Bien vivre | un art

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Par Valérie Desgroseilliers - 1er avril 2015

Qu’est-ce que vivre? Qu’est-ce que vivre en assumant le mieux possible sa liberté? Son élan créateur? L’auteure nous convie à une réflexion touchant la capacité – et même le devoir – de l’humain, tout en demeurant profondément incarné, de façonner du neuf, de l’inédit, bref d’embellir constamment le monde.

 

Exister
Une invitation à la vie qui s’exprime, se joue et s’éprouve au gré du temps

Exister. Chaque jour nous y invite. Chaque instant qui meuble notre histoire. Tout moment du jour et de la nuit, qu’il nous plonge dans la pénombre ou dans un rayon de lumière; tout interstice, qu’il soit prélude ou déchirure, attente ou renaissance; la pâle continuité de l’existence ou chaque nouvelle saison, tous ces instants nous en donnent l’occasion. C’est la cause quotidienne de tout un chacun, le geste du tisserand, la tâche à l’origine de tout ouvrage biographique. Une tâche incessante qui nous incombe dès le premier cri et qui nous (pré)occupera pleinement jusqu’au dernier soupir. Ces propos sont si évidents qu’ils paraissent de véritables truismes. Vivre peut en effet s’entendre comme un réflexe absolu dont la réalisation va de soi, l’homologue de la respiration en quelque sorte… Et pourtant! Cette affaire est loin d’être banale à réaliser. Simultanément, elle appartient à l’ordre du grand et du petit. À la fois aérienne et terrestre, c’est une alliance astrovolcanique. Infinitésimale, elle se loge dans les plis de l’existence; c’est un châle, c’est une marche en forêt, c’est une maison de campagne, un jardin, un lien, c’est l’écriture. Grande, la vie prend l’allure d’un roman, d’une œuvre, et déploie une aventure. Chaque acte de cette suite s’insère dans une histoire qui s’écrit au fil du temps. Une histoire dont nous sommes à la fois auteurs, rêveurs et penseurs. Et pourtant, malgré cette autorité qui nous revient, nous ne sommes pas les seuls maîtres d’œuvre dans cette composition. Les nombreux personnages de cette pièce, tout comme l’ascendance de legs biographiques, exercent des rôles influents. Soumis à l’air du temps, la trame et le ton deviennent pour ainsi dire imprévisibles et en définitive, nous ne maîtrisons que très peu le déroulement de notre vie. Entre ses chapitres, les dénouements et sa fin, notre existence ne se dévoile qu’au gré du temps, faisant de chaque vie une œuvre originale.

Constamment, vivre confronte à l’impromptu, astreint à improviser, nous rappelant sans cesse que malgré l’incertitude et le doute, les choses se jouent dans le présent. Aussi, l’impératif du souffle s’imposant, nous n’avons de choix que de faire le pas, à tout instant. Or, l’imminence de l’inconnu, voire du néant, devient indubitablement source d’inquiétude, ou selon l’idée de Sartre (1943, 1946), d’angoisse. Cette angoisse résulte de la difficulté d’action que nous éprouvons lorsque, mis en face de l’inconnu, nous devons faire des choix, pétris que nous sommes par la charge des désirs, un réel contraignant et une volonté de devenir. C’est ainsi que l’angoisse s’installe en filigrane au cœur de l’existence humaine. Davantage, l’angoisse fait rage du fait que la liberté, inhérente à la condition humaine détermine  » nos choix ». Certes, c’est une aporie, mais elle dessert bien cette idée que l’existence n’est en rien déterminée. La responsabilité de choisir est plutôt ce qui la détermine. Aussi, pour cette chose de chaque instant, ce libre arbitre qui nous habite, la difficulté fondamentale découle assurément du potentiel d’inventivité et de créativité qu’offre la nature humaine. En somme, nous jouissons autant que nous souffrons de cette liberté puisqu’inéluctablement, chaque pas est précédé d’une profusion de possibles.

Cette angoisse de vivre provient aussi de l’inexorable difficulté d’assumer, individuellement la liberté nouée à cette condition, surtout considérant que chaque acte traduit en réalité un engagement social et une inscription dans une communauté (Sartre, 1943). Enfin, cette difficulté tient également dans le défi d’équilibrer le quotidien entre des choix prosaïques, liés à l’effort de raison (considérations rationnelles et pratiques; contraintes obligatoires; soumission aux normes) et une verve poétique. La poésie, contrairement à la prosaïté fondée sur la logique et la standardisation, reconnaît l’importance de l’esthétique et de la sensibilité profonde. Elle tient dans un langage faisant appel au style, au rythme et aux images, et privilégie en cela l’emploi de symboles, de métaphores et d’images connotatives (Morin, 1997). Ces matériaux se prêtent bien pour livrer avec finesse et précision, le reflet de sensations profondes et authentiques ou reprenant ici l’idée de Cheng (2006), pour exprimer « l’élan de l’être », à savoir notre soi profond, ce qui nous arrime à l’existence. Dès lors, c’est peu dire que « vivre » s’entend comme une épreuve1, davantage, que la grâce de l’existence s’éprouve dans la durée; question que sagesse2 se fasse!
 

