Qui a autorité pour parler du temps?

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Par Étienne Klein | 1er décembre 2017

L’auteur présente les différentes façons de concevoir le temps selon la philosophie et la physique. Tant pour les philosophes que pour les physiciens, appréhender le temps pose des défis, mais les avancées de la physique, si elles ne répondent pas à toutes les questions, ouvrent la voie à une meilleure compréhension.


À quoi le temps ressemble-t-il vraiment? Est-il comme notre langage le raconte? Comme nous croyons le percevoir ou le vivre? Comme le représentent les physiciens? Comme le pensent les philosophes?
 
A priori, ce sont vers les philosophes que l’on doit se tourner, tant la question du temps a été et demeure l’une de leurs grandes affaires. Nombre d’entre eux – Aristote, saint Augustin, Leibniz, Kant, Husserl, Bergson, Heidegger… – n’ont-ils pas mis sur pied des systèmes cohérents permettant de le penser, peut-être même de clore la question? Certes oui. Mais « mettre sur pied » et « mettre la main sur » sont deux opérations dont on conviendra qu’elles sont différentes : construire un système, aussi rigoureux qu’il semble être, n’implique pas nécessairement qu’il vise juste.
 

Quelques idées philosophiques du temps

En outre, celui ou celle qui se tournerait exclusivement vers la philosophie en matière de temps se heurterait à deux difficultés. La première, habituelle et même inhérente à l’essence même de la philosophie, tient à ce que les philosophes ne sont pas tous d’accord entre eux : leurs discours font du temps tantôt le principe du changement, tantôt l’enveloppe de toute chronologie; tantôt ils l’assimilent à la furtivité, à l’évanescence, tantôt à une arène statique emplie de ce qui a déjà eu lieu, en attente de ce qui viendra s’y produire; tantôt ils le conçoivent comme un être purement physique, ou, au contraire, comme un produit de la conscience, voire, comme une illusion… Il faudra donc faire des choix. Mais selon quels critères? l’élégance du système proposé? sa séduction? sa rigueur? sa vraisemblance? son auteur?
 
La seconde difficulté, corrélative de la première, tient à ce que la philosophie elle-même se trouve comme clivée par la question du temps, au sens où elle répartit en deux catégories presque étanches ses différentes doctrines. Pour les unes, le temps doit être pensé comme un simple ordre d’antériorité ou de postériorité, sans qu’aucune référence ne soit faite à l’instant présent, ni à la conscience de quelque observateur, ni même à sa simple présence : la seule chose qui existe, selon elles, ce sont les relations temporelles entre événements; le temps apparaît alors comme un ordre de succession qui déploie des chronologies objectives, définitives, indépendantes de nous.
 
Pour les autres, le temps est un passage, le passage d’un instant particulier, le transit du présent vers le passé et de l’avenir vers le présent. Cette dynamique ne pouvant être décrite et pensée qu’en faisant intervenir la présence d’un sujet, le temps apparaît comme n’étant plus seulement un ordre chronologique, mais une dynamique incessante dont le moteur serait lié à la subjectivité.
 

Le temps : avec ou sans le Sujet

Vers laquelle de ces deux écoles de pensée la raison doit-elle pencher? Difficile à dire, et pour cause. Et même pour deux causes.
 
La première tient à ce que l’idée selon laquelle le temps n’existerait pas en tant que tel en dehors du sujet doit se confronter à une donnée factuelle, qui constitue pour elle une difficulté sérieuse : au cours du XXe siècle, les scientifiques ont pu établir que lUnivers a un âge au moins égal à 13,7 milliards d’années, que la Terre s’est formée il y a 4,45 milliards d’années, que la vie y est apparue il y a 3,5 milliards d’années et que l’apparition de l’Homme ne remonte, elle, qu’à deux ou trois petits millions d’années. Que disent brutalement ces nombres? Que l’humanité, espèce toute récente, n’a pas été contemporaine de tout ce que l’univers a connu ou traversé, et qu’il s’en faut de beaucoup : deux ou trois millions d’années contre 13,7 milliards, cela fait un rapport de 1 à 6850 dans le premier cas, de 1 à 4560 dans le second… Il est donc clair que l’univers a passé le plus clair de son temps à se passer de nous. Dès lors, si l’on défend l’idée que le temps serait subordonné au sujet et ne pourrait exister sans lui, on voit surgir le problème d’ordre quasi logique : comment le temps a-t-il bien pu s’écouler avant notre apparition? Ce « paradoxe de l’ancestralité » a été pointé du doigt par de nombreux auteurs, à juste titre. Car cantonner le temps dans le sujet, ou vouloir que le temps n’ait de réalité que subjective, n’est-ce pas s’interdire d’expliquer l’apparition du sujet dans le temps?
 
