Une responsabilité partagée
Par Joëlle Morrissette – 1er décembre 2023
Avec la croissance du nombre de personnes immigrantes au Québec, il convient de repenser les conditions du vivre-ensemble. À partir d’une expérience personnelle, l’auteure expose certaines des conventions sociales et des valeurs qui sous-tendent nos habitudes et dont on doit prendre conscience pour favoriser leur intégration, dans un rapport de responsabilité partagée.
En 2010, on m’a demandé de donner des cours à des immigrants inscrits à un programme de requalification de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal, programme comportant les quinze crédits obligatoires pour obtenir l’autorisation permanente d’enseigner. Je devais leur enseigner un cours sur l’organisation scolaire du Québec et un autre sur la manière dont est conçue et pratiquée l’évaluation des apprentissages des élèves. Lorsque je suis entrée en cours, l’atmosphère était gaie, les 54 étudiants étaient volubiles ; j’ai remarqué tout de suite différentes langues qui m’étaient peu familières. Lorsque j’ai posé le pied sur l’estrade pour installer ma présentation Powerpoint, j’ai été saisie par le silence de plomb qui s’est abattu sur la classe ; l’atmosphère avait changé d’un coup… Tous les yeux étaient rivés sur moi et je sentais de leur part un mélange de fébrilité, de crainte et de respect, ce que je n’avais jamais senti jusque-là dans les cours que j’avais donnés aux étudiants majoritairement nés au Québec. À la fin de ce premier cours, j’étais complètement déconcertée : j’avais préparé une présentation très interactive et j’ai dû insister à plusieurs reprises pour que les étudiants interagissent avec moi. Je leur ai dit que j’espérais qu’ils allaient davantage participer la semaine suivante puisque nous devions collaborer pour que le cours « se crée » et que nous puissions atteindre les objectifs d’apprentissage, ce qui les a laissés songeurs, voire interloqués.
Le cours suivant, je suis arrivée plus tôt et ai engagé la conversation avec les personnes déjà présentes. D’où venez-vous? Quel est le climat sociopolitique dans votre pays? Pourquoi avez-vous décidé d’immigrer au Québec? Êtes-vous venu avec toute votre famille? Comment se passe votre installation ici? Bien qu’ils semblaient un peu intimidés, j’ai bien vu qu’ils étaient agréablement surpris que je m’intéresse à eux. Lorsque j’ai commencé formellement le cours, je suis descendue de l’estrade et j’ai commencé l’introduction de la thématique du jour en les regardant bien dans les yeux, en m’arrêtant près de certains d’entre eux pour leur poser des questions directement. À partir de ce moment, je n’ai plus jamais eu de la difficulté à les faire participer au cours, au point où les trois heures de cours se transformaient souvent en quatre heures ; à 20 h 30, les étudiants restaient parfois dans la classe pour continuer à travailler, pour échanger sur les thématiques du cours, et je prenais plaisir à m’asseoir avec chaque regroupement d’étudiants pour écouter leurs réflexions, injectant parfois des questions à leurs discussions.
Avec le recul, j’ai compris qu’ils avaient appris par socialisation dans leur pays d’origine à écouter le maître sagement, en silence, en prenant des notes, en restant « à leur place », c’est-à-dire en maintenant une distance physique et symbolique du maître à qui ils vouaient d’emblée un grand respect. De mon côté, j’avais appris au travers de ma propre expérience de socialisation et de formation professionnelle à faire participer les personnes à qui j’enseignais, à les engager activement dans des discussions afin qu’ils apprennent, et à développer des rapports personnalisés et chaleureux avec eux. En d’autres mots, j’ai compris que nous avions expérimenté, eux et moi, un choc de conventions. Ce choc déstabilisant, intrigant et invitant, qui a duré toute la session de cours, a été si fort qu’il a provoqué une bifurcation de ma carrière : j’ai délaissé l’objet qui avait été jusque-là au cœur de mon travail de chercheuse pour m’intéresser à l’intégration socioprofessionnelle des enseignants – et éventuellement des professionnels de différents domaines – formés à l’étranger. Ainsi, depuis ce temps, d’un point de vue humain comme professionnel, mon intérêt pour leur intégration au Québec n’a cessé de croître.
