Des parcours migratoires complexes
Par Jean-Luc Bédard – 1er décembre 2023
Après un survol de l’écosystème des professions règlementées au Québec, le contexte migratoire des professionnels formés à l’étranger (PFÉ) est abordé, ainsi que le cas spécifique des arrangements de reconnaissance mutuelle France-Québec. L’entrée en pratique des PFÉ suscite de nombreuses occasions d’apprentissage, autant pour la société d’accueil que pour ces professionnels migrants.
Migrer, un projet aux multiples facettes
L’immigration est un thème qui mobilise l’attention au niveau collectif, aussi bien dans les sphères médiatiques et sociétales, que politiques et économiques. Les individus migrants composent avec tous ces aspects. Ils portent ces projets d’immigration au mieux de leurs capacités, composant avec ce dont ils comprennent des règles et des processus en place, ainsi que des contraintes auxquelles ils font face. Bref, ils tentent comme tout être humain de composer avec les circonstances et de tirer leur épingle du jeu, à travers vents et marées… et de douanes à franchir, qu’elles soient physiques, règlementaires ou symboliques. Pour y arriver, le travail occupe une place centrale et s’avère même être la clé de voûte menant à la réussite de l’immigration dans la société d’accueil.
Cet article fait le point sur le contexte d’immigration au Québec de professionnels formés à l’étranger (PFÉ), cherchant à utiliser leurs compétences professionnelles acquises au pays d’origine. Mes propos seront centrés sur ceux d’entre eux ayant une profession règlementée au Québec. Leurs itinéraires singuliers et complexes relèvent souvent d’un parcours du combattant (Béguerie, 2023; Blain, 2016; Schlobach, 2020) : certains ne se rendent pas à terme, se tournant vers des plans B, C, D... et ce, de façon plus ou moins contrainte. Cet article cherchera d’une part à décrire brièvement les principaux processus menant à cette entrée en pratique professionnelle au Québec, ainsi que leur évolution récente. D’autre part, j’évoquerai des apports qu’amènent ces professionnels non seulement dans leur travail, mais dans la société d’accueil de façon plus générale, à partir de résultats de recherches menées depuis 2012 à ce sujet.
Les professions règlementées constituent un ensemble d’organisations constituant, avec d’autres acteurs, ce qui est communément appelé, au Québec, le système professionnel. Ce vocable est donc partiel et inexact, car il exclut, dans son usage courant, les professions qui ne sont pas régies par un ordre professionnel et son cadre juridique, le Code des professions. Ces professions règlementées regroupent un ensemble de 57 professions, régies par 46 ordres professionnels. La plupart des ordres professionnels encadrent une seule profession, mais quelques-unes en encadrent plusieurs, pour des raisons historiques et logiques, du fait de proximités de pratiques. L’OTIMROEMQ1 en constitue la démonstration la plus étendue, incluant cinq professions. Ces 57 professions regroupent un peu plus de 422 000 travailleurs, dont 64,5% sont des femmes, constituant 9% de la main-d’œuvre en emploi au Québec. Quelques ordres professionnels regroupent au-delà de 60 000 membres, comme les infirmières et les ingénieurs. D’autres ont des effectifs plus réduits, avec quelques centaines de membres. On trouve deux catégories d’ordres professionnels : celles à titre exclusif, et celles à exercice exclusif. Mis à part cette distinction, les ordres ont les mêmes pouvoirs et obligations légales conférées par le Code des professions, dont principalement les contrôles disciplinaires, l’admission et le suivi du mandat principal, soit la protection du public (Abbott, 2003; Adams, 2018; Prud’homme, 2011).
