Par Jean Michel Cautaerts - 1er avril 2015
À partir de son expérience de travail comme intervenant dans un centre de traitement psychanalytique pour psychotiques, appelé le « 388 », l’auteur dégage quelques pistes de réflexion concernant le rapport entre psychanalyse, psychose et création, à partir des repères sur la psychose ébauchés par Freud, développés par Lacan et poussés plus avant par les psychanalystes du GIFRIC (Groupe interdisciplinaire freudien de recherche et d’intervention clinique et culturelle).
Le 388 est un centre de traitement psychanalytique pour jeunes adultes psychotiques. Ouvert sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il propose un traitement novateur de la psychose. Le personnel soignant se compose entre autres de psychiatres, de psychanalystes, d’intervenants cliniques et d’une travailleuse sociale, mais aussi d’artistes professionnels qui animent des ateliers d’art. Le cœur du traitement consiste en une cure psychanalytique que l’usager réalise avec un des psychanalystes du centre. Il s’agit d’un travail à long terme où l’exploration de son histoire subjective permet à l’usager de questionner sa vision du monde délirante et son entreprise de transformation des rapports humains qui le rendaient malade.
Un psychotique malade peut par exemple considérer être responsable des guerres actuellement en cours sur la planète et penser être le seul à pouvoir y mettre un terme en mettant sur pied un gouvernement planétaire. Plongé dans ces considérations qui sont pour lui plus importantes que le monde qui l’environne, il peut demeurer des années cloîtré dans un deux et demi, à dialoguer avec des interlocuteurs imaginaires en cherchant une solution qui lui échappe sans cesse. Un tel mode de vie va souvent de pair avec des épisodes de décompensation répétés nécessitant le plus souvent des hospitalisations. Sans travail thérapeutique en profondeur, de nombreuses personnes souffrant de psychose passent leur vie à faire des allers-retours à l’hôpital. Le 388 offre aux psychotiques une alternative aux hospitalisations répétées en misant sur leur capacité à reprendre leur vie par le biais d’un travail sur eux. Le but du traitement est de leur permettre de devenir des citoyens responsables, articulés à la société où ils vivent. Le travail en cure psychanalytique va amener l’usager à produire un savoir sur ce qui a marqué son enfance et son adolescence et ce savoir va remettre en question l’explication délirante qu’il a construite à partir de son vécu. Ceci ouvre la possibilité, pour l’usager, de transformer sa vie, non pas en renonçant à ce qui le fonde en tant que sujet, mais en trouvant à s’articuler aux autres d’une manière qui ne soit plus délirante. Ainsi les usagers, libérés progressivement du poids du délire, en viennent à disposer à nouveau de l’énergie nécessaire pour reprendre des études, un bénévolat, un emploi, se faire des amis et vivre de manière suffisamment satisfaisante.
Homo sapiens, un être créateur
Travailler selon une approche psychanalytique implique de prendre en considération le fait que l’être humain est avant tout un être créateur. Willy Apollon insiste sur cette caractéristique de l’humain lors de ses conférences : homo sapiens possède une spécificité par rapport aux hominidés qui l’ont précédé au niveau de sa capacité créatrice. Il suffit de jeter un œil par la fenêtre pour en prendre la mesure : depuis son apparition il y a 200 000 ans, homo sapiens a changé la face de la planète plus qu’aucun animal ne l’avait fait avant lui. Et sans s’en tenir à la terre, il a commencé aussi à changer la lune et l’espace. Cette même capacité créatrice a poussé les premiers hommes à dessiner sur les parois des grottes de Lascaux, a animé Van Gogh à l’heure de peindre ses plus beaux paysages et a conduit Beethoven à composer ses symphonies. En soins de santé, c’est aussi un humain créateur qui a inventé le scanner cérébral, les combinaisons chimiques qui permettent de produire des médicaments, les pellicules plastiques qui les entourent, etc.
La psychanalyse attire notre attention sur le fait que tout ce qui n’existait pas avant nous est une création de nous, et que cette capacité de création est partagée par tous les humains, psychotiques et professionnels de la santé y compris.
L’inconscient au cœur de ce qui nous fonde
En développant la notion d’inconscient à partir de sa clinique avec des patients dont les maladies demeuraient incurables par la médecine, Freud a attiré notre attention sur l’existence, dans chaque être humain, d’une part inconnue de lui-même : un ensemble de pulsions (énergies) et de représentations actives en chacun, à notre insu. Ces représentations inconnues sont des créations de l’esprit humain au même titre que la Guernica est l’expression de représentations créées par l’esprit de Picasso. Si nous ne sommes pas en mesure de leur faire une place dans notre vie et dans la société où nous sommes, ces représentations risquent d’investir notre fonctionnement organique ou encore de nous enfermer dans des obsessions, dans des délires, des phobies ou autres craintes d’allure irrationnelle.
