La créativité au coeur des soins

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Par Florence Vinit - 1er avril 2015

On associe souvent, en Occident, soins de santé et savoir scientifique. Pourtant, selon l’auteure, l’acte de soigner relève peut-être davantage de l’art que de la logique. Cet article propose d’entrevoir les soins de manière différente en se permettant de sortir du cadre où habituellement on se meut.


Le paradigme scientifique revendique une méthode : procédures, résultats mesurables, neutralité du chercheur. A priori la créativité semble recouverte par cette recherche d’objectivité et par la rigueur. Et pourtant, combien de scientifiques de renom ont également été de grands rêveurs, nourrissant leur travail du ferment précieux de l’imagination. Einstein était connu pour effectuer des voyages virtuels à califourchon sur une étoile, ces rêveries ayant préparé et accompagné son travail en physique contemporaine. De même, Poincaré avait remarqué combien ses idées les plus importantes ne lui arrivaient pas de manière logique, mais fulgurante, dans une forme d’insight créatif. Les changements de paradigmes scientifiques ont d’ailleurs souvent été amorcés par des êtres habitant à la frontière de leur discipline, capables à la fois de maîtriser les théories en vigueur tout en ayant l’audace de voir et de jouer avec des données situées à leur périphérie.

Les soins appartiennent à une autre sphère que celle du savoir scientifique. La médecine, les sciences infirmières ou toute autre forme d’accompagnement de l’humain relèvent davantage  d’un art que de la logique. La personne soignée n’est pas une pure abstraction, mais un individu vivant, traversé par la maladie, la douleur, ou par une souffrance qui l’anéantit. À l’inverse, le soignant n’est pas plus à l’abri derrière sa blouse blanche : il est convoqué en miroir, au cœur de sa propre humanité. Soigner ne peut donc se réduire à la répétition d’un savoir-faire : c’est au quotidien, dans la rencontre unique et toujours nouvelle de deux êtres singuliers, que la créativité est appelée à surgir.
 

La personnalité créative | au-delà des mythes 

On entend souvent dire que la créativité est le propre des artistes, comme si cette qualité était un don réservé à quelques-uns. Cette formule trop commune oublie le fait que l’être humain, dès sa naissance, apprend par imitation tout en intégrant, à sa manière, l’héritage qui lui est transmis. « Un enfant est une nouvelle manière que le monde a de se dire » disait le philosophe Merleau Ponty : chaque naissance fait événement, elle est porteuse d’une promesse, celle que cet être unique amène dans le monde1

Si la créativité est une caractéristique intrinsèque à l’existence, elle n’est pas à l’abri du poids de l’éducation, de la pensée unique, du refus de la différence. Les recherches en psychologie montrent une chute drastique de la pensée divergente – qui ne recouvre pas la créativité, mais y participe largement comme capacité à répondre de plusieurs manières possibles à une situation donnée – dès l'entrée des enfants à l'école (Torrance, 1968). La créativité, comme n’importe quelle compétence, a besoin d’être reconnue, nourrie et stimulée. Elle apparaît même nécessaire au développement cognitif des adolescents, au maintien de la santé psychique des individus autant qu’à l’évolution des sociétés.
 

Caractéristiques de la créativité

Le psychologue C. Rogers a été un des premiers à identifier les facteurs qui favorisent la créativité. Elle demande avant tout une disponibilité permettant à des liens inusités d’émerger. Les premières mesures d'hygiène, suggérées par Ignace Semmelweis au XIXe siècle qui avait soupçonné un lien entre le décès des jeunes parturientes et les mains souillées des médecins qui les accouchaient après avoir travaillé auparavant en salle de dissection, sont un bel exemple d’une telle intuition créative, malheureusement méprisée par la communauté médicale de l’époque.

