Par Bruno Laflamme | 1er décembre 2017
Dans cet article, l’auteur s’interroge sur la place du temps dans la médecine actuelle. Le temps chronos, marqué par la temporalité scientifique et l’objectivité médicale, laisse peu de place à de véritables rencontres entre soignant et soigné. À l’opposé, le temps skholè est empreint d’altérité et d’écoute envers le vécu et la subjectivité d’autrui. Le temps skholè s’accompagne de patience et permet qu’une véritable rencontre entre soignant et soigné se produise.
Avez-vous déjà fait l’observation, après une activité avec des gens de votre entourage – amis, famille, collègues – que vous n’aviez pas vu le temps passer, un peu comme s’il vous avait échappé? C’est un constat qui ressort habituellement lorsque nous sommes en bonne compagnie. À l’opposé, avez-vous déjà expérimenté une situation où le temps semblait figé, voire immobile, et qu’une sensation incommodante, parfois souffrante, s’y rattachait? Que chaque seconde passée en est une affligeante? C’est là une manifestation de la solitude. Ces deux constatations, bien que distinctes, rendent tout de même compte d’un fait commun : la temporalité – plus précisément le rapport au temps – est intimement liée aux liens humains et à leurs qualités. Force est d’admettre que la relation soignante n’est pas strictement érigée sur la corporéité et, par extension, sur la vulnérabilité des protagonistes impliqués, en l’occurrence le soignant et le soigné. Elle est également fondée dans un registre moins sensible, c’est-à-dire dans la temporalité des individus qui composent la relation soignant-soigné. D’après le philosophe Emmanuel Levinas : « le temps n’est pas le fait d’un sujet isolé et seul, mais […] il est la relation même du sujet avec autrui1. »La temporalité est ce qui permet à des individus de tisser des liens pour en venir à faire société. Il nous apparaît alors légitime de se questionner sur la place du temps dans la médecine actuelle où la philosophie du soin extrait toute trace d’humanité chez les acteurs de la relation hospitalière. L’objectif de ce présent article consiste également à envisager un rapport distinct vis-à-vis le temps, lequel s’inscrit dans une représentation du soin compassionnel.
Chronos
Les avancées de la médecine reposent, en grande partie, sur les principes de rationalisation et d’opérationnalisation scientifique, lesquels consistent à faire abstraction de la personne historiquement concrète dans le but de faciliter l’objectivation de la maladie à partir d’une réduction du malade. Cette simplification amène inévitablement l’équipe médicale à circonscrire l’observation médicale à un ensemble restreint d’éléments, ce qui la conduit à écarter une série de caractéristiques qui fait du malade qui il est. De ces caractéristiques, l’on retrouve sa temporalité, laquelle est constitutive de son être, de son identité. Or, le regard médical tue la dimension temporelle du malade. Comme toute connaissance scientifique, le regard du médecin objective autrui à un moment précis. Il délaisse la temporalité du malade et le vécu qui s’y rattache pour ne se préoccuper que de l’atteinte médicale à un instant « t ». Le discours médical assimile l’altérité à une réalité immobile. C’est d’ailleurs la préoccupation de l’utilisation des imageries médicales : prendre un portrait de la réalité du malade à un temps particulièrement court. Les propos de Michel Geoffroy vont sensiblement dans le même sens :
Réduire le temps à rien, ou presque rien, à l’instant, pour l’assimiler à l’espace, voilà la méthode favorite d’une connaissance qui ne veut pas connaître ses limites. Voilà la méthode favorite d’une médecine qui ne parle que le médical. Ne voir l’autre que durant l’instant d’un instantané photographique, ne se représenter son propre rôle que comme celui d’un appareil photographique, voilà la grande tentation de la médecine moderne2.
