des défis que pose la problématique sous-jacente au travail de l’INESSS. La possibilité de réanimer quelqu’un en état d’arrêt cardiorespiratoire a rapidement posé des questions jusqu’alors insoupçonnées et conduit régulièrement à des conséquences malheureuses. Le cas Karen Quinlan est exemplaire à ce propos. Aux débuts des années 1970, cette jeune Américaine fut, par suite d’une anoxie cérébrale, réduite à l’état végétatif. L’Amérique s’enflamma à propos de la question de savoir s’il était acceptable de cesser les moyens extraordinaires qui prolongeaient sa vie. La plupart des groupes médicaux, du moins aux États-Unis, s’entendaient pour affirmer que le rôle de la médecine consistait à prolonger la vie le plus longtemps possible. La discussion avec le patient n’avait pas lieu d’être. Les décisions des tribunaux et l’évolution des mentalités ont fait progresser le corps médical et des normes de pratique impliquant le consentement du patient virent le jour.
Les normes qui émergèrent témoignent des désaccords sociaux à propos des décisions à prendre. Non seulement ne s’entendait-on pas sur les fondements de la décision à prendre, mais de plus il y avait désaccord sur les personnes qui devaient décider. La détermination de l’action relevait-elle du médecin ou du patient? Dans un cas comme dans l’autre, comment devait-on procéder? Ainsi se développèrent divers documents portant sur les responsabilités décisionnelles des uns et des autres. Dès 1984, beaucoup d’hôpitaux canadiens s’entendirent sur des normes auxquelles devaient se conformer toutes les personnes œuvrant auprès des malades en fin de vie (Doucet, 1998). Ce consensus entre associations de médecins, d’infirmières et d’hôpitaux devait résoudre les pratiques divergentes qui avaient cours dans les établissements. La Déclaration conjointe concernant les malades en phase terminale qui portait principalement sur la non-réanimation souleva de nombreuses critiques et ne permit pas de résoudre les difficultés pratiques lors des décisions. Une question suscita de vifs débats : comment les soignants doivent-ils agir lorsqu’ils considèrent que le patient ou ses proches exigent des traitements que les premiers considèrent comme futiles? Il fallut reprendre la discussion et, depuis lors, elle se poursuit, sans qu’elle ne satisfasse tous les acteurs concernés. Deux éléments se sont cependant précisés : la reconnaissance du rôle déterminant du patient ou de son mandataire dans la décision à prendre et la non-nécessité d’utiliser tous les moyens disponibles pour prolonger la vie d’une personne malade.
L’INESSS | son apport
Que dit précisément le document de l’INESSS? D’entrée de jeu, il définit la nature des niveaux de soins : « un outil de communication entre le patient ou le substitut-décideur, le médecin et l’équipe soignante qui désignent les préférences du patient concernant les investigations, les soins ou les traitements à recevoir » (INESSS, 2016). L’INESSS précise davantage en soulignant que cette pratique « représente un élément essentiel de la participation des usagers du réseau de la santé à la prise de décision partagée ». Cette façon de faire doit s’appliquer « dans tous les contextes et lieux de prestation de soins, ce qui répond à un besoin d’équité et d’opportunité pour tous les usagers et leurs proches ». Il est même précisé que la démarche de la détermination d’un niveau de soins ne se limite pas aux seuls soins de fin de vie ou d’hébergement de longue durée, mais devrait s’appliquer aux discussions et aux décisions concernant les soins offerts aux personnes.
Comment réussir cette participation du patient ou du substitut-décideur aux décisions en matière de soins? Le guide met de l’avant un processus qui « comprend cinq composantes : la discussion, la détermination, la documentation, la transmission et l’application ».
- Discussion : échange d’information. Le médecin expose les éléments diagnostiques et pronostiques, et les options de soins. Le patient exprime ses besoins et ses attentes.
- Détermination : responsabilité du médecin. Elle est basée sur une évaluation individualisée et rigoureuse de la condition médicale et les répercussions sur la qualité de vie telle qu’appréciée par le patient. Elle contient deux éléments : niveau de soins et réanimation cardiorespiratoire.
- Documentation : formulaire versé au dossier. Elle comprend la trace de la discussion et de la détermination.
- Transmission : moyens utilisés pour rendre disponible le formulaire en cas de nécessité.
- Application : prise en compte d’un niveau de soins dans l’offre de soins qui est faite au patient.
Le dialogue | une étape incontournable
Au cœur de la démarche des niveaux de soins se trouve le dialogue entre des intervenants devant traiter une personne qui demande d’être aidée. Les premiers reconnaissent qu’ils doivent d’abord s’informer de ce que le second désire dans les circonstances. À partir de là, ils pourront déterminer le niveau de soins approprié, ce qui est considéré comme étant de la responsabilité du médecin. Le guide précise : « Un niveau de soins est qualifié de valide s’il est consigné sur le formulaire prévu à cette fin signé et daté par un médecin. » N’y a-t-il pas contradiction?
