La théorie de la transition

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Par Agnès Maire - 1er août 2017

Une discussion sur le niveau de soins peut être perçue par le patient comme un événement crucial engendrant le début d’une transition ou un tournant majeur dans un processus déjà débuté. Dans cet article, l’auteure démontre comment la théorie de la transition – issue de la discipline infirmière –  élaborée par Afaf Ibrahim Meleis et ses collaboratrices (2000), permet de situer le passage d’un niveau de soins à un autre dans la perspective plus globale du parcours de vie du patient et peut contribuer à enrichir les réflexions pour établir des soins appropriés durant cette période.

 
Nos vies sont marquées par des moments stables entrecoupés de périodes de transition comprenant de profonds changements conduisant à une vulnérabilité et des risques accrus. Une transition est un passage d’un état assez stable à un autre état assez stable (Meleis et al., 2000). Elle peut débuter aussitôt qu’un événement ou un changement est anticipé et peut concerner une personne, une famille ou une organisation. Les personnes expérimentent des transitions liées à leur situation de santé (maladie, parcours dans le système de soins…), à leur développement (adolescence, vieillissement…) ou à une situation particulière de vie (parentalité, migration…). Les organisations vivent aussi des transitions comme lors de restructurations. L’ensemble des transitions est à explorer par l’intervenant, de même que leur agencement et leur chronologie. Plusieurs transitions se déroulent-elles? Se chevauchent-elles ou se succèdent-elles? Sont-elles reliées les unes aux autres? Par ailleurs, dans les discours des personnes en transition, des perceptions de changements sont relatées. De façon caractéristique, ces derniers sont souvent reliés à des événements cruciaux (par ex., une annonce de diagnostic) ou à des perturbations (par ex., relationnelles), ainsi qu’à des tournants majeurs ou à des points critiques dans leur parcours (par ex., une modification des prescriptions médicales). Les personnes en transition font également part de différences perçues, par exemple, entre leurs attentes concernant un événement et l’expérience concrète vécue. Toutefois, il est possible qu’un patient ne paraisse pas avoir conscience de vivre une transition. Des modifications comportant très peu de sens pour lui sont peut-être moindrement perçues, se confondant avec le flux continu des changements propres à la vie. D’un autre côté, le sens attribué aux événements vécus est peut-être tellement traumatisant que des mécanismes empêchent toute discussion à leur propos. Un patient manifestera des modalités d’engagement différentes d’un autre dans le cadre d’une discussion portant sur les niveaux de soins, s’il attribue une signification neutre à de nouvelles sensations – pourtant liées pour les intervenants à une péjoration de sa maladie – ou s’il se protège de différentes angoisses résultant de ce vécu. Ainsi, les significations personnelles attribuées aux événements sont à explorer.
 

Des conditions qui influencent les transitions

Les manières dont nous percevons les événements, les significations que nous leur donnons et les actions que nous mettons en place pour y répondre sont issues d’un ensemble d’interactions entre nous-mêmes, notre communauté et notre société. À chacun de ces niveaux (personnel, communautaire, sociétal), des conditions peuvent faciliter ou inhiber le développement de perceptions, de significations et d’actions aidantes pour vivre une transition saine1. Sur le plan personnel, ces conditions comprennent les croyances de l’individu – y compris culturelles –, sa situation socioéconomique et son degré de préparation. Par exemple, une personne âgée vivra probablement plus sereinement les discussions concernant son passage en maison de retraite, si elle peut croire qu’une vie de qualité y est possible, s’appuyer sur sa situation économique et sur son statut de citoyenne capable de discernement pour effectuer des choix selon ses préférences et se préparer en développant des connaissances pour parfaire ses attentes et habiletés. Au niveau communautaire, les conditions facilitatrices ou inhibitrices comprennent les formes de soutien – émotionnel, pratique et informationneloffertes ou non par lenvironnement sociofamilial et par les professionnels. Quelle que soit la source du soutien, celui-ci sera perçu comme davantage aidant s’il est facilement accessible, pourvu d’informations individualisées cohérentes et exactes, adapté aux contraintes organisationnelles et économiques et offert dans une relation de confiance confidentielle dépourvue de stéréotypes. Au niveau sociétal, ces conditions englobent les croyances et attitudes véhiculées dans le contexte social large de la personne comme celles reliées aux catégories d’âge, de populations et de genres. Comme ces différents niveaux interagissent, il est possible par exemple que des intervenants influencés par certaines croyances véhiculées dans la société manifestent des attitudes liées à l’âgisme2 dans le cadre du soutien offert; la perception de telles attitudes pourrait conduire la personne âgée évoquée plus haut à modifier ses croyances et à attribuer un sens négatif, voire désespérant, à sa transition induisant des comportements de retrait et un détachement.
 