La conscience humaine 
Comment la pensée signe des espaces et des temps de vie

Ce qui nous donne la vie et nous permet de la maintenir, c’est assurément un ordre organique ou pour le dire autrement, une harmonie biologique. En effet, sans une orchestration dynamique et équilibrée du corps humain, entre les battements du cœur, la circulation des fluides et de l’air, des mécanismes d’éjection et de filtration, la vie battrait de l’aile. En ce sens, le bon fonctionnement de ces systèmes devient une condition sine qua non du bien-vivre. En quelque sorte prévisible, l’harmonie biologique recèle un potentiel de détermination à la fois absolu et commun. Or, bien que la vie de l’Homme soit issue de formations cellulaires, elle n’est en rien limitée dans sa nature, par des considérations génétiques et en cela, elle excède toute forme d’absolu. De fait, la nature humaine possède cette qualité exclusive d’avoir fait don aux hominidés3 de la conscience. Par cet « atout », le genre humain recèle une capacité à se distinguer des uns et des autres, permettant ainsi de marquer des différences identitaires. Non seulement cette qualité offre-t-elle la possibilité de diversifier les manières d’exister au sein même de l’espèce Homo Sapiens, mais elle procure à ses membres la remarquable faculté de ressentir la vie de manière différenciée et désormais singulière. Une telle singularité est devenue possible du fait de certaines dispositions fondamentales dont l’humain jouit pour exprimer en toute complexité son vécu, tout en le distinguant du commun, et parmi lesquelles figurent les émotions, les sentiments et certaines habiletés cognitives et sociales. La colère, la tendresse et la peine; l’empathie et la solidarité; l’amour, l’amitié, la haine; la complicité et le courage, pour ne nommer que ceux-là, sont autant de modes que de moyens d’exprimer un ressenti et de communiquer des sensations à l’endroit d’autres que soi.

La conscience se présente en outre comme le berceau de l’idéation, source incommensurable s’il en est une, des facultés de réflexion et de pensée, et par voie de conséquence, d’innovation. Ce don a rebondi chez l’Homme sous la forme d’un pouvoir qui donne par ailleurs l’occasion de faire état de ses appréciations et donc d’user de son jugement. Cette révolution anthropologique est à l’origine de la diversité sociale des manières de vivre et témoigne de l’impressionnante capacité transformative dont chacun jouit pour (re)modeler le monde à son gré. En somme, on comprend que cette volonté de créer renferme l’idée d’altérer, de convertir et de façonner, à dessein d’inculquer une idée dans le monde et de « faire sien ». Du besoin vital de se prolonger hors de soi tout en y trouvant un chez-soi, et de forger en ces lieux des avenues qui serviront le dialogue, la reconnaissance et l’hospitalité.

Le pouvoir de façonner ainsi le monde et de l’organiser en fonction de soi relève aussi de la possibilité de créer du sens et de donner une voix, voire une âme aux objets du monde. Pour reprendre le propos de Van Lier (1984) : « Dans l’histoire de l’Univers, le signe et l’homme sont entrés du même pas » (p. 35). Cette volonté d’investir de sens des mots, des lieux, des événements, des objets, des moments, des images, tout comme le fait que les significations varient autour de ce qui est identique en apparence, ne vient que renforcer l’idée selon laquelle le signe est à l’homme ce que le souffle est à la vie. Elle témoigne de cet « instinct » identitaire à vouloir signer son passage dans la vie, ainsi que celui d’autres. C’est aussi pour cette raison que depuis toujours, les humains cherchent à s’aménager un petit coin de pays qui soit à leur image, à faire (sur)vivre des traditions, tout en faisant valoir des héritages et des pratiques qui les relient à une histoire. 