La seconde cause tient au fait que si, au contraire, on considère que le temps existe et passe indépendamment de nous, de façon autonome, alors il reste à identifier et à caractériser le « moteur du temps », c’est-à-dire le mécanisme invisible qui fait que dès qu’un instant présent se présente, un autre instant présent apparaît, qui demande au précédent de bien vouloir aller se faire voir ailleurs et prend aussitôt sa place, avant qu’un autre instant présent l’envoie lui-même se promener dans le passé, prenne sa place dans le présent, et ainsi de suite. Les physiciens théoriciens cherchent ardemment la source de cette dynamique cachée, notamment aux frontières de la physique quantique et de la relativité générale, mais ils ne l’ont pas encore identifiée.
 
En conclusion : si l’on admet que le temps dépend du sujet, on tombe sur un problème, et si l’on admet qu’il n’en dépend pas, on tombe sur une difficulté…
 

Dire le temps avec les phénomènes qui l’habitent

Tétanisés par ces problèmes, qui sont terribles en vérité, nous pourrions trouver quelque réconfort intellectuel à considérer que le temps n’est qu’un mot, un simple vocable qui n’a pas un sens qui lui soit donné pour ainsi dire par une puissance indépendante de nous, de sorte qu’il pourrait ainsi y avoir une recherche quasi scientifique sur ce qu’il veut réellement dire. Le sens de ce mot ne serait en somme rien d’autre que les façons que nous avons de nous en servir. Il n’y aurait alors pas à se poser la question d’une vérité qu’il détiendrait ou masquerait.
 
Le temps ne serait qu’une affaire de grande causerie, à laquelle chacun d’entre nous participe de façon plus ou moins originale.
 
Mais si l’on fait cette hypothèse, on prend vite conscience de la gravité d’un autre paradoxe : sitôt isolé des mots qui l’entourent, extrait du flux verbal où on l’a mis, le mot « temps » se transmute immanquablement en mystère insondable; le temps est-il une substance particulière? nous demandons-nous soudain; existe-t-il par lui-même? dépend-il des événements?
 
On découvre ainsi, non sans un certain effroi, que l’usage du mot temps a beau être des plus fréquents (peut-être est-il même le plus fréquent de tous?), il ne mène à nul éclaircissement de la réalité qu’il prétend dénommer. Le verbe ne réverbère là rien de précis : dire le temps, ce n’est jamais le désigner; insérer ce mot dans quelque phrase longue et profonde, aux sinuosités toutes plus raffinées ou transcendantales les unes que les autres, ne suffirait même pas à le définir.
 
Une difficulté supplémentaire tient à ce que notre pensée du temps lui attribue un mode d’être qui plagie constamment ce qui s’y passe, comme si le temps s’identifiait aux diverses temporalités qu’il accueille. Elle est également grandement tributaire du rapport existentiel que nous entretenons avec lui. Les phénomènes temporels dont nous sommes les objets ou les témoins nous font croire qu’il leur ressemble ou les résume, ce qui nous conduit à lui attribuer autant de qualificatifs qu’il y aurait de temporalités différentes : ainsi parlons-nous de temps prétendument « vide » sous prétexte qu’il ne s’y passe rien, de temps « accéléré » sous prétexte que le rythme de nos vies ne cesse d’augmenter, de temps « cyclique » dès que de semblables événements se répètent, mais aussi de temps « psychologique », « biologique », « géologique », « cosmologique »… Comme si le temps se confondait, par essence même, avec les divers déploiements dont il est le support et qui lui servent de décor ou d’habit. Mais un temps ayant de telles allures d’arlequin aurait-il la moindre consistance propre? Serait-il encore pensable? Trop d’idées disparates ainsi projetées sur le temps ne tuent-elles pas l’idée même de temps?
 

