Par Valérie Desgroseilliers | 1er décembre 2017
Chaque vie est une histoire1. De la naissance à la mort, toute existence se présente comme une trame composée d’ères et d’époques, ponctuée de débuts, de fins et de transitions, confirmant une fois de plus que l’âme humaine procède selon l’harmonie des cycles. Lorsque le chemin parcouru est plus grand que celui de l’avenir, nombreux sont ceux qui orientent leur quotidien vers un nouveau projet si attendu par les uns, tant espéré par d’autres, et rêvé de tous, semble-t-il! Ce fameux temps des horaires qui se relâchent et se décontenancent. Cette ère qui permet à l’esprit de se libérer, voire de s’éveiller, comme s’il s’étirait le corps au sortir d’un long sommeil qui trop souvent prend en otage, anesthésie ou même déloge de soi. Si ce commencement tant désiré s’entend comme un élan vital, c’est bien parce qu’il signe l’amorce d’une nouvelle orchestration. Enfin logé sous nos pas, ce rythme inusité invite à reprendre le quotidien selon de nouvelles règles et c’est ainsi que démarre l’ère de la spontanéité, des songeries éveillées et des rendez-vous impromptus. Le temps des jours qui s’étirent dans une forme improvisée et lors desquels l’insouciance peut exister en tirant sa langue à la culpabilité. Cette temporalité assouplie qui laisse voir du « jour et de laquelle vacuité peuvent désormais jaillir des rayons de lumière qui prennent l’allure de sentiers boisés puisqu’on vit davantage au gré de la contemplation et de l’inspiration. Et c’est alors que chaque jour offre une certaine amplitude qui s’apparente à la grâce de la voile convoitée, soupirée par le vent. Et le temps existe alors autrement. Il se déplie ou se défroisse, c’est selon. Mais une chose est certaine, le temps s’ouvre et se dégage, nous offrant dès lors l’occasion d’épouser des erres d’aller désormais plus fantaisistes et fringants, et pour les plus téméraires, des erres d’aller plus désinvoltes.
Ce temps, c’est l’orée d’une nouvelle époque dans l’espace d’une vie, où nous pouvons enfin (!) accorder une pleine souveraineté à ces désirs qui sont en vogue depuis si longtemps et qui trop souvent, ont été déroutés. C’est le moment d’accueillir tous ces petits rêves que les marées rapporteront au fil de ce « dépli-ment »; petits rêves qui, tant de fois, ont été relégués au fond des océans, tassés, mis de côté, retardés, négligés, tronqués, abandonnés, ignorés, voire esseulés, au gré de cette folle allure qu’est cette vie! Avec la retraite, n’est-il pas enfin le temps de devenir à la fois empereur et citoyen de son terroir et de s’accorder, à sa guise, au temps qui passe? Pour certains, c’est le temps d’écrire sa vie, de regarder derrière soi, et de prendre le pouls de ses désirs en vue d’épouser autrement cet horizon qui advient. On peut jouer ce temps en se plongeant dans Le Temps des Lilas; on peut aussi le chanter en empruntant un air et une prose à Yves Montant (Mon-temps) et penser alors son devenir sous le thème des cerises et du printemps. Et, pourquoi pas, le penser sous le thème de la renaissance!
Si l’on revient au sens étymologique du mot « retraite, « du XIe au XIXe siècle, ce mot évoque l’idée du « rétrécissement » et de « se soustraire. » En lien avec les marées, celle de « se retraire. « D’un point de vue réflexif, il évoque le fait de « s’enlever », « de se délier », « se retirer », « se tenir à l’écart », « se mettre à l’abri », de « traire une seconde fois », soit de « tirer en arrière » et de « ra-conter ». D’un premier abord, ces évocations paraissent un peu sombres, quitte à évoquer l’absence de soi dans la vie active ou encore à générer des inquiétudes quant à la réalisation de soi à venir. Et pourtant, bien que l’idée de retraite fasse écho à cette mise à distance, n’importe-t-il pas de se rappeler que jamais ce qui nous compose ne s’absentera de soi. Il persistera, sera conservé en mémoire quitte à livrer des échos sous forme de réminiscences, de souvenirs ou d’habiletés réactualisées. Bref, la retraite ne nous extrait point du monde; elle nous invite plutôt à nous y positionner autrement. Aussi, pourquoi ne pas convier la retraite au projet de se « ra-conter » pour s’inventer de nouveau et « re-naître » ? Se raconter en usant ici d’esprit et d’inventivité, et faire de cette nouvelle ère, la venue d’un printemps, avec tout ce que cette saison suppose d’éclosions, de merveilles et d’espérances.
Sous le sceau de la renaissance, ce sera donc l’occasion de se faire l’alliée du temps et par exemple, le temps d’inverser les choses comme de faire passer les plaisirs avant les devoirs ou de déjeuner à l’heure du souper! Ce sera encore le temps de se régaler au buffet des heures perdues et d’y voir là l’occasion de se dérober à l’ordre « convenu » des choses, et d’inventer alors des routines qui vous plaisent, dans une séquence qui n’a de sens que pour vous, quitte à vivre des semaines, non pas de quatre jeudis, mais de sept dimanches! De vous livrer à des marches vouées à la flânerie et à l’introspection, question de vous faire pèlerin à votre tour. Ce temps de renaissance peut également s’avérer l’occasion d’explorer de manière approfondie le champ lexical qui auréole le mot « temps » et de faire alors un usage excessif des synonymes qui vous permettent de temporaliser les choses selon votre élan, comme de faire en sorte que des minutes de plaisir deviennent des heures de jouissance et que des instants de bonheur s’étalent dans la durée, faisant tenir l’éternité dans des gouttes de rosée. Il se peut que ce pouvoir de transformer le temps soit l’occasion de consumer de manière accélérée toute cette lenteur tant espérée dans le temps ordinaire d’avant. Si l’approche de ce temps peut susciter quelques vertiges du fait de la terra incognita qu’il évoque, c’est peut-être une fois de plus l’occasion de se rappeler que l’existence se conjugue nécessairement à tous les âges et à tous les temps, et que la richesse de notre présent collectif relève inéluctablement des traces du labeur auquel chacun se livre jusqu’au dernier instant.
Le courant éternel charrie tous les âges, au travers des deux royaumes (celui des vivants et des morts) et dans tous les deux, sa grande rumeur domine leur voix. Rilke, Sonnets à Orphée.
Note
1 Une grande partie de ce texte provient d’une lettre personnelle ayant été adressée à un de mes professeurs quittant pour la retraite, Mme Louise Hamelin-Brabant. Il a été remanié pour les fins de cette publication.
Valérie Desgroseilliers est étudiante au doctorat au programme de santé communautaire de l’Université Laval, à Québec. Elle possède une formation en anthropologie (Université de Montréal). À ce titre, elle mobilise des perspectives théoriques issues des sciences sociales afin de mettre en lumière les dimensions anthroposociales relatives aux réalités et aux expériences de santé. Ses intérêts de recherche abordent les thèmes de l’identité et du fait religieux lors de ruptures existentielles, notamment en contexte migratoire. Parallèlement à ses études, elle travaille à titre de professionnelle de recherche à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval où elle délivre également des enseignements relatifs aux approches anthroposociales en santé.