Une dette d’amour envers les survivants du génocide arménien
Propos recueillis par Claudette Lambert - 1 avril 2020
Journaliste et chroniqueuse à La Presse, Rima Elkouri publiait en septembre dernier un ouvrage intitulé Manam, un roman inspiré de la vie de ses ancêtres, victimes du génocide arménien. En 1915, presque toute la population de Manam a trouvé la mort, soit sous les coups de l’armée turque, soit sur la route de l’exil vers la Syrie. À travers la fiction, elle remonte le fil du temps pour comprendre comment ses ancêtres ont survécu au massacre. Elle a rassemblé dans cette histoire les témoignages des survivants pour nous faire plonger dans ce passé douloureux.
Claudette Lambert : Vous portiez depuis longtemps ce projet de roman tissé à même les racines de votre histoire personnelle?
Rima Elkouri : Le centenaire du génocide arménien a été l’élément déclencheur, mais ça faisait longtemps que je réfléchissais à cela, que je me disais qu’il y avait un roman à tirer de l’histoire familiale du côté maternel. Ma mère est syrienne d’origine arménienne, donc du côté de mon grand-père maternel, mes ancêtres sont des survivants du génocide. Le centenaire m’a donné le prétexte pour faire le voyage que beaucoup de descendants de survivants font maintenant sur les traces de leurs ancêtres arméniens.
Ce portrait de famille, pris en 1946 à Alep, représente la branche arménienne de la famille de Rima Elkouri. La mère de Rima, au centre, avait deux ans. À ses côtés, Philomène, l’arrière-grand-mère de Rima, femme forte qui n’a plus jamais reparlé du génocide.
Comme c’est souvent le cas pour les immigrants et les survivants, mes ancêtres ont mis l’accent sur la reconstruction de la vie, sur l’avenir à bâtir, pas nécessairement sur le passé douloureux.
Avec quelle émotion avez-vous entrepris cette quête?
R. E. : Avec beaucoup d’appréhension, car c’est une mémoire douloureuse, on ne sait pas ce qu’on va déterrer. Dans ma famille, cette mémoire n’a pas été nourrie. Comme c’est souvent le cas pour les immigrants et les survivants, mes ancêtres ont mis l’accent sur la reconstruction de la vie, sur l’avenir à bâtir, pas nécessairement sur le passé douloureux. La mémoire familiale qui m’a été transmise est essentiellement heureuse, alors je partais avec un mélange de curiosité et d’appréhension.
Pour quelles raisons les survivants choisissent-ils le silence? Pour oublier ou pour ne pas alourdir l’autre génération?
R. E. : Il y a à la fois un désir d’oublier et un sentiment que ce qui s’est passé est tellement tragique qu’il y a un côté indicible qu’on ne peut partager. On ne veut pas nécessairement transmettre aux descendants tout le ressentiment qui peut venir avec un passé aussi douloureux, alors on choisit de plonger dans le présent qui nous occupe et de se tourner vers l’avenir.
Pourquoi avoir choisi la fiction plutôt qu’un récit pour raconter de larges pans de votre histoire familiale?
R. E. : Je me suis tournée vers la fiction, car il y avait des trous dans notre histoire familiale. Je n’ai pas connu mon grand-père, mes ancêtres survivants du génocide étaient décédés et je ne pouvais pas m’asseoir avec eux et leur poser des questions. Donc j’ai fait une recherche auprès des derniers survivants encore présents ici même à Montréal. J’ai rencontré un certain nombre de centenaires qui avaient 106, 107 ans et qui avaient encore toute leur tête et tous leurs souvenirs. Évidemment j’ai fait aussi une recherche dans les livres d’histoire parce que ce génocide est très bien documenté, les preuves sont là, elles sont irréfutables même si on ne l’a pas appelé génocide tout de suite. Encore aujourd’hui, la Turquie refuse cette réalité. Elle parle de massacre, mais pas de génocide. Il y a une longue histoire de déni. Du point de vue des historiens, il y a eu un plan d’extermination qui a été mis à exécution en 1915. J’ai donc fait une recherche dans les livres d’histoire, une recherche sur le terrain et je suis allée dans la ville natale de mes ancêtres.
Manam, le titre de votre roman, est évidemment le nom fictif de la ville de vos ancêtres.
