Par Catherine Wihtol de Wenden – 1er décembre 2023
L'actualité récente a montré que les motivations et attentes des migrants n'avaient rien à voir avec les idées reçues en cours : ils ne viennent pas pour les droits sociaux ni pour concurrencer les nationaux sur le marché du travail, encore moins pour envahir les états d'arrivée avec pour objectif un « grand remplacement », mais à cause des chaos du monde tels que catastrophes naturelles et environnementales, guerres civiles, chômage, libertés. La plupart cherchent à vivre en paix et à réaliser leurs projets. En ce temps de durcissement des politiques migratoires, la parole du pape François à Marseille les 22 et 23 septembre 2023 s'avère particulièrement précieuse, car il a rappelé les valeurs d'hospitalité, de respect de la dignité face à l'indifférence et à la peur, le phénomène migratoire étant un fait de notre temps, trop souvent traité dans l'urgence et sur un ton alarmiste.
Le thème de l’immigration est aujourd’hui au cœur de l’actualité. Des crises en série sont venues alimenter l’été 2023: coups d’État en Afrique (Niger, Gabon), catastrophes naturelles et environnementales (Canada, Libye, Maroc), flux de réfugiés et de migrants économiques (Tunisie, Arménie, Soudan), sur fond de chômage persistant pour les jeunes, de corruption des États de départ et de pauvreté. Les crises durent (crise syrienne dont les réinstallés et les retournés en Syrie sont encore à l’ordre du jour, crise ukrainienne malgré la protection temporaire européenne) dans un paysage politique marqué par la peur de l’autre, le choix d’une approche sécuritaire avec quelque 3000 morts en Méditerranée en 2022 et les 2 500 morts en 2023.
Dans son allocution à Marseille des 21 et 22 septembre 2023, le pape François a pourtant parlé de « responsabilité européenne face au phénomène migratoire, car les migrants risquent leur vie et n’envahissent pas l’Europe, ils cherchent l’hospitalité », rappelant qu’il s’agit d’un fait de notre temps, pourtant traité en termes d’invasion et d’urgence. Regrettant que plusieurs ports européens aient été fermés aux bateaux de secours en mer, il a fustigé « l’indifférence et la peur dans une Europe tentée par le repli face aux migrants », les « nationalismes archaïques et belliqueux », craignant de voir la méditerranée « berceau de la civilisation, se transformer en tombeau de la dignité ». Il appelle donc à un sursaut des consciences pour prévenir un naufrage de civilisation, car l‘avenir, insiste-t-il, « ne sera pas dans la fermeture qui est un retour au passé ». Il s’agit « d’assurer, selon les possibilités de chacun, un grand nombre d’entrées légales et régulières qui soient durables grâce à un accueil équitable de la part du continent européen, dans le cadre d’une collaboration avec les pays d’origine ». Il prône une intégration qui sera difficile à cause de la ghettoïsation, de l’hostilité et de l’intolérance, rappelant que le problème principal est la pauvreté : « là où il y a précarité, il y a criminalité ». Il faut donc « un sursaut de conscience pour dire non à l’illégalité et oui à la solidarité, le véritable problème n’étant pas tant l’accroissement des problèmes que le déclin de leur prise en charge ».
Ces propos tenus à Marseille, ville cosmopolite et multiconfessionnelle, sont en complet décalage avec la politique suivie à l’échelon européen où se prépare à l’horizon en 2024 un nouveau Pacte européen sur l’immigration et l’asile dont l‘essentiel poursuit la ligne sécuritaire et avec les politiques nationales des pays européens à l’exception de l’Allemagne. Les migrants cherchent la paix, la possibilité de réaliser leurs projets de vie, les libertés. Leur mobilité, volontaire ou forcée, est liée à des facteurs structurels du monde : inégalités du développement humain, crises politiques, démographie, environnement, droits de l’homme. Dresser des barrières par des visas, des murs, des patrouilles en mer et des accords avec les pays de départ et de transit n’aura pas d’effet dissuasif sur leur forte détermination à lever ces barrières.