Pour un décrassage sémantique

Enfin, dernière difficulté, liée à la précédente, le temps est victime d’abus de langage. « Pour le dire, nous avons bien peu de locutions justes, beaucoup d’inexactes », relevait déjà saint Augustin dans Les Confessions. La polysémie du mot temps s’est même tellement déployée au fil… du temps que ses avatars occupent une place non négligeable du dictionnaire : il sert désormais à désigner tout aussi bien la succession, la simultanéité, le changement, le devenir, la durée, l’urgence, l’attente, la vitesse, l’usure, le vieillissement, et même l’argent (en particulier sur les tempes après la cinquantaine…) ou encore la mort… Cela fait à l’évidence trop pour un seul mot, qui plus est de seulement cinq lettres.
 
Un « nettoyage de la situation verbale » (pour reprendre là encore les mots de Paul Valéry) s’impose donc. Comment l’opérer? À partir de quelle assise?
 

L’influence newtonienne

La physique, si efficace depuis qu’elle s’est mathématiquement saisie du temps en en faisant un paramètre crucial de ses équations, permet certainement de procéder à un premier décrassage sémantique. Pour l’effectuer, il faut tenter de déchiffrer et de traduire en langage ordinaire ce que les équations les plus fondamentales de la physique diraient du temps si elles pouvaient (en) parler. Travail délicat et incertain, puisque les équations ne parlent pas d’elles-mêmes, mais, bien conduit, il permet d’identifier des messages qui, nous le verrons, peuvent être profonds, puissants, parfois décapants.
Mais quand on s’engage dans cette voie, un doute finit toujours par surgir. Un doute terrible, suprêmement embarrassant, à propos des mots avec lesquels s’est dite la révolution newtonienne, celle qui a marqué la naissance de la physique dite « moderne ».
 
Chacun sait en effet que c’est le grand Isaac Newton qui a introduit en physique (en 1687, dans ses Philosophiae naturalis principia mathematica) la variable « t » dans les équations de la dynamique et qu’il a choisi de la baptiser « temps ». Nous sommes même devenus tellement habitués à cette représentation qu’elle nous semble naturelle, au point que nous ne pensons plus à poser cette simple question : en vertu de quelle conception préalable du temps et par quel cheminement intellectuel Newton a-t-il fait le choix d’une telle dénomination? Et à partir de quelles connaissances antérieures a-t-il pu « reconnaître » le temps, même sous les traits d’un être mathématique aussi rachitique? Dans ses écrits, le père de la loi de la gravitation universelle ne s’est guère montré prolixe sur le sujet. En toute logique, il aurait dû nommer le paramètre « t » d’une autre manière, puisque ce temps physique, qu’il inventait, ne ressemble en rien à ce que nous associons d’ordinaire au mot temps. Il n’a même aucune des propriétés que nous attribuons spontanément à l’idée de temps : dématérialisé, abstrait, ce temps « t » n’a pas de vitesse d’écoulement puisque lui en attribuer une supposerait que le rythme du temps varierait par rapport au... rythme du temps; il n’a pas non plus les caractéristiques des phénomènes temporels qui se déroulent en son sein, alors même que nous parlons du temps comme s’il se confondait avec eux; il est homogène, au sens où tous ses instants ont le même statut ontologique, ce qui implique qu’il ne change pas au cours du temps sa façon d’être le temps, c’est-à-dire ne dépend pas de lui-même (y compris lorsque « les temps, ils changent », pour reprendre les mots d’un récent prix Nobel de littérature); enfin, il se montre en tout instant imperturbable, indifférent, impassible, au sens où rien – nul événement, nulle catastrophe, même cosmiques – n’est susceptible de pouvoir affecter son cours. S’agit-il là du vrai temps, ou seulement d’une mutilante caricature? Le paramètre « t » ne désigne-t-il qu’un temps amaigri, amputé ou incomplet, voire tout à fait autre chose que le temps?
 
Ces interrogations amènent à une autre question, en forme de raisonnement contrefactuel : que se serait-il passé si Newton avait choisi d’appeler d’un autre nom la variable « t », par exemple « trucmuche » ou « bidule-chouette » (dont nous nous épargnerons de chercher la traduction anglaise)? Dans cette hypothèse, aurait-on jamais songé à interroger les physiciens sur leur conception du temps? Ils se seraient contentés d’organiser des colloques en cercles fermés à propos de ce trucmuche ou de ce bidule-chouette apparu au XVIIe siècle dans le champ de la physique; de leur côté, les philosophes, historiens, sociologues, biologistes et autres auraient continué de débattre de la notion de temps sans avoir à se soucier des découvertes des physiciens…
 
Bref, s’il n’y avait pas eu ce choix, en grande partie arbitraire, opéré par Newton, nous serions aujourd’hui dans un tout autre monde lexical, donc dans une autre situation intellectuelle.
 