En Amérique, l’obligation d’une signature médicale se retrouve partout où ce mécanisme a cours. Pourquoi, à la différence de bien des formules qui ont vu le jour ces dernières années à propos de la responsabilité du patient de décider de ses soins, comme le mandat en cas d’inaptitude, les directives anticipées ou les testaments de vie, le patient ne signe-t-il pas? Comment parler alors de décision partagée si le patient ne confirme pas la décision par sa signature? Le formulaire des niveaux de soins est un document médical qui précise les divers soins sur lesquels le patient ou le substitut-décideur, le médecin et l’équipe soignante se sont entendus dans le contexte de l’état de santé du patient. Le fait que le formulaire des niveaux de soins soit d’abord une initiative médicale en vue de mieux communiquer avec le patient explique peut-être le fait que la signature du patient ne soit pas nécessaire. Les autres formules développées au cours des années visaient à contrer l’acharnement thérapeutique alors que les milieux de soins sont à l’origine du présent processus.
La contribution de l’INESSS ne consiste pas d’abord à concevoir les niveaux de soins, puisqu’ils existent déjà (Collège des médecins du Québec, 2007). Elle est d’enjoindre tous les établissements de santé à inclure cette norme dans leurs pratiques, en raison de son efficacité dans le service aux malades. En effet, cette norme, lorsque bien pratiquée, assure la cohérence des soins dans la prise en compte du point de vue du patient. Elle favorise le respect des patients, thème central dans les débats contemporains sur les soins de santé. C’est pourquoi il importe aussi que les différents établissements aient des normes et des pratiques qui soient claires et utilisables facilement d’un lieu à l’autre, de manière à éviter les mauvaises interprétations nuisibles aux patients. Comme l’approche des niveaux de soins est initiée par les milieux de soins et non par les patients, il est de la responsabilité des premiers d’assurer la facilité dans l’interprétation.
L’exigence de la signature médicale ne signifie pas cependant que le médecin fait seul la démarche. Les échanges interdisciplinaires assurant le partage de l’information sur la situation du patient, l’évolution de sa condition pouvant remettre en question un niveau de soins et la communication de la bonne information entre tous les soignants demeurent des éléments importants pour que cette procédure serve bien la personne du patient. Comme le formulaire des niveaux de soins est enregistré dans le dossier du patient, il accompagne le patient dans ses pérégrinations dans l'hôpital ou son transfert dans un autre établissement. Non seulement les formulaires doivent-ils être harmonisés entre départements et établissements, ils doivent être aussi le fruit d’un bon travail d’équipe.
Le guide de l’INESSS est une occasion d’améliorer la qualité des soins prodigués à une personne malade. Certaines limites doivent cependant être soulignées. Le titre en est une première; il me paraît réducteur. Il fait court, c’est un avantage. Le risque est qu’on ne pense qu’en termes de cases à remplir plutôt que de viser la qualité de la conversation. Le danger sera d’autant plus grand que le formulaire sera rempli dans une situation d’urgence ou sous pression compte tenu des conditions de travail. Des familles m’ont souvent parlé de cette réalité. Le souci de communication a toujours été au cœur de ces normes de pratique depuis les années 1980, mais n’a à peu près jamais réussi à s’imposer parce que le formulaire – la mécanique – a pris le dessus sur la communication. Pour réussir, le défi à relever consiste à faire se rencontrer une vision soutenue par des guides de pratique clinique et celle, centrée sur le projet de vie des personnes concernées (INESSS, 2016). Réussir la rencontre des deux visions est l’idéal d’une médecine humaniste.
Références
Collège des médecins du Québec (2007). La pratique médicale en soins de longue durée, Montréal, CMQ, 37 p.
Doucet, Hubert (1998). Mourir approches bioéthiques, Paris, Desclée, Novalis, 59-62.
Gruman, Gerald J. (1977) A History of Ideas about the Prolongation of Life, New York, Arno Press, p. 74 et p. 83-84.
Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS) (2016). Les niveaux de soins : normes et standards de qualité. Guide rédigé par Michel Rossignol et Lucy Boothroyd. Québec, Québec : INESSS; 47 p. https://www.inesss.qc.ca/fileadmin/doc/INESSS/Rapports/OrganisationsSoins/INESSS_Guide_NiveaudeSoin.pdf
Mollaret, P. et Goulon, M. (1959) « Le coma dépassé, mémoire préliminaire », Revue neurologique, 101, p. 3-15.
Nazerali N, Ska B, et Lajeunesse Y (1998). “A new health care directive for long-term care elderly based on personal values of life”. La revue canadienne du vieillissement 17(1) : 24-39.
Hubert Doucet est professeur associé de bioéthique à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal. Il est titulaire d’un doctorat de l’Université de Strasbourg (1967) et a enseigné à l’Université Saint-Paul d’Ottawa, de 1981 à 1998. De 1998 à 2008, il a été responsable des programmes de bioéthique de l’Université de Montréal. Il a publié, entre autres, Mourir (1988), Death in a Technological Society (1992), Au pays de la bioéthique; l’éthique biomédicale aux États-Unis (1996), Les promesses du crépuscule : réflexions sur l’euthanasie et l’aide médicale au suicide (1998), Soigner dans un centre d’hébergement. Repères éthiques (2008), L’éthique clinique; pour une approche relationnelle dans les soins (2014) et La mort médicale, est-ce humain? (2015).