Motivations et attentes
Les motivations et attentes des migrants sont multiples, mais il est aujourd’hui de plus en plus difficile de les distinguer clairement, car les raisons du départ sont souvent mêlées : tout d’abord les facteurs dits push qui poussent les candidats au départ hors de chez eux se mêlent aux facteurs pull qui attirent vers d’autres horizons, car les migrants économiques, environnementaux et les réfugiés sont beaucoup moins éloignés aujourd’hui les uns des autres qu’ils ne l’étaient dans le passé. Dans bien des cas, c’est moins la pauvreté qui pousse à partir que l’absence d’espoir de pouvoir vivre autrement, car le voyage sans papiers est cher et dangereux . Les plus pauvres ne vont pas loin, mais dans leur pays quand ils sont chassés par la guerre civile ou par des désastres climatiques. Les femmes sont de plus en plus nombreuses également à prendre la route de la migration, fuyant parfois leur condition au pays et aspirant à plus de liberté. Mais à l’échelle mondiale ce sont les migrants économiques qui sont les plus nombreux : le Golfe est la troisième région migratoire au monde, après les États-Unis et l’Europe, mais la plupart n’y restent pas. Les réfugiés ont alimenté ces dernières années une migration croissante : ils ont dépassé les cent millions en 2022 et atteignent aujourd’hui environ 110 millions. Les migrations sud sud et nord-sud (expatriés, seniors s’installant au soleil) sont aujourd’hui aussi nombreuses que les migrations sud-nord et nord-nord.
Ces migrations se sont régionalisées. Dans chaque région du monde, à l’échelle d’un continent ou d’un sous-continent, il y a plus de migrants qui viennent de la même région que de migrants transcontinentaux venus d’ailleurs. La plupart des migrants en Afrique vont en Afrique, l’essentiel des migrants sud-américains migre en Amérique du Sud, les États-Unis ont surtout une migration mexicaine et centre-américaine, les migrations asiatiques se développent surtout en Asie, l‘Europe compte plus d’un tiers de migrants européens, le reste venant du pourtour sud-méditerranéen. À côté de ces migrations internationales (187 millions), il faut compter quelque 800 millions de migrants internes, les plus pauvres. En revanche il n’y a pas lien entre démographie et migration : les pays les plus peuplés ont un taux de migration faible, au regard de leur population. Ce qui compte ce sont les liens diasporiques construits par les parents partis à l’étranger, qui créent des réseaux transnationaux, de même que la multiplication des moyens d’information modernes qui alimentent l’envie d’ailleurs.
D’un droit de sortie au droit d’entrée : le tournant migratoire le plus significatif s’est opéré autour des années 1990, avec la chute du rideau de fer qui a rendu possible la sortie de son pays en URSS, à l’est de l’Europe, en Chine et au sud du monde, tandis qu’au nord les barrières se fermaient dans les grandes régions d’immigration (États-Unis, Canada, Europe, Japon). Au droit de sortie difficile d’hier avec un droit d’entrée relativement aisé dans les pays d’accueil des réfugiés, se sont substitués un droit de sortie facile et un droit d’entrée de plus en plus difficile à cause de la mise en œuvre des visas. Tandis que se généralisait la possibilité de détenir un passeport, les frontières se fermaient. Le droit de migrer est pourtant une revendication considérée aujourd’hui comme partie prenante des droits de l’homme, un bien public mondial (Wihtol de Wenden, 2013).
Des tentatives de gestion mondiale des migrations se sont fait jour, comme les Forums mondiaux Migration et développement (FMMD, GFFD en anglais), à l’initiative de Kofi Annan depuis 2006, pour une gouvernance multilatérale des migrations prenant en compte le caractère interdépendant des facteurs de la mobilité : ce qui a lieu ici a des conséquences là-bas et ce qui se produit là-bas aura des conséquences ici. Les forums annuels associant pays de départ, pays d’accueil, employeurs, syndicats, associations, Églises, experts, qui se sont tenus dans de nombreux points du monde depuis 2007 ont alimenté l’argumentation du Pacte de Marrakech, adopté en 2018 en réponse à la crise syrienne et à la volonté des Nations Unies de s’inscrire dans la thématique migratoire non traitée auparavant. Deux Pactes, l’un sur les migrations, l’autre sur les réfugiés ont été adoptés comme feuille de route pour les plus de 160 états qui les ont adoptés. Mais là encore les réponses étatiques restent empreintes de souverainisme dans la ligne des opinions publiques des électeurs et des régimes illibéraux, en contradiction avec le Pacte qui a comme sous-titre Pour une immigration sûre, ordonnée et régulière.