La médecine procède de manière à réduire la réalité du patient à sa plus simple expression, ce qui explique la suspension de sa dimension temporelle au profit d’un état statique à un temps donné. Autrement dit, le regard médical en est un d’instantification. La temporalité scientifique, selon les propos de Geoffroy, est un temps chronos. C’est-à-dire un temps découpé en instants dans le seul but de favoriser l’étude mécanique et physique des objets. Ce repli sur l’instant, limitation à un maintenant, est en fait un présent, une exclusion de l’avenir. C’est un temps sans temps, un temps sans vitalité et altérité. Un temps qui demeure crispé sur soi, un enfermement par rapport à soi. Le cumul de ces instantanés photographiques fait du chronos un temps que l’on peut chronométrer et compter de manière à en venir à une compréhension d’autrui. On remarquera donc que le temps inhérent au domaine scientifique est une donnée qui se ramène à l’empire de l’objectivation et des connaissances théoriques. Autrui est donc embrassé à un temps figé dans un processus de retour à soi où le clinicien est la mesure de toute chose. Dans cette façon de faire, le malade se voit dénaturé de son histoire, de ses craintes et de ses aspirations, bref de tout ce qui échappe au schème médical préoccupé à l’ici et au maintenant. Le regard médical en est un qui assimile autrui à la lumière des catégories curatives et techniques.
Skholè
Par contre, le temps chronos n’est pas la seule dimension temporelle dans la réalité humaine. Il existe une temporalité empreinte d’altérité qui s’illustre comme un « passage au temps de l’Autre3 ». Il s’agit du temps skholè, lequel s’avère respectueux du temps de l’Autre, de son vécu et de sa subjectivité. Toujours, selon Geoffroy : « Ni temps mort ni temps occupé, la skholè est vide de tout “faire”, mais pleine de présence d’être4. »Elle est accueil d’autrui et présence, voire coprésence, dans la durée. Cette condition du temps est le fait d’une relation humaine, d’un rapport éthique entre le soignant et le soigné. « La situation de face à face est l’accomplissement même du temps5 ». La sortie de soi, ouverture à l’extériorité, n’est possible que sous une temporalité souple, favorable à l’accueil d’autrui. Cette conception du temps rejoint les propos de Delfosse6 dans sa division qu’il fait de la temporalité. D’une part, il y a le temps réel, composé d’individualité et d’un retour inévitable à soi-même7. C’est un temps organisé au bon gré de chacun en fonction des intérêts de chacun. D’autre part, il y a le temps véritable, lequel est empreint d’humanité et de relations humaines. Pour Michel Delfosse, la véritable mission à un quotidien solidaire est de réintroduire de l’altérité dans la temporalité en vue de passer du temps réel au temps véritable. Tous deux, Geoffroy et Delfosse, s’entendent sur l’importance qu’occupe autrui dans notre relation à la temporalité. « L’avenir, c’est l’autre. La relation avec l’avenir, c’est la relation même avec l’autre. Parler de temps dans un sujet seul, parler d’une durée purement personnelle nous semble impossible8. »
Patience
Il semble que la manière de s’ouvrir à autrui et d’assurer une pleine présence est le fait de la patience. La patience, du latin patienta, désigne la souffrance, l’endurance et la résistance. Bref, un pâtir pour, un souffrir avec l’Autre.
Ce n’est donc pas surprenant qu’une identification implicite se dresse entre la vertu de compassion et celle de patience. Elles sont toutes deux une disposition à laisser advenir l’altérité. L’une dans sa forme corporelle et l’autre dans sa forme temporelle. Autant je laisse la vulnérabilité de l’Autre m’affecter, autant je laisse sa temporalité libre de mes contraintes. Pour Geoffroy, c’est sous le signe de la patience qu’une rencontre entre le soignant et le soigné peut se réaliser. Le soignant patient est d’une extrême passivité. Il se laisse guider par la temporalité d’autrui, il la laisse advenir à lui. Jamais il ne dicte l’allure de la relation selon son rythme et ses intérêts. Le soigné, dans la relation éthique, a priorité sur le soignant. Trop souvent voit-on dans la pratique médicale, des thérapeutes s’empresser d’exécuter les tâches techniques à leur rythme. Les malades ne peuvent que se sentir lésés et violentés dans cette rudesse mécanique conditionnée par un temps chronos. Cet exemple témoigne d’une relation médicale articulée en fonction de la temporalité du soignant. Dans cette approche, soignant et soigné ne font que se croiser. La temporalité du malade est écrasée sous le poids d’une orientation curative du soin. Pour qu’une réelle rencontre puisse s’opérer entre les deux acteurs de la relation de soin, le soignant se doit d’être patient. Pour Levinas, cette vertu relationnelle :
Ne consiste pas, pour l’Agent, à tromper sa générosité en se donnant le temps d’une immortalité personnelle. Renoncer à être le contemporain du triomphe de son œuvre, c’est entrevoir ce triomphe dans un temps sans moi, viser ce monde-ci sans moi, viser un temps par-delà l’horizon de mon temps : eschatologie sans espoir pour soi ou libération à l’égard de mon temps9.