Un processus de transition sain

Les personnes vivant une transition saine rapportent se sentir connectées de façon confortable et continue avec des membres significatifs de leur environnement – y compris les professionnels – capables de leur apporter un soutien social aidant tel que précédemment décrit. Elles relatent aussi vivre des relations dans lesquelles chaque protagoniste peut clarifier et valider auprès de l’autre le sens qu’il attribue à la transition vécue et ses modes de réponses à celle-ci. Ces relations comportent aussi des discussions sur la manière dont la relation se déroule, sur les besoins de chacun et les réponses appropriées. En outre, les personnes vivant une transition saine rapportent pouvoir progressivement se situer et se positionner davantage face aux différences entre leur ancien et leur nouvel environnement. Ces différences peuvent notamment porter sur la temporalité, les espaces et les relations. Les nouveautés perçues sont intégrées à ce qui est déjà connu grâce à des comparaisons entre la vie antérieure et la situation actuelle. Enfin, les personnes vivant une transition saine développent progressivement davantage de confiance en elles grâce aux connaissances et expériences accumulées qui leur permettent de mieux comprendre les processus inhérents à leur transition, leurs besoins et ceux de leurs proches, ainsi que les stratégies utiles pour répondre.

Par ailleurs, deux indicateurs peuvent témoigner d’une transition saine. Le premier porte sur la maîtrise des habiletés et comportements nécessaires pour gérer les situations ou environnements nouveaux découlant d’une transition. Cette maîtrise associée à un sentiment de plus grande stabilité se développe avec le temps sur la base des connaissances et expériences accumulées. Chez le proche aidant, elle peut comprendre des capacités à interpréter judicieusement des symptômes et à travailler de façon collaborative avec celui dont il prend soin. Le second indicateur concerne le développement d’une identité intégrative et fluide. Il s’agit d’une reformulation identitaire résultant de l’intégration d’éléments nouveaux aux anciens. Ces modifications identitaires sont fluides, c’est-à-dire dynamiques et continues plutôt que stables et statiques. Ainsi, les incorporations et modifications identitaires se poursuivent dans le temps selon les expériences de vie. Par ailleurs, une personne selon les contextes et les moments de son parcours de vie donnera davantage de place à des éléments provenant de son ancienne situation de vie ou à ceux provenant de sa nouvelle situation de vie.
 

Une posture soignante et des soins à envisager

La théorie de la transition repose sur un courant de pensée qui conçoit que les personnes – sur la base de leurs interactions – attribuent des significations aux phénomènes vécus qui déterminent leurs actions. Dans le contexte de la montée en puissance de mouvements féministes et de défense des groupes vulnérables dès les années 1960, l’attention de ce courant s’est aussi centrée sur les relations de pouvoir. Dans la plupart des études aux fondements de cette théorie, on remarque une mise en exergue des points de vue de personnes se situant dans des relations de pouvoir avec d’autres comme ceux de femmes migrantes coréennes, de femmes afro-américaines mères de famille et de femmes migrantes brésiliennes employées aux États-Unis. Dans ces études, les conditions qui permettent une transition saine sont soulignées bien sûr. Toutefois, les auteures n’hésitent pas aussi à être extrêmement claires sur les conditions perçues par les participantes comme étant délétères à leur transition. Dans une recherche, il est souligné que pour les femmes afro-américaines mères de famille, l’absence de racisme est un critère de choix de leurs intervenants de soins (Sawyer, 1999). Dans une autre, il est relevé qu’il est nécessaire de créer des environnements de soins physiques, sociopolitiques et culturels dénués de tout obstacle à la dignité personnelle et suffisamment malléables pour s’ajuster de manière synchrone à l’évolution des besoins de la personne (Schumacher, Jones, et Meleis, 1999). D’un autre côté, on remarque aussi dans ces études une vision centrée sur les processus favorisant la santé, puisque les habiletés des personnes pour faire face aux changements, contraintes normatives et obstacles rencontrés à travers leur transition sont particulièrement mises en évidence. Au regard de cette théorie, les soins infirmiers ont pour but d’aider les personnes dans la création de conditions facilitant leur progression vers une transition saine. Pour ce faire, les interactions soigné-soignant sont fondamentales. Grâce au support relationnel continu créé, la personne peut déplier les significations qu’elle donne aux événements vécus et clarifier sa manière de voir sa transition, les conditions qui l’influencent et ses modes de réponses. Se raconter lui permet aussi et surtout de continuer à exister comme sujet – de préserver et renouveler son identité – malgré et au-delà des circonstances immédiates contraignantes. Finalement, une entente pourra avoir lieu sur les conditions à créer, à renforcer ou à modifier.

