Des projets plein la tête!
Propos recueillis par Claudette Lambert
Depuis le début des années 50, Janette Bertrand occupe une place de choix dans le cœur des Québécois. Courrier du cœur, romans, essais, radio, télévision, dramatiques et téléromans à succès, elle a touché à tout, et pendant dix ans, elle nous a invités chaque semaine à la table de son émission Parler pour parler et dans les coulisses de L’Amour avec un grand A. Avec une authenticité désarmante, elle a osé aborder les sujets les plus controversés. En 1990, elle est nommée Femme du siècle par le Salon de la femme de Montréal. Pendant le confinement, elle propose aux aînés le projet Écrire sa vie, qui a connu un succès fulgurant. À l’aube de ses 96 ans, elle poursuit encore sa quête d’égalité entre les hommes et les femmes avec son dernier roman Un viol ordinaire.
« Je redoute le jour où je ne servirai plus à rien ni à personne. »
Claudette Lambert : Vous avez toujours été fonceuse, vous avez fait tomber des murs et des préjugés. Quelle a été votre plus grande audace, celle dont vous êtes le plus fière?
Janette Bertrand : Ce qui me vient à l’esprit, c’est d’avoir eu le courage de divorcer. Une femme de mon âge ne se mariait pas seulement pour quelque temps. Je me mariais pour la vie. C’est difficile d’admettre que ça n’a pas marché, et je me félicite de n’être pas restée dans une relation qui était devenue toxique. J’avais 57 ans, je n’étais pas une jeunesse et j’avais déjà une fille qui était divorcée. Plus tu attends, plus c’est difficile, et je ne regrette pas de l’avoir fait. Ça prend énormément de courage, mais on change pour le mieux.
Tout au long de votre carrière, vous avez été à l’écoute des gens. Vous savez depuis longtemps que la détresse humaine est profonde!
J.B. : Il est très facile de rester dans sa bulle quand on n’a pas le moyen de communiquer avec les autres. On ne sait pas quoi faire, on croit qu’on est les seuls à être malheureux. J’ai eu un courrier du cœur pendant 17 ans, donc ça ne me scandalisait pas de lire des lettres difficiles. Ce courrier m’a donné le goût de penser aux autres, de m’occuper de leurs malheurs. Je pense que c’est une de mes qualités de savoir que tout le monde n’a pas accès à des livres, à des spécialistes de toutes sortes. Toutes les émissions que j’ai faites, où j’écoutais parler les gens, m’ont fait comprendre qu’il y avait d’autres personnes que moi qui venaient du Faubourg à m’lasse.
En 95 ans, la vie a beaucoup changé, et votre longue carrière nous prouve à quel point vous avez une grande capacité d’adaptation. Cela s’apprend? Ou est-ce une question de tempérament?
J.B. : Oui, j’ai un bon tempérament, mais tout s’apprend si on veut apprendre. Il n’y a pas de limites, on peut s’améliorer tout le temps. J’ai toujours pensé qu’il fallait que j’apprenne des choses pour avancer. On voit beaucoup de gens, qui, passé un certain âge, se sentent totalement dépassés, ne sont plus capables de suivre le rythme. On a des défauts nous les vieux, c’est tentant de dire : « Dans mon temps, c’était pas comme ça! » C’est une grosse barrière qu’il faut sauter. Si on écoute les jeunes, ça ne veut pas dire qu’on est d’accord avec tout ce qu’ils disent. Un jour quelqu’un m’a dit une phrase que je n’ai jamais oublié : « L’ouverture d’esprit, c’est admettre que les autres ont peut-être raison ». Je travaille actuellement avec une jeune femme qui n’a pas 40 ans et on est sur la même longueur d’onde. Je ne sens pas de différence du tout. De toute façon, s’il y en avait une, je ne la soulignerais pas en lui laissant entendre que j’en sais plus qu’elle puisque j’ai déjà vécu ça. Les rapports humains m’intéressent, ils sont mon matériau de base pour travailler.
Pendant le confinement, vous avez mis sur pied le projet Écrire sa vie par lequel vous avez enseigné aux personnes âgées à écrire leur biographie. D’avoir l’énergie et le courage de relever un tel défi à 95 ans, c’est assez impressionnant!
