Le temps qui demeure

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Par Guy Bonneau | 1er décembre 2017

En plongeant dans la richesse de la tradition judéo-chrétienne, l’auteur nous propose ici une réflexion sur la manière dont le temps est appréhendé. Au-delà du temps chronologique où chaque seconde en vaut une autre, l’auteur nous fait entrevoir d’autres manières d’envisager le temps et, par le fait même, de vivre.

 
Pour chacun de nous, les grains du sablier s’écoulent à un rythme régulier. Les jours passent, parfois heureux, parfois tristes. Petits et grands bonheurs cèdent trop souvent le pas aux petits et grands chagrins : la maladie, un accident, la perte d’un être cher, et bien d’autres choses encore. L’être humain sait que sa présence sur terre n’est pas éternelle. Et pourtant, malgré la souffrance et les peines, nous voudrions que cela dure…
 
Dans les textes grecs du Nouveau Testament, en plus du temps chronos, ou temps chronologique, naturel, bref le temps qui nous est imparti, que nous vivons toutes et tous, que nous ne pouvons retenir et qui nous conduit inéluctablement à la mort, un autre terme sert à désigner le temps : kairos. Le kairos, c’est le temps présent, si présent qu’il en devient éternel, l’éternel présent. Il s’agit donc, dit autrement, de la durée : d’une durée qui dure toujours. Or, n’est-ce pas uniquement dans la mort que la rencontre avec un tel temps est possible? Cette vie qui nous échappe et qui s’en va un peu plus chaque jour nous fait réaliser qu’étant ici présents, sur cette terre, en ce moment, nous ne le sommes pas vraiment, car un autre temps nous appelle : l’éternité.
 

Le temps inquiet

S’il est naturel chez l’être humain d’aspirer à l’éternité, car, dit la Bible, Dieu a précisément déposé cette pensée de l’éternité dans le cœur humain, le passage vers l’au-delà, vers lequel nous nous sentons malgré nous aspirés, anticipant ce temps sombre où notre vie va expirer, nous ne le souhaitons pas. Avec son silence et son mystère, l’éternité, qui se trouve dans un ailleurs que nous ne connaissons pas, et surtout la mort qui la précède peuvent nous effrayer. Cela est tout à fait naturel : soudain saisi de vertige devant l’inconnu, alors que nous sentons que cet inconnu tend à se rapprocher de nous en raison des circonstances difficiles que nous affrontons dans la vie, nos repères s’envolent et nous sentons que nous sommes à la merci du temps qui passe. Or, le temps inquiet n’est pas une fin en soi. La fin d’une certaine forme de temps peut en effet marquer une transformation de notre être et de son rapport au temps.
 

Le temps venu

Dans l’évangile de Matthieu, à la demande des disciples qui l’ont accompagné de la Galilée jusqu’à Jérusalem : « Où veux-tu que nous te préparions le repas de la pâque? », Jésus répondit : « Allez à la ville chez un tel et dites-lui : «Le Maître dit : Mon temps est proche, c’est chez toi que je célèbre la pâque avec mes disciples.» » (Mt 26,17-18) Ainsi, quelques heures avant de mourir, Jésus savait son temps proche. Le temps, pour lui, était venu1. Le temps (kairos) se faisait présent en son être; ce temps, car c’était non seulement le temps de partir, c’est-à-dire de quitter ce monde après avoir rendu son dernier souffle, mais le temps d’accomplir un geste grandiose et magnifique, d’une signification éternelle. L’éloquence du moment ajoute à la plate dimension d’une durée de vie qui tire à sa fin. Nous ne sommes plus ici dans la banalité, mais bien dans le sublime. Sublime de l’Être qui appelle à l’être, de Dieu devenu homme dans le but de redonner aux hommes un souffle divin, dans cette vie et après elle. C’est chez toi, chez moi, chez nous, c’est-à-dire en nous, que Jésus veut célébrer la pâque, symbole juif de la délivrance, symbole chrétien de la Résurrection; dans les deux cas, parfaite image d’une transformation du temps, d’un renouvellement qui advient.
 

Le temps advenu

Car, dans les textes bibliques, ce « temps venu » se présente aussi comme le temps advenu, c’est-à-dire le temps fixé par Dieu pour l’accomplissement de ses promesses. L’espoir d’un retour à un ordre sain (et saint) du monde et de la vie, d’un renouveau dans le cœur et l’esprit de qui est en quête d’un peu de bonheur et de beaucoup de justice sur cette pauvre planète dévastée par la souffrance et empestée par le mal, espoir jadis porté par les femmes et les hommes du peuple d’Israël et véhiculé par quelques-uns de ses prophètes, les évangiles le placent au centre de la mission de Jésus. Celui-ci, en effet, dès le début de son ministère, déclare en proclamant la Bonne Nouvelle de Dieu : « Le temps (kairos) est accompli, et le Règne de Dieu s’est approché : convertissez-vous et croyez à l’Évangile. » (Marc 1,15) Le temps est proche, dit aussi l’auteur de l’Apocalypse (Ap 22,10), à la fin du livre. Voilà pourquoi ces choses, c’est-à-dire le temps nouveau qui vient et qui advient, dans le monde, mais d’abord dans le cœur des êtres humains qui laissent la semence du Royaume y pousser, ces choses, donc, doivent être révélées et connues. Elles doivent surtout être vécues!
 