Quelques clarifications
Il importe de préciser que l’entrée en pratique de professionnels formés à l’étranger comporte de nombreuses étapes et que la fin d’une ou deux étapes ne signifie pas que le processus est complété. Dans le cas des professionnels formés à l’étranger (PFÉ) souhaitant exercer une profession règlementée, l’obtention du droit d’immigrer au Québec n’est que la première étape, qui ne garantit rien pour la suite. Il y a d’ailleurs souvent un message contradictoire par lequel la profession exercée au pays d’origine est reconnue lors de l’immigration par les points accordés à même les grilles canadiennes de sélection. Or, ces points n’ont aucune valeur aux étapes suivantes. En effet, en cognant à la porte de l’ordre professionnel duquel relève sa profession, une instance souvent absente ou différente au pays d’origine, ces compétences sont évaluées cette fois en fonction des conditions d’entrée dans la profession et de la nature de l’exercice de celle-ci au Québec. Il s’agit d’une étape d’apprentissage de ce qu’est un ordre professionnel, sa raison d’être et le rôle qu’il joue dans la pratique de la profession. Il y a donc d’abord un enjeu d’information (comprendre le processus, les acteurs en jeu). Il faut ensuite voir à la reconnaissance de ses compétences, menant à ce que l’ordre professionnel définisse les mesures compensatoires requises pour que la personne ait le droit d’exercer la profession au Québec. Ces mesures (formations universitaires, stages en milieu de travail, etc.) doivent alors être satisfaites, ce qui ne va pas de soi non plus. Il faut trouver une place de stage ou dans la formation universitaire requise, avec le minimum de délai et sans avoir à réapprendre ce qu’on sait déjà. Ici, le délai d’attente est crucial : les organismes de régulation remettant souvent en question des compétences n’ayant pas été pratiquées depuis cinq ans, il peut arriver qu’une personne PFÉ « perde » ses compétences, du simple fait des délais d’attente pour franchir les étapes exigées par l’ordre professionnel.
Au bout de cette étape, un permis d’exercice est délivré par l’organisme régulateur, soit un des 46 ordres professionnels. Mais ce n’est pas tout ! Il faut ensuite trouver un emploi à occuper. C’est là, au bout de ce processus complexe, que peuvent être tapies des pratiques discriminatoires à l’endroit de certains de ces PFÉ, sur la base de la couleur de peau, de l’accent, de la religion, de l’origine nationale… Bien que le Québec soit une terre d’accueil généreuse, il n’est pas exempt de cas discriminatoires à l’embauche qui attendent les PFÉ ayant franchi toutes les étapes antérieures. S’ajoutent enfin les biais menant à une reconnaissance partielle des compétences par l’employeur, d’où en résultent des iniquités salariales.
Ainsi, si l’admission à un ordre professionnel est une étape importante, elle n’est qu’un jalon dans une série d’étapes menant vers l’entrée en pratique professionnelle et l’exercice de la profession comme gagne-pain dans le pays d’accueil. C’est pourquoi l’analyse de cet écosystème montre qu’on aura beau mettre en place des innovations remarquables, des blocages en amont ou en aval dans cette chaîne d’évènements rendent inopérants ces avancées, car que vaut une admission à un ordre professionnel, si par exemple l’embauche par l’employeur tarde ensuite, pour des motifs injustifiés?
Une médaille à deux faces
La migration de travailleurs hautement qualifiés est un thème d’intérêt pour plusieurs intervenants. Économiquement, il s’agit d’un apport de compétences à la société d’accueil. Les gouvernements rivalisent de plus en plus pour favoriser la venue de professionnels recherchés. Certains mêmes agissent en amont : c’est le cas notamment des Philippines, par exemple, qui forment sciemment un excédent d’infirmières. Une partie des infirmières philippines vont donc chercher à exercer leur profession ailleurs (souvent en Australie, mais aussi au Canada). Ce faisant, elles renvoient au pays d’origine de précieuses sommes dont profite la famille, participant à la circulation transnationale des capitaux.
La majorité des PFÉ s’inscrit dans un projet migratoire caractérisé par un rêve initial visant à améliorer son sort et celui de ses proches. D’autres empruntent des voies contraintes : on retrouve parmi les réfugiés, des médecins, des architectes, des comptables… Ces professionnels n’ont pas projeté de migrer mais sont poussés sur les chemins de l’exil, souvent au péril de leur vie. Le Canada est signataire d’obligations internationales à leur égard, non seulement comme pays d’accueil mais également en termes de reconnaissance de leur droit à l’établissement et à gagner leur vie, ce qui passe par la reconnaissance adéquate de leurs compétences et de la possibilité de compléter les éléments jugés manquants. Il s’agit là d’une catégorie de migrants aux problématiques souvent complexes, dont les pays d’accueil ont à charge d’offrir des conditions équitables leur permettant de cheminer vers l’exercice de leurs compétences professionnelles. Il en va du respect d’engagements internationaux, mais également de l’intérêt de la société d’accueil face à ces professionnels déjà formés, mais auxquels manquent quelques compléments de formation.