La question des voies sûres de passage reste entière là où il n’y a pas d’espaces de libre circulation. Plus on ferme, plus les trafics sont intenses et plus les trafiquants s’enrichissent, car la fermeture ne dissuade pas. On n’arrêtera donc pas les migrations quelque soient les obstacles, parfois mortels dressés pour dissuader. Les alternatives proposées (retour, reconductions forcées à la frontière, politiques de développement, accords d’externalisation des frontières) n’ont pas eu d’effets tangibles depuis trente ans. Une alternative serait l’ouverture des migrations de travail avec des voies d’immigration légale dans les pays européens qui ont fermé leurs frontières aux travailleurs salariés depuis le milieu des années 1970, ce qui permettrait beaucoup plus de fluidité dans les allées et venues, comme on l’a constaté avec les migrations est-ouest en Europe. Plus on ferme, plus les migrants s’installent, car ils ne sont pas sûrs de pouvoir revenir si leur statut est précaire ; plus on ouvre, plus ils circulent. C’est ce à quoi aspirent les candidats à la migration. La crise de la COVID faisant apparaitre des pénuries structurelles de main-d’œuvre dans des secteurs qualifiés (médecins, dentistes) et non qualifiés (agriculture, garde des personnes âgées, services) n’a pas convaincu les états européens à changer de politique, sauf en Allemagne.
La raison en est la montée en puissance des partis anti-immigrés et l’extrême politisation du thème de l’immigration. L’Europe est un continent d’immigration malgré lui, ce qui la distingue des grands pays d’immigration de peuplement comme les États-Unis, le Canada ou l’Australie et elle peine à se reconnaitre comme continent d’immigration d’installation et non plus de travail, car l’opinion publique y est hostile d’après les sondages. Le résultat est une réponse dictée par le souci de satisfaire l’opinion publique, coupée des réponses humanitaires, économiques ou démographiques, indifférente aux morts aux frontières et ignorant les recherches effectuées. Le savant et le politique ne se rencontrent pas en ce domaine, pas plus que les prophètes désarmés comme le pape François depuis 2013 à Lampedusa ou Angela Merkel en 2015 à l’arrivée des Syriens. Une fuite en avant se dessine dans la surenchère à la fermeté, à la sécurisation des frontières et à leur militarisation, s’appuyant sur des idées reçues comme l’invasion, le grand remplacement, les coûts/ avantages de l’immigration, les sans-papiers qui gêneraient l’intégration de ceux qui sont là.
Des ponts existent cependant : l’information des publics sur la réalité des migrations, la lutte contre les discriminations, l’élargissement de la citoyenneté en luttant contre les tentatives de restreindre le droit à la nationalité et l’accès à la citoyenneté locale, l’inscription de l’immigration dans une histoire partagée en la mettant au musée, afin de sortir de l’image des indésirables, souvent produite par le refus de l’accès aux droits, donnant une légitimité au fait migratoire et à ceux qui en sont issus (Wihtol de Wenden, 2022).
Références
Baby-Collin , Virginie, Farida Souiah (dir.), Enfances et jeunesses en migration. Paris, Le cavalier bleu, 2022
Badie , Bertrand, Dominique Vidal (dir.), Le monde ne sera plus comme avant. La nouvelle ère des migrations internationales. Paris Les liens qui libèrent
Héran , François, Le grand déni, Paris, Seuil, 2022
SOS Méditerranée. Les écrivains s’engagent. Gallimard, Folio, 2022
Wihtol de Wenden, Catherine, Le droit d’émigrer, Paris CNRS Editions, 2013
Wihtol de Wenden , Catherine, Figures de l’Autre. Perceptions de l’immigration en France 1870-2022, CNRS Editions 2022
Catherine Wihtol de Wenden est directrice de recherche émérite au CNRS (CERI, Sciences Po). Spécialiste des migrations internationales, elle a enseigné à Sciences Po ainsi qu'à l'Université La Sapienza de Rome et à l'Université de Milan (Statale) et dirigé 25 thèses. Ses derniers ouvrages parus sont : l'Atlas des Migrations (Autrement, 2021), Des idées reçues sur l'immigration (L'Harmattan 2022), Figures de l'Autre. Perceptions de l'immigration en France 1870-2022 (CNRS Editions, 2022) et Migration and International relations (Springer 2023).