S’intéresser aux immigrants par le prisme des conventions sociales
Depuis 1991, le Québec administre ses propres programmes d’immigration et sélectionne surtout des personnes francophones pouvant répondre à des enjeux socioéconomiques névralgiques tels que le déclin démographique et la pénurie de main-d’œuvre dans tous les secteurs d’activités. Alors qu’au cours des deux dernières décennies, environ 50 000 personnes étaient accueillies en moyenne chaque année dans la province, le nombre d’immigrants admis en 2022 a atteint un niveau record de 68 700 personnes (Institut de la statistique du Québec, 2023). Ainsi, au vu du nombre important d’immigrants accueillis annuellement et des enjeux de compétences et d’expériences, de diversité et de langue, leur intégration sociale et professionnelle harmonieuse représente une plus-value non seulement pour leur nouveau milieu de travail, mais plus largement pour la société québécoise. Cette préoccupation génère donc l’intérêt de certains chercheurs qui s’intéressent surtout à décrire les défis qu’ils rencontrent et les stratégies qu’ils mettent en place pour les surmonter.
De mon côté, je fais le pari de déplacer le curseur qui est sur eux vers les interactions que nous avons avec eux. À titre de société, de communautés et de milieux de travail, quels rôles joue-t-on dans cette équation? Qu’est-ce que nos interactions avec les personnes qui s’intègrent au Québec disent de nous, de nos choix et des valeurs qui les sous-tendent? L’étude de ces interactions m’a beaucoup appris, en particulier sur les conventions qui façonnent notre vivre-ensemble. Les conventions d’un groupe (société, communauté, famille, groupes professionnel ou sportif, etc.) renvoient à ce que ses membres valorisent en termes de pratiques, d’habitudes, d’attentes mutuelles. L’exemple emblématique est celui de la bise : lorsqu’on rencontre des personnes d’autres pays, ils ont souvent des habitudes divergentes des nôtres à cet égard. Une, deux, trois, voire quatre bises? On commence par la joue gauche ou par la droite? Mais dans certains milieux, est-il mieux de donner la main? Les conventions soulèvent des incertitudes lorsqu’on ignore les habitudes d’autrui. En fonction des écarts entre les conventions dans leur pays d’origine et celles qui sont aux fondements de la société québécoise, les personnes immigrantes sont le miroir de nos propres conventions, volontairement ou non. De fait, leurs surprises devant certaines scènes de la vie quotidienne usuelles au Québec, devant ce qui est jugé acceptable, normal, révèlent nos propres conventions et donc les valeurs que nous partageons au sein de la vie sociale ; certains de leurs faux pas les révèlent aussi.
S’étonner de certaines conventions explicites
Certaines conventions sont évidentes, visibles, claires. Par exemple, les réactions des personnes qui intègrent le Québec rappellent à notre conscience les mœurs individualistes qui nous lient, comparativement à celles plus collectivistes des sociétés où certains d’entre eux ont vécu au préalable. Une illustration éloquente de cette convention sociale est manifeste dans leur étonnement devant la course aux garderies à laquelle doivent se livrer les parents québécois, même avant que leur enfant naisse, alors que dans plusieurs pays, il y a toujours un membre de la famille élargie qui est disponible pour prendre soin des enfants lorsque les parents travaillent. Une autre convention que nous partageons au Québec est la logique productiviste dans les mondes du travail : les notions de performance, rentabilité, efficacité, rapidité sont si intériorisées que nous ne les remarquons plus et surtout nous ne voyons pas comment ils opèrent dans notre vie quotidienne. Quel choc les personnes immigrantes ont de devoir s’inscrire dans une démarche continue de développement professionnel, d’amélioration de leurs pratiques, alors que dans leur pays d’origine, après la formation initiale, les gens sont consacrés experts à vie. Quel choc aussi pour mes doctorants étrangers de voir notre rendez-vous annulé parce qu’ils sont arrivés à mon bureau avec 45 minutes de retard ; produit de ma culture, je considère la ponctualité comme un gage de sérieux, de rigueur, d’efficacité, alors que pour eux, l’heure du rendez-vous est une… approximation! Un dernier exemple de convention sociale au Québec réside dans l’ouverture à la diversité. Les nouveaux arrivés fréquentent souvent pour la première fois une société hétérogène aux plan des origines ethnoculturelles et des religions en particulier ; selon leur origine, certains sont plus ou moins troublés par le constat d’une société qui n'est pas structurée en fonction des croyances religieuses de la majorité, plus encore par le fait que plusieurs personnes ne sont ni pratiquantes ni même croyantes! En outre – et le choc est important – l’ouverture à la diversité au Québec est aussi manifeste dans le respect de la diversité des genres, des orientations sexuelles, etc. Par exemple, les enseignants issus de l’immigration avec lesquels j’ai travaillé sont souvent bien déroutés par les couples de même sexe qui viennent chercher le bulletin de leur enfant.