Les accords de reconnaissance mutuelle, un dispositif d’innovation sociale
C’est dans le contexte d’une reconnaissance soutenue de la problématique posée par les parcours de déqualification de nombreux PFÉ qu’un chantier innovant a été mis en place en 2008. Le tout a débouché à partir de 2011 avec la délivrance des premiers permis de pratique sous l’égide des Accords de reconnaissance mutuelle (ARM) France-Québec. Outre plusieurs métiers, ce sont 26 professions règlementées au Québec qui sont l’objet d’un ARM France-Québec. Depuis les débuts en 2011, ce sont 6009 professionnels formés en France qui ont reçu un permis d’exercice au Québec, dont 892 en 2021. De semblables ententes se sont ajoutées en 2021 avec la Suisse, couvrant cinq professions. Ces ententes accélèrent le processus de reconnaissance des professionnels formés en France (et en Suisse) souhaitant venir exercer leur profession au Québec, et vice versa, en ayant établi les équivalences et, le cas échéant, les différences substantielles justifiant l’établissement de mesures compensatoires, prenant la forme de stages, de formations ou d’une combinaison des deux mesures. Plusieurs processus problématiques ont toutefois été remarqués à travers l’application de ces principes initiaux. Les rapports du Commissaire à l’admission aux professions en ont souligné du côté de l’Ordre des ingénieurs du Québec, du Collège des médecins et ces dernières années, de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec. Nos recherches ont aussi montré des failles et des limites dans la mise en pratique de ces ententes, malgré un bilan somme tout positif (Bédard et Roger, 2015).
Durant les premières années d’application de l’ARM France-Québec pour ingénieurs, l’Ordre des ingénieurs avait tendance à prescrire la réussite d’un grand nombre d’examens préalables, peu importe les compétences dont témoignaient les parcours différenciés des différents candidats. Ces processus se sont raffinés, suite à d’importants efforts de structuration des processus d’évaluation des candidatures. Du côté des travailleurs sociaux, l’ARM pose peu d’exigences, une fois que les candidats ont démontré avoir été formés en France et y avoir été reconnus comme assistant social. Il suffit de payer les frais de cotisation annuels. Ceci peut paraître surprenant, considérant la nature différente des cultures professionnelles en France et au Québec. Des professionnelles nous avaient fait part de la familiarisation qu’elles avaient eu à acquérir au début de leur engagement au Québec, connaissant mal les protocoles de collaboration, les façons de traiter des enjeux éthiques, sans parler des rôles des divers établissements du réseau de la santé et des services sociaux, des organismes communautaires (terme qui a un tout autre sens en France), des fondations privées, etc. Une formation d’au plus 17 heures s’est ajoutée au processus initial de l’ARM, traitant entre autres d’enjeux éthiques; cela semble donc répondre à ce besoin qui avait été identifié.