Willy Apollon a poussé plus avant cette idée introduite par Freud en développant la notion de représentation mentale. L’humain crée des représentations mentales depuis qu’il existe : il ne s’agit pas d’une simple image mentale d’un objet perçu, mais d’une création véritable. L’esprit humain a cette capacité de créer des représentations de choses qui n’existent pas dans l’univers de la perception-conscience, qui sont donc uniques au sujet qui les crée et qui ne sont partageables avec d’autres que par le biais de la parole ou d’une création artistique. Il y a donc lieu de distinguer d’une part, la création du sujet humain et d’autre part, la création artistique ou la parole, qui viennent dans un deuxième temps exprimer cette création première. Par le biais de la peinture, Picasso exprime des représentations mentales créées par son esprit. En cure analytique, à la suite d’un travail spécifique, un patient peut lui aussi arriver à exprimer en mots des représentations mentales qui l’habitent. Une telle parole a la potentialité de transformer l’individu dans son for intérieur et est qualifiée de parole vraie.
Dès notre naissance et même avant, nous créons déjà de telles représentations. Notre unicité y prend racine; c’est le cœur de l’inconscient. Nos rêves, pour peu que nous y prêtions une attention réelle et prolongée, nous confrontent à ces parts de nous-mêmes laissées pour compte. Ainsi, chacun dispose de cette capacité de créer de la nouveauté radicale et de lui donner une forme telle qu’elle puisse constituer un apport constructif à la société. Ce cœur de l’être marque notre spécificité humaine : en chacun de nous réside le moteur de l’humanité tout entière.
En tant que soignant, cette caractéristique de l’humain nous confronte à un choix éthique : allons-nous œuvrer à faire se conformer nos patients aux normes de la société, quitte à leur dénier leur singularité, ou serons-nous en mesure de les soutenir dans leur désir de vivre à partir de ce qui les fonde et les constitue comme uniques?
La psychose, du côté de la vie
La psychose est un terme utilisé de multiples manières dans les discours actuels. Les repères psychanalytiques donnés par Freud et Lacan et développés plus avant par les psychanalystes du GIFRIC permettent de faire le tri dans les multiples tableaux cliniques. En posant la distinction entre les structures psychiques correspondant à la névrose, la psychose et la perversion, la psychanalyse nous aide à sortir d’une conception de la santé mentale de l’ordre de la confrontation entre le normal et le pathologique. Ces trois structures correspondent à trois manières d’être au monde sans que les unes ne signent une maladie et les autres une normalité. Pour le présent propos, je m’en tiendrai à quelques repères sur la psychose et la névrose afin de faire saisir la spécificité de cette première au regard de l’enjeu de la création.
Confronté à une société qui lui préexiste, le névrosé choisit de renoncer à une part de ce qui constitue le fond de son être, et ce, afin de vivre selon les normes, les interdits et les idéaux de cette société où il naît. Il laisse de côté une série de représentations mentales non exprimées afin de vivre selon les critères établis par d’autres. Ce faisant, la part de lui-même qui lui est la plus singulière est refoulée par son entrée dans le lien social et le développement de sa conscience. Laissées pour compte, ces représentations mentales n’en demeureront pas moins actives tout au long de sa vie : elles constitueront le cœur de ce que la psychanalyse désigne par le terme inconscient. Selon qu’il parviendra ou non à leur faire une place dans le lien social, son inconscient sera pour lui source de souffrance ou à l’inverse un moteur pour créer. Le risque lié au choix du névrosé réside dans la tendance à privilégier l’ordre établi au détriment de la nouveauté qu’il porte en lui et donc de sa capacité créatrice.
Le psychotique n’est pas dupe de cette dynamique et comprend d’emblée, dans son for intérieur, qu’il lui faudra choisir : jouer le jeu du semblant au risque de ne jamais se retrouver, ou d’emblée refuser l’arbitraire et demeurer lui-même. Cette deuxième option le caractérise et lorsqu’il ne tombe pas malade, il est en mesure d’apporter des nouveautés radicales à la société où il se trouve et plus largement à l’humanité. Directement branché sur sa capacité créatrice, poussé par les représentations mentales qui le fondent, il est vivant au sens fort du terme. Nombre de génies créateurs font ce choix et c’est sur eux que repose l’avenir de l’humanité depuis ses débuts. L’énergie créatrice au service de la vie : voici en quelque sorte le choix posé par le psychotique. Lorsqu’il tombe malade par contre, le psychotique voit en quelque sorte sa capacité créatrice se replier sur elle-même : au lieu d’exprimer ses représentations mentales sous une forme partageable avec d’autres, il en vient à construire un délire qui le coupe de la société et le conduit à vivre dans un univers fermé et imperméable à autrui.