J.B. : Vous savez, je ne suis pas si courageuse que ça, je le fais pour moi, ça me garde jeune, pas dans mon corps qui vieillit à vitesse grand V, mais c’est moi qui tire les plus grands avantages du travail. Les femmes qui ont eu 18 enfants travaillaient beaucoup, mais leur travail était tenu pour acquis. Elles prenaient soin de la maison, des enfants, du jardin, des poules… Je me souviens de la lutte que j’ai menée avec les Cercles des fermières pour que les femmes aient une reconnaissance, que la ferme leur appartienne à moitié. Elles travaillaient et rien ne leur appartenait. Et en plus, elles devaient demander de l’argent à leur mari. On vient de loin. Le travail apporte de l’argent, de la reconnaissance et une grande valorisation. Les 600 biographies que j’ai reçues sont de véritables livres d’histoire. C’est notre histoire récente qui nous est racontée. Peu d’historiens se penchent sur ces questions-là. Je ne pense pas que ces biographies soient publiées, c’est trop volumineux, mais on a des projets. Des idées, ce n’est pas ça qui me manque!
Autrement dit, la vieillesse ne vous a pas encore rattrapée. Vous avez l’intention de mourir jeune, à 100 ans et plus…
J.B. : Je serais prête à mourir, mais ce dont j’ai peur, c’est d’être malade, d’avoir l’Alzheimer, c’est épouvantable. J’ai une de mes amies qui en est atteinte et sa fille me racontait comment c’est douloureux pour elle. Les femmes vivent plus vieilles, alors elles ont plus de risque d’en souffrir. Je ne veux pas être un poids pour mon conjoint ni pour mes enfants. Je détesterais ça. Mais je ne sais pas ce qui va m’arriver. Je vis le moment présent. Je me lève le matin et j’ai la chance d’avoir dans ma vie quelqu’un qui est formidable. Quelle chance j’ai! Je ne suis pas morte encore et j’apprécie ces moments-là.
La pandémie a justement mis le point de mire sur les aînés, ça a été dramatique pour plusieurs d’entre eux.
J.B. : Dramatique, oui, mais très souverain, car on s’est aperçu que nos vieux étaient parqués dans des résidences et que personne ne s’en occupait. Dans la société de consommation dans laquelle on vit, on ne garde pas les vieilles affaires, on les jette. Alors les vieux sont jetés aussi. Heureusement, dans un malheur, tu t’en sors toujours grandi. C’est plate comme phrase, mais c’est vrai; tu te dis je ne veux plus ça, je vais faire attention la prochaine fois, et tu en sors grandi. C’est sûr que bien des gens vont faire attention maintenant avant de placer maman…
Dans votre livre intitulé La vieillesse par une vraie vieille, vous avez exposé sans pudeur toutes vos difficultés du grand âge. C’est à la fois courageux et audacieux!
J.B. : Je l’ai fait pour aider les autres. Moi je trouve mon bonheur dans la possibilité d’aider quelqu’un qui avance en âge et qui se dit : « Je suis vivante, je ne suis pas morte ». Moi tous les jours je suis contente d’être vivante, alors j’accepte mieux les bobos que je décris dans le livre. Je ne suis pas une maladie. Il y a beaucoup de personnes âgées qui sont malades et qui deviennent leur maladie. J’ai autre chose dans la tête que la maladie. C’est sûr que ce n’est pas agréable d’avoir mal partout. Je fais de l’arthrose dans les doigts, c’est difficile d’écrire. Mais est-ce que je vais me priver d’écrire parce que je ne sens plus mes bouts de doigts et que je fais des fautes? C’est ça la vieillesse, mais c’est rien comparé à être mort, je ne peux pas vraiment me plaindre. Il m’arrive de me décourager, mais ça ne dure pas longtemps, car j’en parle à mon pauvre conjoint en lui disant : « Là, c’est le temps, viens me jeter dans les vidanges! »
Vous avez écrit également « Mon prochain combat : travailler au rapport égalitaire entre jeunes et vieux », tout un programme!