Il existe une multitude d’autres exemples qui témoignent de différences allant bien au-delà des stricts savoirs formels. L’entrée en pratique de PFÉ est en effet un révélateur formidable de différences dans le registre des valeurs et c’est un apprentissage qui peut se faire dans les deux directions. On entend souvent des professionnels évoquer des moments de surprise : « je n’y avais jamais pensé en ces termes ». En ce sens, l’insertion d’un professionnel formé à l’étranger peut représenter une occasion d’apprentissage pour l’organisation qui l’embauche et ses collègues. Le PFÉ arrive avec sa façon de voir la profession, de l’exercer, de collaborer avec ses collègues et avec d’autres travailleurs, d’exercer des rapports de pouvoir ou d’autorité, sans parler des dimensions individuelles par lesquelles certains individus sont plus disposés à apprendre et à se remettre en question que d’autres. Bien sûr, le professionnel venant de l’étranger apprend beaucoup en immigrant (et pas seulement au travail). Il apporte toutefois d’autres connaissances et surtout, d’autres perspectives qu’un professionnel local envisagera peu ou pas. Il s’agit d’un facteur favorisant l’innovation dans la façon de travailler, pas seulement sur les plans techniques, des manières de réaliser des tâches, mais surtout dans les conceptions de l’importance des interactions, des modes de communication et de ce qui est considéré acceptable ou non. Là aussi, des facteurs individuels entrent en jeu dans la disposition des professionnels locaux à se remettre en question ou à envisager la nouveauté apportée par le PFÉ. On entre ici dans le domaine de l’apprentissage interculturel, de l’ouverture à la différence et à cet égard, la société d’accueil a tout autant à apprendre à travers l’entrée en pratique d’un PFÉ, qu’inversement.
Inévitablement, les sociétés d’accueil se transforment par l’apport de l’immigration. Ce texte aura été l’occasion d’en brosser une brève description en ce qui a trait à une portion spécifique de l’immigration au Québec. L’analyse des parcours des PFÉ porte surtout sur les processus et les étapes à franchir, pour en souligner les failles et les disjonctions institutionnelles (Bédard et al., 2018). Il y aurait toutefois beaucoup à faire du côté d’analyses ciblées sur les différences vécues dans les mondes professionnels et les occasions d’apprentissage et d’innovation qui y sont expérimentées.
Références
Abbott, A. 2003. « Écologies liées : à propos du système des professions* ». In Menger, P. (Ed.), Les professions et leurs sociologies : Modèles théoriques, catégorisations, évolutions. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme. doi : 10.4000/books.editionsmsh.5721
Adams, T. L. (2018). Regulating Professions. The Emergence of Professional Self-Regulation in Four Canadian Provinces. Toronto: University of Toronto Press.
Bédard, J.-L., C. Papi, F. Beauchamp-Goyette et M. Dieng (2018). Admission aux professions règlementées : immigration, gouvernance du système professionnel et disjonctions institutionnelles. Analyse comparative, identification de bonnes pratiques et recommandations pour les professions règlementées au Canada (rapport de recherche). Ottawa : Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
Bédard, J.-L et L. Roger (2015). Les parcours d’entrée à la pratique professionnelle de travailleurs français au Québec, dans le cadre des Arrangements de reconnaissance mutuelle France-Québec. Une analyse des facteurs facilitants et des contraintes auxquels font face huit catégories de professionnels (rapport de recherche). Montréal : Office des professions du Québec.
Béguerie, C. (2023). La reconnaissance des compétences des médecins et infirmières immigrants au Québec. Analyse de la coordination des acteurs de la reconnaissance des compétences. Thèse de doctorat, Université Laval (Département des relations industrielles).
Blain, M.-J. (2016). Être médecin diplômé à l’étranger au Québec : des parcours contrastés d’intégration professionnelle. Thèse de doctorat, Université de Montréal (Département d’anthropologie).
Prud’homme, J. (2011). Professions à part entière : Histoire des ergothérapeutes, orthophonistes, physiothérapeutes, psychologues et travailleuses sociales au Québec. Montréal : Presses de l’Université de Montréal.
Schlobach, M. (2020). Migrants brésiliens hautement qualifiés : parcours migratoires, incorporations socioprofessionnelles et familles transnationales. Thèse de doctorat, Université de Montréal (Département d’anthropologie).
Note
1 Ordre des technologues en imagerie médicale, radio-oncologie, et en électrophysiologie médicale du Québec.
Jean-Luc Bédard a été formé en anthropologie (PhD U. Laval, 2005) et ses recherches portent sur le travail et la formation des adultes. Il s’intéresse depuis 2012 à l’entrée en pratique de professions réglementées par des professionnels formés à l’étranger. Ses travaux récents examinent l’évolution des professions règlementées. Il est professeur agrégé au Département Éducation de l’Université TÉLUQ.
Quelques hyperliens pertinents « pour voir plus loin »