Décoder d’autres conventions plus tacites
Les exemples de conventions que j’ai donnés ci-haut peuvent paraitre évidents aux personnes qui habitent le Québec depuis longtemps. Mais mon travail de recherche m’a permis d’en débusquer qui opèrent de façon plus subtile, dans les interstices de nos rapports interpersonnels et professionnels habituels. Ayant beaucoup voyagé en Europe et en Afrique pour mon travail, j’ai été à même de saisir que nous entretenons des rapports souvent plus horizontaux au Québec, c’est-à-dire que les relations hiérarchiques sont atténuées par comparaison aux attentes mutuelles dans d’autres sociétés. Mais comme l’a exprimé une participante à mes recherches en parlant de ses premiers mois au travail au Québec : « Je vois les collègues qui tutoient le patron ; ils vont même le voir quand ils ont un problème! Chez moi, on reste loin du patron car lorsqu’il nous convoque, ça annonce des problèmes pour nous! Ici, il vient même manger avec nous sur l’heure du midi! Mais c’est quand même lui le patron! Comment ça marche, ici, l’autorité? » Donc, si par convention, nos rapports sont moins hiérarchiques, reste qu’il existe des rapports de pouvoir, patron/employés ou autres, mais ceux-ci sont plus diffus et surtout sans cesse renégociés tacitement au cœur de nos interactions (Morrissette et al., 2020). Difficile de s’y retrouver pour des immigrants : si la distance marquée face aux personnes qui sont en autorité n’est pas la norme au Québec, comment se situer vis-à-vis elles? Comment développer les rapports personnalisés attendus, voire chaleureux, tout en considérant qu’elles sont en autorité? Un autre exemple de convention qui est plus difficile à saisir, mais qui n’en est pas moins d’une grande importance concerne les rapports d’égalité hommes/femmes. Dans nos vies personnelles comme professionnelles, la parole des hommes n’a pas préséance sur celle des femmes ; les femmes sont généralement autonomes, y compris sur le plan financier. Il arrive même – et cela constitue un grand choc pour des personnes immigrantes – qu’elles soient celles qui travaillent alors que leur conjoint reste à la maison pour s’occuper de l’enfant né quelques mois auparavant. Comme je l’ai documenté dans mes recherches, l’affirmation des femmes peut être choquante pour des hommes lors de réunions de travail, et source de tensions lorsque toutes les personnes présentes ne partagent pas la convention ; le cas d’une femme qui est en position d’autorité sur un homme est parfois rapporté comme une situation conflictuelle. Un dernier exemple de convention très structurante pour notre société même si elle est moins évidente concerne la manière de considérer les personnes âgées et les enfants. Certaines sociétés comme la société japonaise vouent le plus grand des respects aux personnes âgées ; elles reconnaissent leur contribution à la vie collective et donc en prennent bien soin lorsque celles-ci commencent le dernier tiers de leur vie. Or, la pandémie nous a montré qu’au Québec, la convention à cet égard diverge : nos « vieux » sont souvent « casés » dans des CHSLD où les conditions de vie sont parfois discutables ; plus rares maintenant sont les familles qui gardent les membres âgés auprès d’elles. La manière de concevoir les enfants au Québec est aussi en décalage avec d’autres conceptions fréquentes ailleurs (Morrissette et al., 2018a). Les enfants sont considérés ici ; ils ont le droit de parler, de revendiquer, de négocier. Également, influencés par la manière qu’avaient les premiers peuples d’éduquer leurs enfants au temps où le Québec était une colonie, nous avons pris l’habitude de laisser beaucoup de liberté aux plus jeunes. Dans les milieux souvent plus avantagés, les parents leur accordent beaucoup d’attention, ont souvent des exigences spécifiques vis-à-vis de l’école pour leurs enfants. Dans d’autres sociétés, on voit les enfants différemment : pour diverses raisons sociohistoriques, il arrive qu’on ne leur reconnaisse pas de droits.