La patience, bien que vécue par le soignant, est, en fait, un « être pour », c’est-à-dire une vertu dirigée pour autrui. Finie alors toute tentative de retour à la subjectivité du soignant, laquelle brime la temporalité du soigné. Le véritable temps, la skholè, est un silence10 qui laisse toute la place à autrui. Dans le silence, je n’impose aucun rythme. L’Autre est tout à fait libre d’advenir au sujet comme bon lui semble. Le sujet est pure réceptivité, prédisposé dans le dessein ultime d’entendre la plainte de l’Autre afin de lui venir en aide.
Dans cette temporalité éthique que concède la patience, la priorité revient sur le soigné en tant qu’extériorité irréductible à la subjectivité du soignant. En effet, la relation à autrui est une relation avec l’avenir. Après tout, « l’avenir, c’est l’autre11 ». D’après Levinas, l’avenir est insaisissable en raison de son inaccessibilité et de son impalpabilité. Il en résulte que le soigné hérite, lui aussi, de cette caractéristique qui fait de lui un individu irréductible à toute appropriation. À l’opposé, le présent, lequel appartient à la dimension temporelle du chronos, est un retour à soi-même, une assimilation de l’altérité au pouvoir de la médecine. Assimilation vécue comme impatience : refus de l’Autre. Dans l’impatience, le sujet demeure incapable de s’ajuster au rythme de l’extériorité. Catherine Chalier remarque :
... que les hommes des sociétés occidentales n’ont tout simplement plus le temps, comme si, à force de vouloir le maîtriser et se l’approprier, ils l’avaient perdu. Comme si, à bout d’impatience, ils s’étaient mis à détester l’attente, les délais et tout ce qui ne s’ajuste pas d’emblée à leur désir, c’est-à-dire en fait tout ce qui est autre. Comme si le temps des marchands avait progressivement envahi tous les champs de la vie humaine, singulièrement celui de la vie affective et sociale12.
Il faut alors considérer la patience en tant qu’ouverture à l’altérité et l’impatience en tant qu’enfermement dans la stricte objectivité médicale, à l’instar d’une préoccupation de soi. Concrètement, l’impatience est une manifestation courante dans les diverses situations médicales. Elle se manifeste par l’infirmière qui coupe régulièrement la parole au malade, par le médecin qui devient facilement irritable lorsqu’on lui demande de répéter une consigne et par un thérapeute qui ne prend pas le temps d’écouter ce que l’autre a à dire. Ce sont toutes là des situations qui confirment ce refus de l’altérité. En pareilles circonstances, force est de convenir qu’une rencontre proprement soignante est chose impossible dans l’impatience.
Le cas d’Ivan Ilitch
Je me réfère à l’œuvre de Tolstoï, La mort d’Ivan Ilitch, lequel expose admirablement la vertu qu’est la patience comme durée d’une coprésence entre les deux acteurs de la relation de soin. D’un côté, il y a Ivan qui vit son mourir à l’écart de ses proches et surtout de sa femme indifférente à son malheur. Elle lui rend visite comme on rend visite à une connaissance, c’est-à-dire par pure convention sociale et sans intérêt. Le médecin, quant à lui, ne le croise que pour s’informer de son état de santé. C’est pour ses propres interrogations et non pour celles d’Ivan que le médecin fait sa tournée. Tous ceux que nous aurions pensé être disposés à une forme d’attention à l’affliction dont Ivan est frappé, le cas échéant sa femme et son médecin, sont en fait enfermés dans un rapport au temps qui les empêche d’être compatissants.
