Par Michel O’Neil l 1er décembre 2017
L’article présente le rapport au temps tel que vécu au monastère de la Croix glorieuse par la communauté des Petits frères de la Croix (PFC). Les moines connaissent un rythme de vie très différent de ce que nous connaissons et si ce rythme peut...
Pour taquiner un peu mes amis moines de la communauté des Petits frères de la Croix (PFC), quand je ne reçois que plusieurs jours plus tard ou même pas du tout de réponse à un de mes courriels, je leur dis qu’ils fonctionnent à « vitesse monastique ». Au monastère de la Croix glorieuse où ils vivent, dans les montagnes de Charlevoix, le rapport au temps est en effet très différent de celui qu’un grand nombre d’entre nous entretenons en ce XXIe siècle, à l’ère de l’instantanéité des communications électroniques mondialisées. Pour faire écho à la flore sauvage qui entoure le monastère, j’aborde ici ce rapport en quatre temps1.
Le temps des offices
Le temps monastique des PFC s’insère d’abord dans ce que certains nomment le « temps long » de l’Église catholique, qui se calcule en siècles sinon en millénaires2. Depuis des temps immémoriaux et encore aujourd’hui, le quotidien des communautés contemplatives catholiques est rythmé par la liturgie des heures, c’est-à-dire des moments où moines ou moniales cessent toute autre activité pour se rassembler à heures fixes dans leur chapelle ou leur église afin de chanter et prier ensemble. Le nombre d’offices pratiqués par une communauté peut varier selon les lieux et les époques; au monastère de la Croix glorieuse on en compte actuellement quatre, annoncés dix minutes avant leur début par le son d’une cloche qui résonne dans les montagnes environnantes. Le premier, les laudes, inaugure la journée à 6 h 30 alors que les complies de 20 h 30 viennent la clore, un cinquième office, les vigiles, ayant occasionnellement lieu à 21 h. La cloche annonce en sus la messe, célébrée en fin de matinée, ainsi que l’angélus, récité au début des laudes de même qu’avant le dîner et le souper. Jour après jour, semaine après semaine, année après année, le temps du monastère est donc d’abord organisé autour de ces moments de prière, principalement constitués de textes bibliques. En deux semaines, la communauté aura ainsi récité l’ensemble des psaumes et, sur trois ans, parcouru l’ensemble des évangiles, les grandes et moins grandes fêtes, les solennités (Pâques, Noël, l’Assomption de la Vierge Marie, la fête de la Croix glorieuse, etc.) marquant tour à tour le passage des saisons.
Pour les moines donc pas besoin de montre : la cloche et, dans le cloître, une horloge grand-père qui tinte de manière distincte à chaque quart d’heure, balisent le temps de la vie collective.
Le temps d’une vie
Une autre forme de rapport au temps que l’on peut observer au monastère a trait au parcours qui caractérise le cheminement d’un moine. Comme pour toutes les communautés religieuses catholiques, les étapes de ce parcours sont balisées par le droit canonique, dont la dernière mouture date de 1983. Dans toutes les communautés, un temps d’observation de la personne qui souhaite poser sa candidature se déroule d’abord sous la forme d’une ou de plusieurs périodes où elle est stagiaire. Si de son point de vue et de celui de la communauté il y a suffisamment de compatibilité, l’étape suivante est celle du postulat qui, chez les PFC, dure environ six mois. Sous la gouverne du maître des novices, le postulant s’initie progressivement au fonctionnement quotidien du monastère et se livre éventuellement à certaines études qui lui permettront d’entreprendre l’étape suivante.
Cette étape, le noviciat, constitue l’entrée formelle dans la communauté. Il dure habituellement deux ans et c’est le moment où le candidat prend l’habit monastique de même que son nom de religieux. Le noviciat est une période d’études intensives permettant à la personne de continuer à discerner sa vocation tout en approfondissant la mission particulière de la communauté, son charisme, et le vécu quotidien de celui-ci. Si tout se déroule à la satisfaction des deux parties, on passe aux phases suivantes, celles de la profession des vœux qui font du moine un profès. Il y a d’abord une première profession, qui chez les PFC est valable pour un an et qui fait du candidat un profès temporaire. Cet engagement est renouvelé annuellement un minimum de quatre fois, dans la mesure où le moine et la communauté sont d’accord, et peut éventuellement être prolongé encore un peu, à l’intérieur des limites prescrites par le droit canon.
Vient alors pour le candidat le moment de la grande décision, celle de prononcer ses vœux finals qui l’engagent pour le reste de sa vie en tant que profès perpétuel. C’est donc au bout d’un minimum de huit années qu’un petit frère de la Croix a franchi toutes les étapes avant son engagement final et c’est à ce moment qu’il doit se départir définitivement de ses biens matériels en les donnant soit à la communauté, soit à d’autres personnes ou instances.