R. E. : Manam veut dire « songe » en arabe. J’ai choisi un nom fictif parce qu’on dit que la mémoire est un pays en soi. Ce livre parle de transmission, mais la mémoire est subjective, c’est toujours une forme de reconstruction. Ça ne veut pas dire que c’est faux, mais ce sont des perspectives différentes. En puisant dans les témoignages de survivants, dans les livres d’histoire et en interrogeant des gens en Turquie, j’ai mêlé la mémoire familiale et la mémoire collective, donc la fiction me permettait d’aller chercher encore plus de vérité.
Avec le temps, les groupes ethniques se sont mélangés, agresseurs et victimes ont sans doute fini par apprendre à vivre ensemble. Avez-vous perçu des failles dans le tissu de la population?
R. E. : Malgré le déni officiel de l’État turc qui refuse encore aujourd’hui de parler de génocide, on a l’impression 100 ans après qu’il y a un retournement de l’histoire. Ce qui est encourageant d’une certaine façon, car le travail de mémoire se fait au sein même de la population. Les Kurdes ont reconnu qu’ils avaient été instrumentalisés à l’époque pour massacrer leurs voisins Arméniens. Ils reconnaissent leurs torts, et souvent, Turcs ou Kurdes découvrent qu’ils ont une grand-mère Arménienne. Comme dans tout génocide il y a eu des femmes et des filles kidnappées, violées, victimes de sévices sexuels. Plusieurs ont réalisé sur le tard que leur grand-mère qu’ils croyaient Kurde ou Turque était en fait une Arménienne qui avait été islamisée, victime elle aussi de ce génocide.
Votre grand-père avait 14 ans quand le drame a éclaté et vous ne l’avez pas connu, car il est mort avant votre naissance.
R. E. : Ce que je connais de sa vie, c’est ce qui m’a été raconté. Ma grand-mère était plus jeune et elle n’était pas une survivante, donc la grand-mère dont je parle dans mon livre s’inspire de mon arrière-grand-mère dont la photo se trouve en page couverture de mon livre. C’est elle qui a été une survivante.
… malheureusement, les questions qui se posaient il y a 100 ans sur la cohabitation entre les peuples de différentes régions ou cultures se posent encore aujourd’hui.
Ce que vous avez découvert là-bas a-t-il changé la dynamique familiale?
R. E. : Pas vraiment. Évidemment, je ne peux parler que pour moi. Mon voyage a fait émerger une réalité, il m’a permis de mettre des visages sur mes ancêtres, de voir les paysages où ils ont vécu, de recoller les souvenirs heureux de la mémoire familiale et les souvenirs tragiques qui n’ont jamais vraiment été racontés. Cela m’a permis aussi de partager avec les lecteurs l’histoire de la tragédie des Arméniens, une histoire dont on n’a pas su tirer des leçons. Il me semble que c’est là une forme de résistance, justement pour ne jamais oublier ce rêve fragile de cohabitation harmonieuse qui m’a été transmis par mes ancêtres. Même si c’est une histoire ancienne, malheureusement, les questions qui se posaient il y a 100 ans sur la cohabitation entre les peuples de différentes régions ou cultures se posent encore aujourd’hui. On n’a pas fini d’approfondir et d’assimiler les leçons de ce drame-là.
On ne peut qu’avoir beaucoup d’admiration pour le courage avec lequel ces survivants ont écrit une nouvelle page de leur vie.
R. E. : Oui, un grand respect aussi. Quand on se plonge dans leur histoire, on réalise le courage infini de tous ceux qui ont vu le pire de l’humanité et qui ont su se relever pour recommencer à vivre.
Au moment de l’exil, cette longue marche vers la Syrie pouvait représenter combien de temps?
R. E. : Des jours et des jours! Je ne sais pas précisément, mais la majorité des gens n’y survivaient pas. Les historiens affirment que 90 % des gens ont été exterminés quelque part dans ces caravanes de la mort. Officiellement on disait que c’était une déportation, que c’était la guerre et qu’il fallait que ces gens-là se mettent aux abris, mais dans les faits, c’était une forme de torture, on les laissait mourir de faim, de soif, de toutes les maladies de l’époque, typhus, choléra et autres. Les femmes étaient violées en chemin, c’était un grand charnier. C’est presque inimaginable de penser que mon grand-père, sa sœur, ainsi que mon arrière-grand-mère font partie du 10 % des Arméniens de leur région qui ont survécu à ces caravanes de la mort.
L’humanité a fait certainement fausse route en tentant de diviser les gens sur la foi de leur différence.
