Anthropologie et interdisciplinarité | une histoire de vision

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Par Jean-Marc Barreau - 1er août 2017

La détermination des niveaux de soins doit, dans des situations complexes, prendre en compte l’interdisciplinarité. Cet article propose une réflexion sur l’anthropologie « à cœur ouvert » qui renvoie à deux réalités contiguës : la vision holistique et la vision finalisée de la personne humaine. Cette anthropologie, indique l’auteur, sert l’interdisciplinarité. Celui-ci appuie sa démonstration en faisant des liens étroits avec un cas rencontré en clinique.

 
« Bonjour»,  lui dis-je discrètement. « Je suis athée… », me rétorque-t-il. Et moi de lui répondre dans un respectueux sourire : « Je suis humain… » Mais, avouons-le, quelle entrée en matière pour saluer ce quinquagénaire tout juste admis dans notre unité de soins palliatifs!
 
Le transfert de son domicile jusqu’à notre unité en soins palliatifs avait fini par épuiser cet homme éreinté… accablé par l’annonce reçue du diagnostic médical qui lui était tombé dessus il y a une semaine à peine… Tel le couperet d’une guillotine sur la nuque d’un condamné : « Vous vous êtes déplacé pour rien, Monsieur, car c’est à court terme que votre cancer aura raison de vous; je ne puis rien pour vous! « Tout juste installé dans la chambre que nous lui avions soigneusement préparée, François affiche un visage blafard, cireux… parfaitement terreux. Oscillant entre colère et résignation, allongé sur ce lit trop ample pour lui, l’homme rumine sa sentence tout en toisant la vindicte divine : « Je suis athée… », répète-t-il encore et encore… comme pour s’en persuader.
 
Ce vis-à-vis me renvoie indéniablement à ma ligne de conduite déontologique comme au sujet qui nous occupe : « La discrétion pour… l’attraction… » Discrétion, certes, mais attraction aussi... Celle qui unifie notre vision anthropologique. Une histoire de vision…, avons-nous sous-titré. Mais pour l’heure, nous attendons la réunion interdisciplinaire. Ce sera mercredi matin 10 h…
 

Multidisciplinarité ou interdisciplinarité?

La configuration de la pièce dans laquelle se déroule chacune de nos réunions interdisciplinaires renvoie à un modèle passéiste de l’interdisciplinarité : la multidisciplinarité. Fortuitement, je l’espère… : table rectangulaire, trois chaises d’un côté, trois chaises de l’autre. À l’extrémité droite trône un siège plus ample destiné à l’infirmière-chef... À l’extrémité opposée, une dernière place a pour vocation d’accueillir le ballet des infirmières qui présentent successivement leurs patients-acteurs respectifs. Serions-nous face à une nouvelle inquisition où chaque professionnel de la santé fait valider son diagnostic par un conseil de sages en quête d’incohérences possibles?
 
Ne pourrions-nous pas rêver au contraire de voir ces réunions se dérouler autour d’une table ronde, symbolisant la fluidité transversale avec laquelle les informations essentielles sur les patients devraient circuler pour le bien de ces derniers et de leurs familles? L’interdisciplinarité…
 
Car là est l’enjeu. La multidisciplinarité se résume à ce que chaque professionnel de la santé apporte à toute l’équipe son expertise sur le patient. Il en résulte une sorte de superposition en silo, scalaire1, pur produit de la sacralisation de la science… Selon ce mode de fonctionnement, le médecin validerait le fait que François reçoive au plus vite une médication de « confort », puisque nous sommes en soins palliatifs. La psychologue préciserait les raisons de sa prochaine intervention auprès du patient. Éventuellement, la travailleuse sociale suggérerait une intervention familiale dans le but de circonscrire les dommages collatéraux provoqués par l’onde de choc consécutive à la communication maladroite de l’oncologue…
 

Quant à l’intervenant en soins spirituels, l’équipe multidisciplinaire lui suggèrerait d’attendre.

En réaction à la multidisciplinarité, car chaque idéologie est dialectique, nous pourrions imaginer une autonomisation excessive du patient2 qui s’inscrirait parfaitement dans ce que Jean-Claude Guillebaud nomme la « surmodernité » (Guillebaud, 2011, p. 238) : une mise en avant « matérielle » du patient. François assisterait donc physiquement à la réunion. Pourquoi pas? Mais cette proposition constitue-t-elle l’enjeu principal de l’interdisciplinarité?
 