C’est un parcours long, la profession perpétuelle étant par exemple prononcée au bout de cinq ans dans d’autres communautés monastiques québécoises. Le temps écoulé avant de prononcer ses vœux finals ne semble pas nécessairement associé au fait de demeurer plus longtemps dans une communauté et il doit équilibrer les avantages d’une préparation plus approfondie avec les inconvénients de l’accès plus tardif des nouveaux entrants à certaines fonctions qui requièrent d’être profès permanent.
L’étape ultime du parcours monastique est la sortie de la communauté. Elle peut se produire soit par le décès du moine, soit par le départ de son vivant. Chez les PFC, seul le père fondateur a quitté pour cause de décès, les 64 autres départs parmi les 79 entrants depuis la fondation ayant fait l’objet d’une entente entre le moine et les autorités appropriées. Le départ avant décès soulève un enjeu intéressant, qui pourrait avoir des conséquences significatives sur la capacité à recruter des communautés catholiques québécoises. En effet, pour d’autres religions, comme dans certaines lignées bouddhistes ou certaines dénominations protestantes, on peut s’engager dans un parcours monastique sans que ce ne soit pour la vie. On considère alors que tant du point de vue de l’individu que de celui de la communauté, le temps du séjour aura permis un enrichissement mutuel et le départ n’est donc pas vécu comme un échec, ce qui est habituellement le cas dans la tradition catholique. De quoi s’inspirer?
Temps intérieur, temps extérieur
S’insérer dans le rythme répétitif et quelque peu lancinant de la vie contemplative n’est pas une mince affaire pour les personnes de l’extérieur qui séjournent dans un monastère, et encore moins pour celles qui décident de quitter le monde pour devenir moine ou moniale. Couplé au fait que le quotidien est vécu en silence, ce rythme crée un rapport au temps qui peut être profondément apaisant si l’on accepte de s’y abandonner, mais extrêmement inconfortable si l’on tente de le faire cohabiter avec le rapport au temps de la vie hors monastère. Ainsi, par exemple, j’ai réalisé qu’il demeure très difficile d’organiser à l’avance un rendez-vous à un moment précis avec un moine de la communauté des PFC. Il faut lâcher prise, naviguer entre les offices, et accepter que quelque part lors de notre séjour, à un moment qui ne dépendra pas de nous, le rendez-vous surviendra. Dans mon cas cela s’est toujours produit, mais non sans que ce ne soit pendant un certain temps très désarçonnant jusqu’à ce que, justement, je lâche prise et accepte de m’abandonner à cet autre rythme qui a son temps propre.
L’interface entre le temps intérieur et le temps extérieur au monastère n’est pas non plus évidente pour les moines. Chez les PFC, on a par exemple la possibilité annuelle de deux semaines de vacances : une individuelle pour séjourner avec sa famille et une collective, prise depuis de nombreuses années dans les installations d’une communauté religieuse situées le long d’un lac dans la région de Portneuf. Étonnamment, le choc entre le rythme du monastère et celui de l’extérieur est tel que plusieurs moines renoncent à leur semaine individuelle, ou demandent de la morceler en quelques séjours plus courts afin d’éviter d’être trop longtemps loin de leur environnement quotidien.
De même, les communications avec l’extérieur demeurent un enjeu complexe à gérer. Il n’y a pas de poste téléphonique dans les cellules des petits frères. Le responsable de la communauté, le prieur, apprécie de plus qu’une autorisation soit sollicitée lorsque des appels sont requis pour des raisons autres que le fonctionnement du monastère. Pour les appels entrants, à moins qu’il ne s’agisse d’un appel pour le fonctionnement dirigé vers un des moines en position d’autorité, un message est pris et transmis à la personne qui doit demander l’autorisation de rappeler si c’est pour des raisons personnelles. À cet effet, le sevrage progressif du téléphone cellulaire est une des grandes transitions que les plus jeunes moines sont appelés à vivre et, pour l’instant, seul le prieur des PFC en possède un.
Les PFC ont longtemps été abonnés au quotidien Le Soleil de Québec, qui était mis à la disposition de la communauté dans son ensemble. Depuis que ce dernier a cessé d’être distribué par abonnement postal toutefois, cet accès quotidien à l’information n’existe plus. Chaque fois qu’il sort, le prieur achète un quotidien pour la communauté et parfois des voisins ou des amis en apportent un, mais ce n’est plus vraiment là-dessus que l’on compte maintenant. Il n’y a pas non plus de poste de radio ni de télévision au monastère de la Croix glorieuse. C’est l’arrivée d’Internet qui a complètement bouleversé non seulement l’accès du monastère à l’information, mais aussi son rapport fondamental au monde externe.