Cette quête identitaire a-t-elle marqué un tournant significatif dans votre vie?
R. E. : Oui, ce fut quelque chose de marquant, mais comme tout le monde j’ai une identité complexe. Je n’aime pas les gens qui s’enferment dans une seule identité. L’humanité a fait certainement fausse route en tentant de diviser les gens sur la foi de leur différence.
Vos origines s’inscrivent dans une belle mosaïque de cultures.
R. E. : Ma mère est d’origine syrienne arménienne, mon père est Sénégalais d’origine libanaise, et je suis née à Montréal. Elkouri est un nom libanais qui veut dire « le curé » en arabe chrétien, un nom très répandu au Moyen-Orient, comme au Québec le nom Lévesque. À la maison, nous parlions arabe et français. Les témoins dont je raconte l’histoire dans Manam sont des Arméniens qui ont été arabisés.
Nous vivons à une époque de grandes migrations, nous recevons beaucoup de Syriens entre autres. Ces gens nous arrivent souvent en très mauvais état, portés par la peur et le désir d’avoir une vie meilleure. Votre histoire personnelle vous donne-t-elle une sensibilité particulière devant ces migrants?
R. E. : J’ai une responsabilité particulière d’abord en tant que petite-fille de survivants. Mes ancêtres ont été victimes du pire de l’humanité, de ces moments où on divise les gens sur la base de leur différence et où on décide qu’un groupe ne mérite pas de vivre. Malheureusement ça n’a pas disparu, on le voit de plus en plus avec les crispations identitaires. Amin Maalouf dans son livre Le naufrage des civilisations, parle d’identité meurtrière. Est-ce qu’on va choisir le repli identitaire? Est-ce qu’on va opter pour une plus grande tolérance, une acceptation des différences, et admettre que nous sommes tous des êtres humains embarqués dans le même bateau? Je pense que c’est le plus grand défi de l’humanité! Malheureusement, nous semblons être engagés présentement dans la voie du repli identitaire. Les discours haineux devant les migrants m’inquiètent beaucoup, si nous continuons de cette façon, nous risquons de faire naufrage. Je sens une responsabilité de m’opposer à tous ces discours étriqués. L’histoire de l’humanité nous a montré les conséquences tragiques de cette attitude d’exclusion.
Mais dans vos chroniques, quand vous vous opposez à ces discours, il vous arrive d’être violemment critiquée.
R. E. : J’ai quand même la chance de vivre dans un pays démocratique. Nous avons le devoir de défendre cette liberté d’expression.
Avec tous les mouvements de population, nous devenons des citoyens du monde. Comment définiriez-vous cette réalité?
R. E. : Vaste question! Je crois qu’il n’y a pas d’autre manière d’être. On vit quelque part, chacun a une histoire particulière et l’on perd de vue qu’on appartient tous à l’humanité. Avec la révolution numérique, on n’a jamais été aussi proches les uns des autres. La question est de savoir comment nous allons utiliser cette proximité. Va-t-elle exacerber nos affinités ou au contraire nos différences? Malheureusement, comme le dit Amin Malouf dans son dernier essai, il craint que nous soyons engagés dans la voie du tribalisme identitaire, du repliement sur soi. C’est la recette pour la catastrophe. Être citoyen du monde, c’est s’opposer à cette vision étroite.
Votre métier de chroniqueuse vous donne une tribune pour prendre parole et vous place dans une position privilégiée.
R. E. : Avoir une parole publique c’est un privilège; ça vient avec une grande liberté, mais aussi avec une grande responsabilité. Je suis chroniqueuse depuis 2001, depuis la veille des attentats du 11 septembre… J’ai donc été projetée dans un flot d’événements bouleversants qui nécessitaient des analyses en profondeur. Je m’intéresse particulièrement aux sujets de société. C’est assez vaste, mais l’important pour un journaliste c’est de se pencher sur des sujets d’intérêt public, non pas pour dire aux gens quoi penser, mais pour éclairer le débat en faisant voir différentes perspectives. Les gens peuvent me lire, être d’accord ou pas avec ce que j’écris. Nous vivons dans un monde de plus en plus complexe, inquiétant même, et certains ont le réflexe de se couper des nouvelles en disant que c’est trop déprimant, qu’ils n’y comprennent rien. Je crois au contraire, justement parce que c’est complexe, qu’il est important de s’informer, de ne pas juste céder au découragement. Comme journaliste, nous avons cette responsabilité d’essayer d’ouvrir la fenêtre et de faire entendre différentes voix, différents points de vue critiques sur ce qui se passe.