Pour Rainer Maria Rilke (2008, [1898]), écrivain et poète autrichien, l’art permet d’établir des ponts entre les inéluctables solitudes que nous sommes, tout comme il permet de s’unir (puisqu’il le faut!) à la « grande mélodie de l’Univers », cet arrière-plan que chacun sillonne au fil de son existence : un lieu commun, une connivence, une préoccupation partagée. La « mélodie-lien », c’est le chant de chacun qui entre en communion avec la symphonie ambiante. C’est la capacité de chaque solitude à trouver un écho de soi dans l’ambiance du temps, à l’attraper pour le nouer au fil de son étoffe et trouver là un refuge. C’est se donner l’occasion de visiter l’altérité, sans se mutiler, sans se perdre ni s’abandonner. C’est une manière de lier notre voix à celle d’un Autre et à celle des autres, de s’inscrire dans le « chant universel ». C’est savoir faire silence pour accueillir la musicalité des notes ambiantes (Rilke, 2006). C’est de garder un lien ténu avec la source qui nous aimante à la « vraie vie4 », la « grande vie5 ». C’est de ne jamais fermer la porte aux vibrations qui alimentent notre « élan de l’être » (Cheng, 2006). 

Toutefois, pour faire face à la musique, établir les mélodies-ponts qui permettent de vivre en harmonie avec notre essence profonde, encore faut-il se mettre à l’écoute du monde, sans toutefois abréger le temps nécessaire pour saisir, avec subtilité, la musique qui s’y joue. Mais encore, par cette attention marquée à soi, il faut apprendre à reconnaître les notes qui peuvent se joindre à notre portée6 sans l’anéantir ou la discorder, sachant que notre œuvre est encore bien inachevée. L’essentiel est de tâcher de ne point devenir sourd à la musique du monde et encore moins à la nôtre : « Beaucoup ne l’entendent plus du tout. Eux sont comme des arbres qui ont oublié leurs racines et qui croient à présent que leur force et leur vie, c’est le bruissement de leurs branches. […] Ce sont de pauvres sans-patrie, qui ont perdu le sens de l’existence. Ils tapent sur les touches des jours et jouent toujours la même monotone note diminuée » (Rilke, 2008, p. 28). 
 

Les bienfaits de l’art du bien-vivre pour soi et pour les autres

Du fait que le temps modifie tout sur son passage, que les choses sont éphémères et donc fragiles et précieuses, il faut savoir accueillir la vie en artisan. S’adonner à la contemplation – sans pour autant tomber dans l’ivresse sensorielle, tout en conservant un regard de débutant, « ouvert », pour demeurer sensible à la nouveauté et l’intégrer alors dans notre vie (Rilke, 2008). Le défi ici est de faire de notre vie une œuvre originale, c’est-à-dire qui se renouvelle constamment au gré des émergences. Conserver l’élan, c’est vivre de manière incarnée, en demeurant arrimés à ce qui nous correspond le plus, ce que nous chérissons et nous ressemble le plus, à ce qui nous évoque. C’est se brancher aux sources qui nous gardent éveillés et qui conduisent au ravissement de notre être et à la grâce de l’existence (Cheng, 2006). C’est oser emprunter le chemin de la plénitude, même quand son tracé est en pointillé. Entendons par là, la lutte contre l’asservissement à des structures, des principes et des acteurs, qui nous ligotent à des schèmes d’existence dominés par le chrono, le conformisme, des règles de vie dominatrices, oppressantes et répressives, et les canons de la réussite. De fait, l’emprise tyrannique de tels idéaux entrave les personnes dans leur chemin vers la plénitude. L’asphyxie de l’élan provient d’influences qui s’approprient des destins à des fins instrumentales. Elle étouffe le potentiel et freine les possibles renaissances, sans compter qu’elle retire à certaines le droit d’entendre leur musique intérieure.

C’est précisément sur la voie de l’élan qu’émerge la « vraie vie », celle qui, empreinte de beauté et d’amour, distille le ravissement : la quintessence de l’existence (Cheng, 2006). Il faut ici rappeler que toute présence laisse des traces infinies sur son passage. En termes Rilkéens, « des rumeurs lointaines » (2006, p. 150). Qu’il s’agisse d’un visage, d’un rire, d’un arbre, d’un chant d’oiseau, d’une brise, d’une barque, d’une maison, peu importe, chaque objet comporte une part invisible qui sous l’effet du signe laisse des impressions dans le monde et l’histoire. À ce sujet, Cheng écrit que : « le parfum de la rose n’est limité ni par la forme ni par un espace restreint. Il est […] la transmutation de la rose en onde, en chant, dans la sphère de l’infini » (p. 39). Une fleur peut bien se faner, « ses pétales, mêlés à l’humus renaîtront sous la forme d’une autre rose » (Cheng, 2006, p. 40). Et comme le chante si bien Barbara : « Les choses ont leurs secrets, les choses ont leurs légendes, mais les choses murmurent si nous savons entendre7 ».