La capacité créatrice au quotidien
Au 388, le traitement mise sur cette capacité créatrice des usagers. Aux prises avec une série de représentations mentales qu’il n’a pas trouvé à exprimer et qui l’ont mené à construire un délire, l’usager dépense à perte une grande part d’énergie. En cure analytique, il pourra faire un travail afin de se libérer des représentations mentales qui le rendent malade et qui l’ont mené à la construction d’un délire. Ce faisant, il se réappropriera sa capacité créatrice qu’il pourra utiliser pour créer chaque jour les conditions nouvelles de sa vie et apporter sa part d’humanité à la société où il se trouve, que ce soit par le biais d’un bénévolat, d’un travail ou d’une activité de création artistique. Dans les ateliers d’art du 388, il trouvera un lieu et des médiums pour donner une forme à la part de lui-même irréductible par les mots. Et enfin, auprès des psychiatres, de la travailleuse sociale et des intervenants, il trouvera un soutien pour agir dans le monde à partir des positions nouvelles qu’il prend au fil du travail fait en cure.
Afin d’accompagner chaque usager dans son parcours singulier, l’intervenant ne peut se contenter de suivre un guide des bonnes pratiques ou d’appliquer des recettes déjà établies. Au contraire, ce dernier est appelé à puiser dans sa propre capacité créatrice, afin d’inventer sur le moment la parole, la phrase, l’activité qui permettra à tel usager de franchir telle difficulté à tel moment. Pour l’intervenant confronté à un patient déprimé, créer pourra consister à formuler une question ou à réaliser une activité avec lui qui ouvre sur de nouvelles perspectives et donne une lueur d’espoir. Tel usager amateur de soccer sera convié à organiser un entraînement à offrir aux autres : ce sera entre autres l’occasion de confronter la perception qu’il a de lui-même avec celle que les autres lui renvoient. Avec tel autre usager, ce sera la préparation d’un livret de poésie partagé avec d’autres qui lui permettra de prendre conscience que ce qu’il vit dans son for intérieur trouve un écho chez autrui et n’est pas dénué de beauté. Avec un troisième, c’est une marche en nature, hors du béton de la ville qui ouvrira sa parole ou qui lui permettra d’échapper à un vécu hallucinatoire. Ce qui marche pour l’un à un moment précis ne sera ni bon pour un autre, ni pour le même à un temps différent. L’intervenant doit s’ajuster et inventer, et pour ce faire, être disposé à remettre en question ses croyances et préjugés.
Les outils théoriques de la psychanalyse constituent des clefs pour ouvrir de nouvelles portes d’écoute et favorisent l’accueil de l’autre dans sa différence. À l’inverse, nos préjugés et nos a priori ferment nos oreilles à ce qui déroge en ramenant l’autre à une vision du monde qui nous est propre.
Quelles que soient les prouesses technologiques ou scientifiques qui soutiennent notre pratique en soins de santé, nous restons des êtres humains en relation les uns avec les autres. Un simple « bonjour » peut transmettre par son ton, sa sonorité et sa couleur, une ouverture à l’autre ou au contraire demeurer un code social fixé une fois pour toutes. Dans un cas, c’est l’humain en nous qui est accueilli tandis que dans l’autre, il lui est d’entrée de jeu signifié de se taire. Accueillir l’autre dans son humanité me semble être le prérequis indispensable à toute création. Face à un psychotique, cela consiste en premier lieu à se mettre à l’écoute de l’univers qu’il a créé pour réussir à vivre dans une société qui, le plus souvent, ne veut rien savoir de la nouveauté radicale qu’il porte en lui.
Références
APOLLON, Willy, BERGERON, Danielle, CANTIN, Lucie. (2009-2015), Sessions de formation du Gifric, Québec, inédit.
APOLLON, Willy, BERGERON, Danielle, CANTIN, Lucie. (2008), La cure psychanalytique du psychotique. Enjeux et stratégies, Éditions du Gifric, Collection «Nœud», Québec.
APOLLON, Willy, BERGERON, Danielle, CANTIN, Lucie. (2013), Un avenir pour le psychotique. Le dispositif du traitement psychanalytique, Éditions du Gifric, Collection «Nœud», Québec.
FREUD, S. (1900), L’interprétation des rêves, Paris, PUF.
Jean-Michel Cautaerts est titulaire d’une maîtrise en psychologie et d’une licence en sociologie délivrées par l’Université Libre de Bruxelles et est membre de l’Ordre des psychologues du Québec. Il travaille depuis cinq ans comme intervenant clinique au Centre de traitement psychanalytique pour jeunes adultes psychotiques, le 388. Il est aussi intervenant auprès d’enfants de moins de quatre ans et de leurs parents à La Maison Ouverte depuis peu. Il termine actuellement un cycle de six années de formation clinique en psychanalyse au GIFRIC.