Car l’interdisciplinarité interpelle le milieu de la santé et ses pratiques autour d’une anthropologie qu’il convient de préciser. « Anthropologie et interdisciplinarité », avons-nous titré. En fait, serait-il possible que le rapport anthropologie/interdisciplinarité mette en évidence la pertinence ou non de telle ou telle vision anthropologique dans le système de santé actuel? C’est là l’une des ouvertures majeures de notre ouvrage Soins palliatifs | Accompagner pour vivre3. Une anthropologie « à cœur ouvert » qui offre un accompagnement « à taille humaine » de chaque patient4; une anthropologie « à cœur ouvert » qui justifie une spiritualité « à taille humaine5 »; une anthropologie « à cœur ouvert » qui présente une médecine palliative « à taille humaine6 »; une anthropologie « à cœur ouvert » qui défend une science de l’interdisciplinarité « à taille humaine7 ».
 
Mais à quoi renvoie précisément l’apologue « à cœur ouvert », et quel impact peut-on en espérer sur la science de l’interdisciplinarité?
 

Avec quelle anthropologie?

Le funeste diagnostic de l’état de santé de François et la manière dont il lui a été transmis ne disent pas François... François est tellement plus!... Il est un homme bon, entier, un bon vivant avant d’être ce triste malade... Il est un homme accompli grâce à une brillante carrière universitaire : 25 ans d’enseignement... Il est également un homme entouré : Christine, depuis plus de vingt ans sa conjointe... Éric, son garçon de 18 ans. Stéphanie, sa plus jeune enfant de 16 ans bientôt. Tout cela sans compter ses amis et ses collègues de travail qui lui restent profondément attachés.
 
Pour rendre compte de toute cette richesse humaine, l’anthropologie « à cœur ouvert » renvoie à deux réalités contiguës. Premièrement, elle souligne la dimension holistique de la personne humaine. Redisons-le : François est plus que la maladie qui le condamne. Très en aval de sa maladie, cette épreuve manifeste les potentialités humaines et spirituelles de l’âme et du corps vivant de cet homme et de ce père de famille. Une richesse humaine portée par une dynamique de vie… Deuxièmement, et dans cette continuité, la dynamique « vitaliste » qui définit François renvoie à deux types de finalité. La première est liée à son expérience de travail : le facere. L’efficience…, l’efficience quand il fallait publier, l’efficience quand il fallait corriger les copies, quand il fallait organiser un colloque, l’efficience... La seconde renvoie à sa vie affective, l’agere. Christine, Éric, Stéphanie, ses amis et maintenant, progressivement, les professionnels de la santé : jour après jour, François a aimé et apprend à se laisser aimer. C’est de cette deuxième réalité existentielle qu’émerge le concept central d’une anthropologie « à cœur ouvert » : l’« attraction ».
 
« Holistique » et « finalisée », cette anthropologie « à cœur ouvert » pose la question du mode d’exercice de la finalité. Quand le travailleur construit sa maison ou quand François rédige un article scientifique, il est question d’efficience. Une finalité liée au travail. Quand l’époux rejoint sa bien-aimée ou quand François accueille Christine ou un professionnel de la santé (sans rien confondre pour autant) dans sa chambre en soins palliatifs, il est question d’attraction. Vous comprenez maintenant les raisons pour lesquelles le cadre déontologique qui me guide est : « La discrétion pour… l’attraction… »
 
Le philosophe Paul Ricœur n’a de cesse de souligner le rôle prédominant de l’altérité. « La fidélité à ses promesses, dira-t-il, ne repose pas seulement sur une identité rigide fidèle à elle-même, mais aussi sur l’attente de l’autre qui compte sur cette constance. Pas de soi sans un autre… » (Fiasse, 2015, p. 106-107) Dès lors, l’anthropologie qui nourrit la science de l’interdisciplinarité telle que nous aimons l’enseigner et la pratiquer nous offre ses deux piliers : une vision holistique et une vision finalisée de la personne humaine. C’est dans cette double réalité anthropologique, celle holistique et celle du rapport à la finalité (attractive plus qu’efficiente), que l’interdisciplinarité prend vie tout en se distinguant formellement de la multidisciplinarité d’un côté et de l’absolutisation matérielle de l’autonomie du patient de l’autre. Regardons…
 

Une interdisciplinarité en ouverture…

Nous avons dégagé deux particularités anthropologiques qui servent l’interdisciplinarité. La dimension holistique de la personne humaine, et son rapport structurel à la finalité. La première sert directement la dynamique interne de l’interdisciplinarité par la mise en place d’objectifs successifs. La seconde émerge petit à petit au cœur de l’application progressive de chacun des objectifs établis. La première renvoie donc au devenir du patient. La seconde renvoie à « l’intention de vie » de François; elle transcende donc le temps et la matière.
 