Aussi, lorsque des traces laissées par une personne incarnent le ravissement, fort est à parier que sous l’effet de la connivence, de la communion, de l’harmonie et de la mémoire, pour ceux qui reconnaissent le langage de cette onde, ces traces s’inscriront dans une durée qui toujours, alimentera le présent, le devenir et les souvenirs. C’est d’autant plus vrai que la durée est distillée du fait de la contemporanéité des traces : « chaque note découle de la précédente et colore la suivante » (Cheng, 2006). Lorsque la beauté est authentique, sa présence suscite le ravissement des âmes, elle rejoint le cœur de l’Homme et invite à la rencontre transformationnelle. En cela, elle est un lieu fécond de créativité, une voie de dépassement qui embellit l’existence (Cheng, 2008). Se présentant comme une mélodie-lien, elle peut être à l’origine de nombreuses renaissances. Et transcendant le temps, elle peut même nourrir l’élan d’arrière-petits-enfants.

À partir de cette idée, l’on comprend très bien que cultiver son élan de l’Être se conçoit comme un devoir moral qui participe d’une éthique d’existence personnelle et sociale, tout à la fois. Que la beauté est une essence qui se cultive avec le temps et que seules l’imagination et la créativité peuvent limiter. Et surtout, que la vie, la « grande vie », ne tient aucunement dans une fade répétition du « même » ou dans l’expression d’instants saillants et d’extases (Cheng, 2006). Sa source tient plutôt dans l’originalité et l’authenticité. Pour y parvenir, il faut se faire à la fois spectateur, imitateur et créateur, avec comme armes les plus précieuses, la patience (Rilke, 2005), ce à quoi j’ajoute, la sensibilité et le courage. C’est ça la « longue vie » : mourir sans périr » (Lao Tseu, cité dans Cheng, 2006).
 

Références

BOBIN, Christian (2010). La grande vie. Paris, Gallimard.

CHENG, François (2006). Cinq méditations sur la beauté. Paris, Albin Michel.

CHENG, François (2008). Le livre du Vide médian. Paris, Albin Michel.

MORIN, Edgar (1997). Amour, poésie, sagesse. Paris, Le Seuil. 

RILKE, Rainer Maria (2005). Lettres à Lou Andréas-Salomé. Paris, Fayard.

RILKE, Rainer Maria (2006). Les sonnets à Orphée. Paris, Seuil.

RILKE, Rainer Maria (2008, [1898]). Notes sur la mélodie des choses. Paris, Allia, traduction française de Bernard Pautrat.

SARTRE, Jean-Paul (1943). L’être et le néant. Paris, Gallimard.

SARTRE, Jean-Paul (1996, [1946]). L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard.

VAN LIER, Henri (1980). L’animal signé. Rhode-Saint-Genèse, Belgique, A. De Visscher.
 

Notes

1   C’est notamment en raison de cette difficulté d’exister que Sartre (1943) déclara que : « L’homme est condamné à être libre ».

2   Selon Morin, la sagesse n’est pas que prosaïque. Elle repose sur une capacité d’autocritique et d’autodérision, sorte d’examen de soi qui devrait permettre à chacun de mieux se connaître en vue de s’accorder dans le monde, sans « se mutiler », voire se nier, se réduire.

3   Dans l’histoire de l’évolution, cette faculté de conscience concerne la famille des hominidés, dont le genre humain et certains grands primates. La complexité des capacités que recèle la conscience a toutefois atteint son paroxysme avec l’arrivée d’Homo Sapiens.

4   En référence à François Cheng (2006) qui nous explique dans ses cinq méditations sur la beauté que : « la vraie vie est élan de l’Être vers la vie et le renouvellement de cet élan » (p. 40).

5   En référence aux propos de Christian Bobin, écrivain et poète, qui, empreint de son amour pour la vie à l’état pur, a signé de sa plume que : « La poésie, c’est la grande vie » (2014, p. 122).

6   Il s’agit bien ici du schéma visuel utilisé en musique pour afficher les figures de notes et les autres symboles tels que les silences, les clés et les altérations et qui représente la pièce musicale sous la forme de signes.

7   Parole extraite de la chanson « Drouot » composée et chantée par Barbara (1970).
 



Valérie Desgroseilliers est étudiante au doctorat au programme de santé communautaire de l’Université Laval, à Québec. Elle possède une formation en anthropologie (Université de Montréal). À ce titre, elle mobilise des perspectives théoriques issues des sciences sociales afin de mettre en lumière les dimensions anthroposociales relatives aux réalités et aux expériences de santé. Ses intérêts de recherche abordent les thèmes de l’identité et du fait religieux lors de ruptures existentielles, notamment en contexte migratoire. Parallèlement à ses études, elle travaille à titre de professionnelle de recherche à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval où elle délivre également des enseignements relatifs aux approches anthroposociales en santé.


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