J.B. : Oui, mais je ne sais pas comment faire ça. Je me suis peut-être un peu avancée, je pense… (rires). Je mène depuis longtemps le combat pour l’égalité entre hommes et femmes et c’est décourageant. Deux personnalités publiques viennent d’être acquittées d’agressions sexuelles et si elles n’avaient pas eu les moyens de se payer les meilleurs avocats, le verdict n’aurait peut-être pas été le même. Il faudrait changer la société de consommation pour assurer l’égalité entre les riches et les pauvres, et je n’ai pas ce pouvoir-là. Ça ne se fait pas du jour au lendemain. J’espère que les prochains vieux, les baby-boomers qui ont tant rouspété quand ils étaient jeunes, vont garder leur « esprit de rouspétage » et qu’ils vont dire ce qu’ils veulent comme vie, pas se la faire dicter.
Tous les sujets plus ou moins tabous que vous avez abordés franchement dans vos émissions ont modifié nos points de vue. Je dirais même qu’ils ont changé le Québec, qu’ils nous ont fait évoluer collectivement.
J.B. : Quand j’étais plus jeune, j’étais naïve, et disons-le, un peu niaiseuse. Je ne voulais pas que mes deux filles vivent la même chose que moi. Je voulais une autre vie pour elles. Et puis, j’ai six arrières petites-filles. Ça me donne six bonnes raisons pour que ça change, pour qu’elles puissent sortir le soir sans avoir peur de se faire agresser. C’est loin d’être fait!
Vous avez toujours été proche de la réalité des gens ordinaires.
J.B. : Le fait que je ne vienne pas d’Outremont m’a peut-être aidée à les comprendre. Mon père n’était pas médecin, il avait un petit commerce et on vivait à l’étage au-dessus du magasin dans un quatre et demie, comme tout le monde à cette époque-là. J’ai côtoyé à l’école des petites filles très pauvres. Avant les services sociaux, il n’y avait rien pour les aider. Hier j’ai reçu la biographie d’une femme de 70 ans qui écrit qu’elle allait chercher son père à la taverne. Moi je suis née à l’angle des rues Frontenac et Ontario, entre deux tavernes. Et le soir, comme je ne pouvais jamais sortir parce que j’étais une fille, avec ma mère je regardais passer le monde dehors. C’était notre grande distraction. Et à une certaine heure arrivait une femme qui venait chercher son mari à la taverne. Elle le sortait de là et le gars la battait. Et moi je me disais « je ne veux pas ça, jamais! » Je voulais changer le monde, mais je ne savais pas comment. Alors j’ai tenté de faire ce que je pouvais pour que mes filles ne connaissent jamais ça.
Au fil des ans, vous avez lancé des messages à travers des histoires inventées pour la radio et la télévision, vous avez donné la parole à des gens de tous les milieux, et vous avez brassé nos émotions les plus secrètes dans L’amour avec un grand A. C’était votre façon de changer le monde?
J.B. : Oui, et je continue à écrire en envoyant des messages pour changer le monde. Est-ce que quelqu’un continuera quand je ne serai plus là? Un jour, les diffuseurs n’ont plus voulu faire ce genre d’émissions là. Après mon passage à Télé-Québec, les directeurs de programmes disaient que les gens ne veulent plus de misérabilisme, qu’ils veulent avoir du plaisir. Je sais qu’une émission doit aussi servir à distraire, mais il faut de temps en temps mettre un peu de réflexion.
Diriez-vous que vous avez choisi le bonheur malgré les épreuves et tous les aléas de la vie?
J.B. : Je suis très douée pour le bonheur, comme mon père qui trouvait que tout le monde était bon. Pendant des années, il s’est fait voler par un de ses employés et avant sa mort, quand il repensait à lui, mon père disait : « Oui, il y a eu cette affaire-là, mais à part ça, c’était un bien bon gars! » Il trouvait des qualités à tout le monde. Je suis un peu comme ça, je fais confiance, je vois le bon côté des gens, jusqu’à ce qu’ils fassent quelque chose de pas correct évidemment.
Votre père semble avoir joué un grand rôle dans votre vie, vous le citez régulièrement.