La créativité demande donc de la curiosité : ne pas penser qu’on connaît déjà tout, renouveler son regard sur les choses au risque parfois de se faire bousculer, de laisser la vision de soi, de l’autre ou d’une situation nous surprendre. La créativité appelle donc à un certain courage, une prise de risque pour oser la spontanéité d’un geste ou d’un comportement nouveau. Ainsi ce jeune ostéopathe qui me racontait l’anecdote suivante : alors qu’il travaillait sans succès avec un client pour lequel il avait noté un blocage du thorax, il remarqua combien des expressions comportant le mot pied lui venaient à l’esprit. En notant l’association cocasse qu’il venait de faire, il se décida à examiner le membre inférieur du patient, pour y découvrir une lésion qui fut décisive pour la suite du traitement.
 


 

Soigner en sortant du cadre

Sur le plan cognitif, la créativité sollicite une flexibilité mentale, mais aussi l’autonomie de faire parfois autrement. Elle demande de relâcher contrôle et censure, ou d’accepter de jouer un peu avec eux. Les mythes donnent pour exemple l’histoire de Déméter dévastée par l’enlèvement de sa fille Perséphone par le dieu des enfers. C’est Baubo, une jeune femme plantureuse, qui sut faire rire la déesse – première « déprimée » de son époque? – et la réveiller de sa torpeur, en ayant la folie de soulever sa jupe et de lui montrer son sexe dans un geste absurde et provocant. Aujourd’hui, c’est aussi la présence des clowns thérapeutiques dans certains établissements qui viennent secouer les hiérarchies habituelles, permettant au spécialiste oncologue de faire une « chaîne de la douleur » avec l’enfant perfusé, ses parents et l’infirmière. De même, l’utilisation de l’humour dans les relations patient-soignant est une forme d’expression de la créativité, par la capacité à renouveler l’usage traditionnel du langage, celui des convenances ou des pratiques instituées.
 

Accepter les respirations

La créativité obéit également à un temps lunaire, un temps qui prend son temps. Déméter à nouveau, est la déesse de la fécondité, mais également celle qui fait l’expérience périodique du sommeil de l’hiver. Privée de sa fille, Déméter désespère tant qu’elle en oublie de faire fleurir la terre. Mais ce temps du gel et du repos est aussi celui qui annonce la luxuriance du printemps. Le passage par la mort apparente est nécessaire à la création. Une terre qui n’a pas ce temps de jachère finit par ne plus rien donner : notre civilisation a particulièrement oublié le temps du féminin, elle s’épuise dans un temps linéaire, qui enchaîne les tâches et les échéances.

La créativité dans les soins invite ainsi à renouer avec ce plaisir des cycles : moments de pleine vitalité, moments plus creux où l’enthousiasme peut reprendre son souffle. Il s’agit alors de s’accueillir dans sa fatigue, son passage à vide et d’être professionnel à partir de ces états, sans les nier ou vouloir les modifier. La disponibilité et l’écoute peuvent ainsi avoir besoin de prendre des voies de traverse : s’échapper un instant du devoir pour se relier autrement à ce qui compte pour soi. Face aux impératifs du temps comptable, de la succession des tâches exigées par les grandes structures hospitalières, la créativité convoque ici l’esprit de ruse, le « trikster » qui contourne les contraintes, un bref instant, pour garder le plaisir vivant.

Ainsi, une préposée aux bénéficiaires qui travaillait dans une résidence pour aînés surchargée se donnait pour tâche de trouver un jeu de mots nouveau à chaque fois qu’elle déposait un plateau-repas à une personne alitée. Cette façon d’envelopper les bénéficiaires d’une présence brève, mais attentive était pour elle une manière de refuser la pression à l’efficacité pour prendre le temps d’être avec l’autre.

En ramenant à sentir ce qui est là, la créativité appelle une intelligence des sens, qui n’est pas celle de la règle ou de la répétition : les pratiques de maternage de l’institut Loczy en offrent une autre illustration en montrant comment le bébé peut être invité à participer aux activités du quotidien. Le changement de couche, l’habillage ne sont plus des gestes standards, mais l’occasion d’une interaction avec l’enfant dans son envie de bouger la main pour passer son chandail, dans l’accompagnement de sa découverte du corps. L’action, le comportement, le mot créatif viennent de ceux qui savent répondre à la situation en se « laissant porter par l’intelligence du moment présent » (Quintin, 2010, p. 241). En faisant surgir des possibles, ils donnent en retour à celui qui les pose une forme de plaisir et de sensation d’unité.