Objectifs

Si François vécut difficilement les premières heures de son arrivée dans notre unité de soins palliatifs, les jours qui suivirent furent ceux de l’apprivoisement et de la mise en place des objectifs de travail. Mercredi matin, 10 h : quel est le premier objectif que l’équipe interdisciplinaire pense devoir dégager en vue d’un accompagnement de qualité? Directement, celui « transversal8 » socio-psychologique pour que François et sa famille puissent « visiter » le traumatisme de l’annonce du diagnostic et ses conséquences directes. Quelques jours plus tard, un objectif socio-médical, etc. Nous le constatons, la mise en place semaine après semaine des objectifs de travail s’appuie directement sur une anthropologie holistique.
 

Finalité

Si François put apprécier semaine après semaine le bien-fondé du travail de l’équipe interdisciplinaire, il a aussi rapidement découvert combien ce temps palliatif était son temps, le sien, un temps pour redéfinir le sens qu’il voulait donner à ces heures en sursis, sa finalité, son intention de vie. Quand il eut dialogué en profondeur avec Christine, avec Éric et Stéphanie, quel ne fut pas mon étonnement de découvrir une note professionnelle écrite à mon attention : « Monsieur François aimerait vous rencontrer… » Je ne puis vous révéler ici la teneur de nos conversations. Mais je puis vous affirmer que celles-ci atteignirent des sommets… Fervent partisan de la maïeutique, j’écoutais et j’interrogeais : « La discrétion pour… l’attraction…
 
Force nous est de constater que la mise en place d’une véritable dynamique interdisciplinaire justifiée par une anthropologie holistique de la finalité, celle de l’agere, permit à François de partir dans la paix, non en fermeture, mais en ouverture. Quand le grand philosophe Lévinas considère que « […] pour que l’amour puisse pénétrer le monde […] il ne faut pas que l’amour reste à l’état d’entreprise individuelle, il faut qu’il devienne l’œuvre d’une communauté » (Lévinas 2006, p. 250), j’aime à penser que l’interdisciplinarité renvoie à ce modèle clinique collégial qui, tout en prodiguant un amour que l’on peut nommer « amour de compassion » (Ricot, 2013), cherche à libérer l’intention de vie personnelle de chaque patient.

À léquipe interdisciplinaire les « objectifs ».  À François, la découverte de sa « finalité » personnelle polarisée par « lattraction »
 

Références

BARREAU, Jean-Marc. (2017), Les soins palliatifs. Accompagner pour vivre, Paris, Médiaspaul, 230 p.
 
BARRIER, Philippe. (2014), Le patient autonome, Paris, puf, 74 p.
 
FIASSE, Gaëlle. (2015), Amour et fragilité, Regards philosophiques au cœur de l’humain, Québec, PUL, 149 p.
 
GUILLEBAUD, Jean-Claude. (2011), La Vie vivante, Contre les nouveaux pudibonds, Paris, Les arènes, 279 p.
 
LÉVINAS, Emmanuel. (2006), quatrième édition, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 379 p.
 
RICOT, Jacques. (2013), Du bon usage de la compassion, Paris, puf, 56 p.
 

Notes

1   Le mot scalaire provient du latin scala, l’échelle. Ici donc et à l’inverse d’une vision organique du patient, le mot scalaire renvoie à une vision cloisonnée du patient, par échelons successifs.
 
2   Justement, le philosophe Monsieur Philippe Barrier montre bien le sophisme qui conduit à l’absolutisation matérielle de l’autonomie du patient à partir du schéma kantien. Cf. Philippe BARRIER, Le patient autonome, 2014, Paris, PUF, p. 58.
 
3   Nous renvoyons le lecteur au chapitre V de notre ouvrage. Cf. BARREAU, Jean-Marc, Les soins palliatifs. Accompagner pour vivre!, Paris, Médiaspaul, 230 p.
 
4   Ibid, chapitre II.
 
5   Ibid, chapitre III.
 
6   Ibid, chapitre IV.
 
7   Ibid, chapitre V.
 
8   Puisque centré sur la dimension holistique du patient et non plus sur l’absolutisation de la science pour la science.
 



Jean-Marc Barreau est docteur Ph. D. et DT. H (théologie systématique). Professeur associé à l’Université de Montréal, il est professeur régulier à l’Institut de formation théologique de Montréal (IFTM). Intervenant en soins spirituels à l’Hôpital Marie-Clarac et à l’Hôpital Villa Médica à Montréal, il accompagne au quotidien 36 patients en fin de vie et leurs familles dans l’unité de soins palliatifs de l’Hôpital Marie-Clarac.


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