J.B. : Ma mère aussi a joué un grand rôle, mais en n’étant pas capable d’aimer ses enfants. Et ça a causé beaucoup de problèmes dans ma vie. Mon père a essayé de compenser. C’était un homme qui n’était pas instruit, mais qui était très sage. Il m’a appris beaucoup de choses. Il me disait souvent : « Ce qui est fait est fait! » Alors je ne déprime pas longtemps après un échec et je ne reviens pas sur le passé. C’est fait, c’est tout!
Après l’aventure des Janette et de la pétition en faveur de la charte sur la laïcité, le public vous a boudée et les journalistes politiques ne vous ont pas ménagée. Qu’est-ce qui vous a permis de rebondir? La résilience?
J.B. : Après cet événement, les gens se détournaient quand ils me voyaient. Je n’étais pas habituée à ça. Mais je n’ai pas beaucoup d’orgueil, si on me dit non, je suis déçue, mais j’accepte sans me dire que les gens vont me juger. Je vois beaucoup de gens qui m’aiment et ils me font vivre. Un jour sur la rue, un homme m’approche et me dit : « Je veux juste vous dire que ma mère a accepté mon homosexualité grâce à vos émissions. » C’est pour ça que je travaille.
Vous avez toujours regardé les choses en face, vous sentez-vous prête pour la grande aventure de la mort? Un jour ou l’autre notre corps nous laisse tomber…
J.B. : Je sais qu’à 95 ans, il ne me reste pas beaucoup de temps. Je suis comme une condamnée à mort, je ne sais pas quand ça va arriver. Aux États-Unis, des prisonniers passent des années dans ce qu’ils appellent le couloir de la mort sans savoir quand ils vont venir les chercher. Ils ne savent pas quand ils vont mourir. C’est atroce, mais c’est ça que je vis. Dans quatre ans et demi, je vais avoir 100 ans. Dans quel état je vais être? Je n’en ai pas la moindre idée. Ce sera la fin de moi, je n’y serai plus… Je vais peut-être mourir la semaine prochaine dans mon lit, je ne sais pas. Plutôt non, pas dans mon lit, sur le sofa peut-être!
En train de lire un document, qui sait! Est-ce que ça génère de l’angoisse?
J.B. : Non parce que je me dis que j’ai fait mon temps. J’ai fait beaucoup de choses! J’aimerais continuer à vivre. Dans l’état où je suis, je pourrais vivre jusqu’à 120 ans. C’est sûr que je ne marche plus, j’ai une chaise roulante, un déambulateur et des cannes, et je ne peux plus faire à manger debout pendant longtemps. Va bien falloir que je meure un jour et c’est bientôt. C’est correct! Au contraire, ça me fait profiter de la vie. Je profite de mon chum. Il a 20 ans de moins que moi, il va peut-être mourir plus tard. Je lui ai défendu d’ailleurs de mourir avant moi. Est-ce que je vais être malade, souffrante pendant longtemps? C’est ça mon angoisse. Mais avec l’aide médicale à mourir, j’ai de l’espoir. Ça, c’est extraordinaire! Ce n’est pas morbide du tout; je n’y serai plus, c’est tout. Je fonce tout le temps même si j’ai mal quelque part. J’avais deux amies depuis très longtemps qui sont décédées. Quand je suis allée les voir pour un dernier adieu, je me disais : « Dans très peu de temps, elle n’y sera plus. Elle ne pourra pas voir ses petits-enfants, elle ne pourra pas suivre ce qu’ils vont devenir. » Ça, c’est triste!
Vous avez rejeté toute religion, mais intérieurement, quelle est votre source spirituelle?
J.B. : Je n’ai pas la foi. Ma mère n’allait pas à la messe parce qu’elle disait qu’elle était allergique à l‘encens, ou qu’elle risquait d’avoir une phlébite. Elle s’était trouvé une maladie et ça marchait. Mon père allait fumer dehors pendant la messe, et un jour, moi qui étais éduquée chez les sœurs, je lui ai demandé pourquoi il était si peu religieux. Il m’a dit : « Moi je n’ai qu’une seule religion : ne pas faire aux autres ce que je ne voudrais pas qu’ils me fassent. » Et moi c’est pareil! Ne pas faire aux autres ce que je ne veux pas qu’ils me fassent. J’aime les êtres humains, mais je ne crois pas au ciel ni à l’enfer. Et je suis très heureuse avec ça, je ne changerai pas d’idée.