En effet, si l’on se coupe du monde pour se consacrer à Dieu, mais qu’en même temps on a comme jamais auparavant dans l’histoire de l’humanité accès à ce monde en temps réel, partout à travers la planète, par le truchement d’un ordinateur, il y a là un enjeu incontournable que les communautés monastiques abordent à tâtons et de manière variable, aucun modèle n’étant vraiment disponible pour les guider dans cette exploration. Chose certaine, être relié à Internet est maintenant perçu comme incontournable par ces communautés, ne serait-ce que pour être connues d’éventuels candidats ou pour échanger avec le reste de la planète, tant religieux que laïque.
Chez les PFC, un nouveau site Web a été mis en ligne au début de 2014. On y retrouve une adresse courriel institutionnelle et l’on n’a pas objection à ce que les moines disposent d’adresses individuelles ou d’une page personnelle sur les réseaux sociaux, mais peu semblent s’en prévaloir, à part les plus jeunes dont quelques-uns sont actifs sur Facebook, principalement dans le registre du religieux. On s’attend d’autre part à ce que les quelques postes de travail informatiques du monastère (au secrétariat, à la bibliothèque, dans l’atelier de reliure et dans la salle d’études, certains moines disposant toutefois d’ordinateurs portables pour leurs études), où Internet sans fil est disponible tant dans le cloître que dans l’hôtellerie, soient utilisés avec discernement pour un maximum d’une heure par jour. Comme pour le reste, on ne semble toutefois pas exercer de contrôle serré sur cette utilisation, l’intelligence individuelle et la correction fraternelle étant les mécanismes prévalant à cet effet.
Le temps d’une paix
Finalement, coïncidence intrigante, c’est dans le village où est situé le monastère (Ste-Agnès) et surtout à Notre-Dame-des-Monts, sur l’autre versant de la Sainte montagne où il est construit, qu’a été tourné Le temps d’une paix, le fameux téléroman des années 1980 diffusé à Radio-Canada. Ce titre est en quelque sorte emblématique de ce qui se passe chez les PFC. J’ai en effet pu observer, lors de mes fréquentes visites, que les gens qui y séjournent pour quelques heures ou quelques jours de ressourcement, que ce soit à des fins spirituelles ou autres, voient généralement un moment passé dans ce lieu comme un plongeon hors de leur temps « normal » ... le temps d’une paix. Cela devient une sorte de parenthèse dans un autre univers, hors du rythme et des obligations que nos vies de plus en plus frénétiques nous forcent à adopter. C’est donc lors du retour à la vie courante que pour plusieurs se pose un dilemme; c’est le même que celui vécu après une déambulation de longue durée comme celles qui entraînent de plus en plus de nos compatriotes sur divers chemins de marche pèlerine, vers Compostelle ou ailleurs3 : ce séjour n’aura-t-il été qu’un intermède, comme le sillage d’un navire qui se referme sans laisser de trace peu après son passage? Aura-t-il été un moment phare dans une démarche de repositionnement des orientations fondamentales d’une vie? Aura-t-il servi autrement?
Quoi qu’il en soit, les monastères comme celui des PFC demeurent des lieux privilégiés. Le silence et la tradition millénaire d’accueil inconditionnel qu’on y pratique, quels que soient l’âge ou les convictions de la personne hébergée, permettent ainsi à cette dernière de se plonger dans un autre temps, avec des résultats souvent aussi bénéfiques qu’imprévisibles.
Notes
1 Merci à la communauté des Petits frères de la Croix (http://petitsfreresdelacroix.ca/) pour la complicité développée depuis quelques années et en particulier au petit frère Charles-Patrick de la Transfiguration, pour une éclairante conversation à propos du temps au monastère. L’interprétation de cette conversation de même que l’ensemble du texte n’engagent toutefois que moi. Le contenu de ce texte s’inspire largement de la recherche menée pour la rédaction de l’ouvrage L’épopée des Petits frères de la Croix (Québec, PUL. 2014, 256 pages) où l’on retrouve une bibliographie significative sur le sujet.
2 Van Lier, R. (2009). « Quatre siècles de vie religieuse au Québec, Panorama historique » (Partie B). En son nom – Vie consacrée aujourd’hui, 67(1), 46-60.
3 Voir à ce propos l’ouvrage Entre Saint-Jacques-de-Compostelle et Sainte-Anne-de-Beaupré décrit en encart.
Michel O’Neill est professeur émérite de la Faculté des sciences infirmières ainsi que membre chercheur de la Chaire jeunes et religions de la Faculté de théologie et de sciences religieuses, toutes deux situées à l’Université Laval, à Québec. Il y a enseigné et fait de la recherche durant 30 ans en tant que sociologue dans le domaine de la santé. Depuis qu’il a pris sa retraite en 2011, il étudie en tant que chercheur autonome divers phénomènes québécois liés au religieux.
Photo : Michel O’Neill
Tapis de quatre-temps (Cornus Canadiensis) en fleurs dans le boisé autour du monastère de la Croix glorieuse.