On me pardonnera, je l’espère, la tendance à généraliser et à uniformiser due aux contraintes d’espace; écrire sur la familiarisation des immigrants aux conventions qui ont cours dans la société québécoise et aux valeurs qu’elles sous-tendent nécessiterait davantage de nuances. L’écart des conventions varie en fonction des sociétés d’origine des immigrants et à l’échelle individuelle, il faut bien reconnaitre qu’une personne peut reconduire ou non les conventions dominantes de sa société, à travers ses interactions avec les autres. Néanmoins, puisque l’autre nous aide à comprendre notre propre culture, j’ai appris de mes travaux de recherche que les immigrants qui intègrent la société québécoise sont accueillis dans une société où certaines conventions sont transversales aux différents contextes. J’ai donné à cet effet quelques exemples de conventions explicites et d’autres plus tacites.
D’un côté, décoder et intérioriser les conventions qui animent la société québécoise me parait crucial pour des personnes nouvellement arrivées qui souhaitent s’intégrer harmonieusement et interagir avec compétences dans leur nouvel environnement. De l’autre, nous avons tous, dans nos divers milieux de vie personnels et professionnels, de nombreuses occasions de les y aider en leur expliquant nos habitudes et ce qu’elles recèlent en termes de valeurs, sachant qu’il est plus facile d’adhérer à quelque chose quand on le comprend (Morrissette et Demazière, 2018b). Toute relation d'altérité implique un engagement réciproque, une responsabilité de l'un et de l'autre. Mais peut-être d’abord et avant tout, pour casser la glace, comme je l’ai fait en cours en 2010, s’intéresser à l’autre, le reconnaitre dans sa différence.
Références
Institut de la statistique du Québec (2023). Migrations internationales et interprovinciales. Gouvernement du Québec. https://statistique.quebec.ca/fr/document/le-bilan-demographique-du-quebec/publication/migrations-internationales-interprovinciales-bilan-demographique
Morrissette, J., Arcand, S., Diédhiou, S.B.M. & Segueda, S. (2020). Les enseignants formés à l’étranger dans les écoles montréalaises: des interactions qui façonnent de nouvelles représentations opératoires. Revue des sciences de l'éducation de McGill, 55(2), 417-438. https://mje.mcgill.ca/article/view/9716/7577
Morrissette, J., Demazière, D., Diédhiou, B. & Segueda, S. (2018a). Les expériences des enseignants formés à l’étranger dans les écoles montréalaises : l’épreuve de l’autonomie, de la modification du rapport de places et de l’enseignement différencié. Alterstice, 8(2), 37-49. https://www.erudit.org/fr/revues/alterstice/2018-v8-n2-alterstice05100/1066951ar.pdf
Morrissette, J. & Demazière, J. (2018b). Dualité des processus de socialisation professionnelle des enseignants formés hors Québec. Entre imposition et appropriation. Alterstice, 8(1), 95-106. https://www.erudit.org/fr/revues/alterstice/2018-v8-n1-alterstice04037/1052611ar.pdf
Joëlle Morrissette est professeure titulaire à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal. Depuis 10 ans, ses travaux portent sur l’intégration socioprofessionnelle d’immigrants qualifiés à la société québécoise. Elle s’intéresse en particulier à la manière dont différentes communautés professionnelles les familiarisent à leurs conventions de travail.