Je me suis mariée à 22 ans, j’ai eu des jumelles qui sont mortes. À 23 ans j’avais Dominique et à 24 ans, j’avais Isabelle. Comme je travaillais beaucoup, j’ai décidé que je n’aurais pas d’autre enfant. Alors j’allais à la confesse et je m’accusais d’empêcher la famille. Jusqu’au jour où un jésuite m’a dit : « Il y a une façon très simple, vous n’avez qu’à ne pas jouir, votre mari ira en enfer, mais pas vous. » Alors je lui ai répondu : « Si mon mari va en enfer, je veux y aller avec lui », et je n’ai plus jamais remis les pieds à l’église. On voit ce que ça a donné les familles de 18 enfants! La misère et le manque d’instruction. On n’envoyait pas les enfants à l’école parce qu’on avait besoin d’eux sur la ferme.
Votre dernier livre Un viol ordinaire est né dans la foulée du mouvement #MeToo. Pourtant, vous portiez ces questions-là depuis longtemps.
J.B. : Depuis très longtemps! J’ai même été agressée dans les milieux de la télévision. Ceux qui avaient le pouvoir en profitaient beaucoup. J’ai déjà perdu un feuilleton que je devais écrire pour la radio parce que le producteur est venu chez nous alors que mon mari n’y était pas. Il s’est jeté sur moi, alors j’ai pris son chapeau, je lui ai mis sur la tête et je l’ai mis dehors. Et je n’ai pas eu l’émission. Où il y a du pouvoir, il y a risque d’abus de pouvoir. Et les agressions, ce n’est pas la sexualité qui mène ça, c’est le pouvoir. « Je vais te montrer que t’es rien qu’une fille, que c’est moi qui décide! » Même à l’intérieur du couple, même dans le privé. Au Québec, 94 % des viols sont des viols ordinaires, c’est-à-dire avec des gens qu’on aime, des gens qu’on connaît. Une femme sur quatre se fait agresser et la façon dont on traite les victimes n’a aucun sens. L’une des victimes de Gilbert Rozon m’a raconté son viol et ce que le policier lui avait dit : « Vous n’allez tout de même pas faire perdre la réputation à cet homme-là! »
Et que dire de la grande tristesse des femmes autochtones!
J.B. : Je m’accuse moi-même de ne pas avoir assez pensé aux femmes autochtones. On n’y pense pas parce qu’elles ne vivent pas comme nous, on ne les côtoie pas et dans le fond de nos cœurs, on les considère comme des inférieures. C’est ça le racisme, considérer que l’autre est inférieur parce qu’il est différent. Un jour je sors du cinéma et je vois des noirs, aussi noirs que Boucar Diouf que j’adore, que j’aime d’amour. Normalement, je me serais mise à marcher très vite et j’aurais fait un grand détour. Pourtant, j’ai traversé le groupe et je leur ai souri en me disant intérieurement : « Ce sont peut-être des Boucar Diouf et je ne le sais pas. » Alors pourquoi j’ai d’abord pensé que c’était des bandits? On a été programmé pendant des années à penser qu’ils sont inférieurs parce qu’ils ont la peau noire. Mon modèle de l’homme noir remonte à mon enfance. Chez nous, il y avait un homme qui venait porter le charbon, mais quand il sortait de la cave il était noir. J’en avais peur! Je ne connaissais pas ça des noirs, il n’y en avait pas sur la rue Ontario. Ça vient de quoi la peur? Ça vient de l’ignorance. C’est instinctif.
« Je redoute le jour où je ne servirai plus à rien ni à personne », dites-vous. À l’aube de vos 96 ans, vous nous servez encore de modèle et d’encouragement à vivre toutes les dimensions de la vie, même quand elle se rétrécit à la taille de la maladie, du grand âge, ou du confinement. Merci, Madame Bertrand, de nous avoir encore une fois montré la route.
Photo : Julien Faugère