Les rapports avec les lecteurs sont-ils toujours harmonieux ou parfois orageux?
R. E. : C’est très particulier, car je vois une grande différence entre le courrier que je reçois comme autrice et romancière et le courrier que je reçois comme chroniqueuse. Dans la chronique, je donne mon point de vue et ceux qui ont tendance à réagir ce sont souvent les lecteurs qui ne sont pas d’accord. Généralement ça se fait de façon assez civilisée, mais j’ai noté depuis 2001 que le discours est de plus en plus violent. Il y a une certaine banalisation du discours violent qui peut s’expliquer par la facilité avec laquelle les lecteurs peuvent envoyer des commentaires. En un clic ils ont accès à nous. Les courriels permettent une réaction instantanée. Ce qui est une bonne chose d’une certaine façon, car on a rapidement accès à différents points de vue, mais ça permet aussi d’envoyer sans réfléchir des discours haineux, violents et même menaçants. Tous les chroniqueurs qui prennent position reçoivent une certaine dose de réactions violentes. Je m’inquiète de voir que la parole publique, surtout quand elle vient d’une femme, est souvent attaquée. Mes collègues masculins le disent eux-mêmes quand nous échangeons sur les rapports que nous recevons.
Comment se prépare-t-on psychologiquement à recevoir ces critiques parfois virulentes?
R. E. : C’est un difficile apprentissage et je suis encore en train d’apprendre. On se fait une carapace après quelque temps surtout quand le ton est agressif. Pour moi c’était complètement nouveau. On n’a pas l’habitude dans d’autres métiers de se faire interpeller de cette manière. C’est un peu l’équivalent d’entrer au travail et de recevoir plusieurs gifles en arrivant. C’est violent et il ne faut pas sous-estimer l’impact de ces réactions agressives. Et en même temps, il faut savoir que ce n’est pas représentatif de l’ensemble de la population. Lorsqu’il m’arrive de dénoncer les commentaires haineux que je reçois, il y a toujours un plus grand nombre de lecteurs qui se portent à ma défense et qui me disent qu’ils apprécient mes propos même s’ils ne m’écrivent pas tous les jours.
Comme auteur, on est dans un autre registre; avec le roman on est dans l’émotion, dans l’intime, et les lettres que je reçois sont très touchantes. Après la publication de Manam, j’ai reçu beaucoup de lettres de gens qui vivaient un deuil et qui ont trouvé du réconfort dans cette lecture. La littérature a aussi cette fonction. Le roman est un véhicule pour faire passer des émotions, des réflexions et des idées qui parfois se glissent entre les lignes.
« Nous sommes nos silences encore plus que nos mots », dites-vous dans votre livre. Le silence a donc une fonction importante?
R. E. : Le silence a quelque chose d’apaisant, de réconfortant. Il devient un mode de survie pour des gens qui doivent continuer à avancer après avoir vécu des épreuves terribles. Dans l’histoire du génocide arménien, le silence est assez effrayant. Dans tous les génocides du reste, il y a le silence imposé par les bourreaux, toujours suivi d’un déni. Ce silence est brisé par les petits-enfants des survivants, plus souvent que par les enfants qui n’osent pas trop poser de questions à leurs parents parce qu’ils sentent que c’est fragile, douloureux, et qu’il ne faut pas réveiller cette plaie-là. Les petits-enfants ont une distance que les enfants n’ont pas et se permettent de poser des questions. Ils sentent qu’ils ont une dette d’amour par rapport à leurs grands-parents qui ont survécu à l’horreur. Ils savent que dans cette mémoire qui est restée enfouie dans le silence, il y a des leçons à apprendre. C’est un bel hommage au courage.
Vous travaillez actuellement sur un autre projet de livre?
R. E. : Oui, je viens de terminer le récit d’une réfugiée politique iranienne, Shaparak Shajarizadeh, qui a fait partie de ce mouvement des femmes qui se sont opposées au voile obligatoire en Iran. Certaines ont été en prison, d’autres y sont encore. Shaparak a réussi à fuir et elle vit maintenant à Toronto avec son fils. Elle nous raconte son combat dans ce livre intitulé La liberté n’est pas un crime qui sera publié chez Plon au cours des prochains jours. <
Photo de Rima Elkouri : Alain Roberge