La créativité n’appartient donc pas au seul soignant, mais naît de la rencontre avec l’autre. Elle surgit là où le dialogue permet un engendrement mutuel du soigné, reconnu dans sa subjectivité et du soignant, qui trouve à sa pratique tout son sens.

Comprendre les actes de la toilette que je « fais » pour une personne qui ne peut l’effectuer elle-même, c’est m’intéresser à ces actes dans le projet qu’ils soient porteurs de sens pour l’autre et pour moi. C’est donner à ces actes de toilette la tournure, les manières de faire qui permettent de les saisir, d’en admettre les contraintes, d’y accéder au-delà de leur signification d’actes d’hygiène, comme actes de soin. (Honoré, 2003, p. 49).

La psychologie positive et la psychologie organisationnelle reconnaissent de plus en plus les bénéfices de la créativité dans le bien-être au quotidien, l'estime de soi, la lutte contre l'épuisement et la satisfaction professionnelle. Apprivoiser son intuition dans les prises de décisions, s’amuser à jouer avec plusieurs lectures d’une situation, se donner du temps, chercher ce qui nourrit le plaisir en soi, se surprendre une fois par jour sont autant de manières de nourrir cette faculté à faire émerger du nouveau.

Pour toutes ces raisons, la créativité revient à se laisser inspirer par une part de soi qu’on ne connaît pas. C’est faire confiance à ce qui vient dans le moment présent, ici et maintenant, sans savoir d’avance ce qui en résultera. Ce n’est sans doute pas un hasard qu’Apollon, dieu des médecins, soit aussi celui des oracles et de la musique. Face à l’incertain d’un pronostic ou d’un traitement, face à l’injustice de la mort, le soignant est l’humble vecteur d’un savoir et d’une technique, mais aussi de la Vie elle-même qui décide ou non de persévérer et de continuer à chanter.

En ce sens, la créativité a une vertu ontologique. Elle nous met en contact avec une dimension de nous-mêmes qui n’est pas domestiquée, enfermée dans un système ou un interdit. La créativité est un terrain de jeu et de liberté dans l’acceptation des contraintes : fenêtre d’infini à travers la condition humaine! Être créatif, c’est apercevoir un bref instant, le mystère caché du monde.
 

Références

HONORÉ, Bernard, 2003, Pour une philosophie de la formation et du soin, la mise en perspective des pratiques, Paris, l’Harmattan.

QUINTIN, Jacques, « L’art de la rencontre », dans Cheminer vers soi, hommage à Jean François Malherbe, Liber, 2010, p. 231-249.

PATY, Michel, « La création scientifique selon Poincaré et Einstein », dans Serfati, Michel (éd.), La recherche de la vérité, Coll. L’écriture des mathématiques, ACL-éditions du Kangourou, Paris, 1999, p. 241-280.

TORRANCE, P., A longitudinal examination of the fourthgrade slump in creativity, Gifted child quaterly, XXIX, 6 A, 1968, p. 195-199.
 

Note

1   « C’est l’action qui est le plus étroitement liée à la condition humaine de natalité; le commencement inhérent à la naissance ne peut se faire sentir dans le monde que parce que le nouveau venu possède la faculté d’entreprendre du neuf, c’est-à-dire d’agir. » Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, coll. Pocket Agora, Paris, 1983, p. 43.

Photos : Jovia
 



Florence Vinit a une formation de psychologue et de sociologue. Elle travaille comme professeure à l’UQAM et s’intéresse notamment à l’accompagnement des soins et du corps, par les approches complémentaires. Elle a été cofondatrice de l’organisme Jovia qui développe des programmes de clowns thérapeutiques dans les établissements de soin. Elle est l’auteure du livre Le toucher qui guérit aux éditions Belin, et de Dr Clown une prescription de tendresse aux éditions du CHU Sainte-Justine. 
 



Le 28 avril 2014, Michèle Sirois, clown thérapeutique chez Jovia et auteure, lançait le livre Clowns d'hôpitaux, c'est du sérieux devant une centaine d'invités dont les comédiens Geneviève Brouillet et Joël Legendre qui a signé la préface du livre.


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