La temporalité d’Ivan, quant à elle, se résume à un curieux mélange de certitude et d’incertitude. La certitude d’une mort annoncée, mais une incertitude relativement au moment. De surcroît vient un point où la faiblesse et la fragilité envahissent la totalité de son être. Tout prend désormais plus de temps. Les activités quotidiennes de la vie, par exemple le simple fait de se mouvoir, aussi banales soient-elles pour une personne saine, deviennent désormais de réelles corvées pour une personne malade. Toute rencontre soignante avec le malheureux Ivan Ilitch doit se faire sous l’égide de la patience. Laisser advenir le temps de l’Autre. Respecter la lenteur que doivent prendre certaines initiatives. C’est justement à un Guérassime patient que nous avons droit dans la relation de maître-esclave, laquelle est une véritable relation de soin. Il met de côté ses tâches domestiques pour se consacrer entièrement au confort de son maître. Il oublie sa temporalité pour s’ouvrir à celle du nécessiteux. C’est alors le rythme d’Ivan qui dicte l’allure de la relation. Ainsi, l’un et l’autre cheminent, à une cadence commune, dans la même direction, celle d’une expérience du mourir dont Ivan est le principal concerné étant donné qu’il la traverse à la première personne, c’est-à-dire en tant qu’un « Je » singulier. La grande disponibilité de Guérassime fait de lui un soignant d’une grande patience, prêt à laisser advenir de l’altérité dans le temps qu’il occupe. On ne peut être dans une relation éthique, c’est-à-dire soignante, que dans la mesure où l’on rentre en contact avec autrui sur un mode distinct, celui de la skohlè. Se laisser embarquer dans une temporalité où je ne suis pas le maître connaisseur, mais, au contraire, où je ne suis qu’un invité qui a tout à apprendre d’autrui.
Notes
1 Levinas, Emmanuel. Le temps et l’autre, p. 17.
2 Geoffroy, Michel. Un bon médecin : pour une éthique des soins, p. 85.
3 Levinas, Emmanuel. Humanisme de l’autre homme, p. 45.
4 Geoffroy, Michel. La patience et l’inquiétude : pour fonder une éthique du soin, p. 148.
5 Levinas, Emmanuel. Le temps et l’autre, p. 69.
6 Delfosse, Michel. Temps réel ou temps de l’autre », dans La revue nouvelle, p. 74-87.
7 Levinas, Emmanuel. Le temps et l’autre, p. 36.
8 Levinas, Emmanuel. Le temps et l’autre, p. 64.
9 Levinas, Emmanuel. Humanisme de l’autre homme, p. 45.
10 Geoffroy, Michel. La patience et l’inquiétude : pour fonder une éthique du soin, p. 150.
11 Levinas, Emmanuel. Le temps et l’autre, p. 64.
12 Chalier, Catherine. La patience : passion de la durée consentie, p. 87.
Références
Chalier, Catherine. La Patience : passion de la durée consentie, Autrement, Paris, 2004, 219 p.
Delfosse, Michel. « Temps réel ou temps de l’autre? » dans La revue nouvelle, n° 2, tome 111, février 2000.
Geoffroy, Michel. La patience et l’inquiétude : pour fonder une éthique du soin, Romillat, Paris, 2004, 319 p.
Geoffroy, Michel. Un bon médecin : pour une éthique de soins, La Table Ronde, Paris, 2007, 216 p.
Levinas, Emmanuel. Humanisme de l’autre homme, Fata morgana, Paris, 1987, 122 p.
Levinas, Emmanuel. Le temps et l’autre, Presses universitaires de France, Paris, 2011, 91 p.
Bruno Laflamme est infirmier à l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec depuis 2007 où il a pratiqué plusieurs années sur une unité de courte durée gériatrique et de soins palliatifs. Il est titulaire d’un baccalauréat et d’une maîtrise en philosophie. Son mémoire de maîtrise aborde la notion de soin à la lumière du philosophe Emmanuel Levinas. Dans le passé, il a exercé la fonction d’éthicien au sein de différents comités d’éthique. Ses champs d’intérêt sont l’éthique clinique, l’éthique organisationnelle et l’éthique de la recherche.