Si nous adhérons à l’idée que les significations se construisent en interaction avec les autres et sont ainsi particulières à chaque personne, il s’agit alors de considérer que la manière de lire, de comprendre, de transmettre et d’utiliser cette théorie sera différente d’une personne à l’autre. Toutefois, d’un point de vue éthique, si comme intervenant nous participons à construire des significations lors de nos interactions avec la personne et que, sur cette base, des actions – notamment les nôtres – vont être déterminées, il me paraît nécessaire de développer un regard réflexif critique sur les conditions qui peuvent influencer cette construction de sens de notre côté. Au niveau personnel, ces conditions peuvent comprendre nos croyances, nos valeurs, nos connaissances et expériences marquantes. Au niveau communautaire, elles peuvent englober les types de soins et de relations valorisés actuellement, ainsi que les normes, règles, mots d’ordre et types de savoirs qui encadrent ou sous-tendent ces pratiques. Au niveau sociétal, ces conditions peuvent comprendre les croyances, valeurs et attitudes prônées dans le contexte sociopolitique, culturel et historique présent. Enfin, face à la montée en puissance, dans le champ de la santé, d’éléments liés au management, au business, à la biomédecine et à la technologie, les fondements de cette théorie nous invitent à rencontrer un sujet unique avec des capacités, volontés et potentialités pouvant vivre une vulnérabilité accrue en raison des particularités de sa transition et des conditions qui lui sont associées. Pour quune véritable rencontre ait lieu, nous situer nous-mêmes comme sujets de la relation et utiliser les éléments issus des domaines susmentionnés comme des outils au service de la relation soigné-soignant me paraît être un enjeu majeur.
 

Références

Meleis, A. I., Sawyer, L. M., Im, E.-O., Hilfinger Messias, D. K., & Schumacher, K. (2000). “Experiencing transitions: An emerging middle-range theory”, Advances in nursing science, 23 (1), 12-28.
 
Sawyer, L.M. (1999). “Engaged mothering : the transition to motherhood for a group of african american women”, Journal of transcultural nursing, 10 (1), 14-21.
 
Schumacher, K. L., Jones, P. S. & Meleis, A. I. (1999). “Helping elderly persons in transition: A framework for research and practice”. In E. A. Swanson & T. Tripp-Reimers (Eds.), Life transitions in the older adult: Issues for nurses and other health professionnals (p. 1-26). New-York: Springer Publishing Company.
 

Notes

 Lorsque la trajectoire de leur transition ne se dirige pas vers la santé, les personnes vivent une vulnérabilité et des risques augmentés se surajoutent à la problématique de base ayant engendré leur transition.
 
2   L’âgisme comprend les stéréotypes et discriminations fondés sur l’âgee
 



Après avoir exercé pendant de nombreuses années comme infirmière en santé mentale, principalement dans la communauté, Agnès Maire est actuellement maître d’enseignement à la Haute École de la Santé La Source, à Lausanne en Suisse. Dans le programme de Bachelor en soins infirmiers, ses activités d’enseignement sont principalement liées aux soins infirmiers en santé mentale, aux sciences infirmières et à la pratique réflexive. Dans le cadre de ses activités de recherche, elle s’intéresse aux perceptions des acteurs du parcours de soins des personnes âgées concernant la relation soignante, la qualité de vie et les droits des personnes. Elle s’intéresse également à l’histoire des soins infirmiers en santé mentale et à la transmission intergénérationnelle des savoirs et pratiques dans ce domaine.


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