Revoir l’idée du temps à l’aide de la physique

Le temps newtonien est certes physiquement mort, et même métaphysiquement anéanti – il a rendu l’âme dans d’atroces souffrances avec la théorie de la relativité d’Einstein –, mais ces questions de sémantique ne sont pas pour autant résolues. Elles se posent même aujourd’hui avec une gravité encore plus grande. En effet, afin de décrire au sein d’un même formalisme la gravitation et les trois autres interactions fondamentales, les théoriciens imaginent toutes sortes d’hypothèses à propos de l’espace-temps, et leurs calculs bouleversent à la fois sa structure et ses propriétés : l’espace-temps pourrait avoir plus de quatre dimensions, être déductible d’un « inframonde » plus fondamental que lui, ou bien encore être discontinu1… La question qui se pose à eux est donc celle-ci : quelles sont les propriétés caractéristiques du temps, celles qu’il faut lui accorder a priori, qui permettent ensuite de le reconnaître sous la forme de telle ou telle variable ou construction mathématique? Pour reconnaître le temps dans un jeu d’équations, ne faut-il pas déjà le connaître? Mais comment le connaître « d’emblée », c’est-à-dire avant de disposer de la théorie physique qui permettrait d’identifier sa nature et ses propriétés? On devine ici l’amorce d’un cercle terriblement vicieux.
 
Mais si l’on choisit de ne pas tenir compte de toutes ces difficultés, c’est-à-dire si l’on décide d’admettre que le temps des physiciens est, sinon le vrai temps, du moins un temps plus authentique que les autres, un temps plus en contact avec la réalité du monde, alors les formalismes de la physique peuvent devenir une base théorique depuis laquelle on peut procéder à une critique du langage, et même contester certaines de nos façons de dire et de penser.
 
Par exemple, et ce résultat est capital en vérité, les équations de la physique remettent en cause le lien systématique que nous faisons entre temps et devenir. Du moins ses formalismes opèrent-ils une distinction nette et franche entre le « cours du temps » et la « flèche du temps ».
 
Le cours du temps est ce qui permet d’établir un écart, une distance, entre les instants du passé et ceux du futur : dans le temps, demain n’est pas situé à la même place qu’hier; ils sont séparés l’un de l’autre par une certaine durée. La flèche du temps, quant à elle, est la manifestation du devenir, son inscription dans la dynamique apparente des phénomènes. Elle exprime le fait que certains systèmes physiques évoluent de façon irréversible : ils ne retrouveront jamais dans le futur les états qu’ils ont connus dans le passé.
 
Lorsqu’elle est présente, la flèche du temps advient « de surcroît », en habillant le cours du temps, irréversible par essence, de phénomènes eux aussi irréversibles. Cette irréversibilité des phénomènes a longtemps semblé contredire les équations fondamentales de la physique, car celles-ci sont toutes « réversibles », c’est-à-dire ne changent pas de forme lorsqu’on inverse le sens d’écoulement du temps. Mais tout en restant dans le cadre de ces équations, les physiciens ont fini par identifier, non sans difficultés, de possibles explications de la flèche du temps : toutes présupposent l’existence préalable d’un cours du temps établi, au sein duquel des phénomènes temporellement orientés, c’est-à-dire ne pouvant se produire dans les deux sens, viennent prendre place; une fois accomplis, il est impossible d’annuler les effets qu’ils ont produits.
 
L’efficacité opératoire de la physique, ses succès expérimentaux et ses facultés de prédiction sont devenus si impressionnants qu’on est en droit de considérer que cette distinction qu’elle établit entre temps et devenir, constitue une découverte qui touche à la philosophie même, et devrait aller jusqu’à affecter le sens des expressions que nous employons pour dire notre expérience du temps.
 

Note

1   Pour en savoir plus, voir Étienne Klein, Le Facteur temps ne sonne jamais deux fois, Flammarion, première partie, 2011.
 



Étienne Klein est diplômé de l’école Centrale Paris (1981), physicien, directeur de recherche au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et docteur en philosophie des sciences. Il dirige le Laboratoire des recherches sur les sciences de la matière (LARSIM) du CEA et enseigne la philosophie des sciences à l’école Centrale Paris. Étienne Klein anime tous les samedis à 14 h une émission sur France-Culture, « La conversation scientifique ». Il a récemment publié : Le pays qu’habitait Albert Einstein, Actes Sud (octobre 2016).
 




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