Le temps nouveau

Ce kairos est donc un temps de renouvellement, le temps du relèvement de l’être humain (He 9,10). Cest comme si lêtre humain sétait assoupi, par paresse ou par torpeur, quil vivotait dans un état dinconscience des réalités profondes enfouies en lui, et par lesquelles léveil à Dieu et à lui-même est non seulement possible, mais nécessaire, fondamental, afin quadviennent en lui la nouveauté de vie, la transformation, la pleine manifestation de lêtre, le temps nouveau, le kairos.
 
Ce temps, c’est aussi celui d’aimer, de vivre pleinement, de jouir d’une vie nouvelle et belle, de s’éveiller à la vie. C’est le temps du don et de la grâce, non plus celui de la loi, entendons par là les règles religieuses asservissantes et abrutissantes. Voici ce qu’en dit saint Paul dans l’épître aux Romains :
L’amour ne fait aucun tort au prochain; l’amour est donc le plein accomplissement de la loi. D’autant que vous savez en quel temps (kairos) nous sommes : voici l’heure de sortir de votre sommeil; aujourd’hui, en effet, le salut est plus près de nous qu’au moment où nous avons cru. La nuit est avancée, le jour est tout proche. Rejetons donc les œuvres des ténèbres et revêtons les armes de la lumière. (Rm 13,10-12)
 
Ce salut annoncé pour bientôt, cet éveil à la lumière et à l’amour, nous le retrouvons dans d’autres textes, sous le signe de la Sagesse de Dieu par qui va s’établir la plénitude du temps, d’abord dans notre cœur…
 

La plénitude du temps

Selon l’épître de Paul aux Éphésiens (Éph 1,8), Dieu a ouvert notre cœur à la sagesse et à l’intelligence. Par ce geste, véritable don d’amour, il nous a fait connaître un grand mystère : « le dessein bienveillant qu’il a d’avance arrêté en lui-même pour mener les temps à leur plénitude, à savoir réunir toutes choses dans le Christ, ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre. » (Éph 1,9-10)
 
Car la Sagesse de Dieu, celle dont le Christ est la parfaite manifestation, celle-là même, logos (ou Verbe, Parole) de Dieu qui a présidé à la création de l’univers et par qui tout a été fait, se laisse voir par ceux qui l’aiment et trouver par ceux qui la cherchent. Elle devance même ceux qui la désirent en se faisant connaître la première (Sg 6,12-13). Elle est là, dans le temps comme avant le temps, car ayant créé le temps, elle saura le renouveler et le conduire à sa plénitude, d’abord dans le cœur des êtres humains épris d’elle, qui se passionnent pour elle.
 
Car, de son côté, elle circule en quête de ceux qui sont dignes d’elle, elle leur apparaît avec bienveillance sur leurs sentiers et, dans chacune de leurs pensées, elle vient à leur rencontre. Le commencement de la Sagesse, c’est le désir vrai d’être instruit par elle. (Sg 6,16-17)
 
Voilà le commencement du temps de la plénitude : se laisser instruire par la Sagesse de Dieu qui a ouvert notre cœur à une vie nouvelle, capable de saisir dans le temps (kairos) la profondeur du mystère de l’existence, l’entrée dans l’éternité. Si nous vivons encore aujourd’hui, dit saint Paul dans la lettre aux Galates, nous devons vivre à l’image de Jésus le Christ, comme des ressuscités avec lui (Ga 2,20). Toutes choses seront ainsi transformées, toute réalité deviendra plus belle. Au creux de la vie, malgré les difficultés et la souffrance, par-delà même le temps chronos qui nous échappera toujours, et c’est mieux ainsi, car ce temps n’est pas le plus intéressant… nous trouverons bonheur et fraîcheur en nous-mêmes, par la Sagesse et à travers elle.
 
Alors suivra le renouvellement de toutes choses, car le cœur humain transformé, l’intelligence humaine vivant en un véritable kairos, devient un microcosme où grandit la semence du renouvellement, que Jésus nomme le royaume de Dieu, son père.
 

Les moments de fraîcheur

Le livre des Actes des Apôtres précise qu’au temps nouveau inauguré par la venue sur terre de Jésus correspondent des moments de fraîcheur (Ac 3,20). Belle et parlante, l’image renvoie à ces autres passages du Nouveau Testament qui évoquent la régénération de l’être humain qui, par exemple, boira de l’eau vive et n’aura plus jamais soif (Jn 4) ou, comparé à un oiseau, pourra fabriquer son nid, bien à l’ombre, sur une branche de l’arbre majestueux représentant le royaume de Dieu (Mc 4,30-32).
 
La fraîcheur d’un feuillage, une source intarissable d’eau vive, ou encore la douce lumière de la Sagesse divine; ce sont là de belles images de l’éternité, de la durée, de la paix et du bonheur.
 

Le temps apaisé

J’ai déjà fait ce rêve : j’attendais un autobus qui devait me conduire vers une destination inconnue. Je n’étais pas vraiment préparé pour ce voyage, mais je savais que je devais en faire partie. J’attendais donc, plutôt stressé… Mais l’autobus n’arrivait pas. J’ai donc continué à vivre. Que pouvais-je faire d’autre? Peu à peu, je retrouvai la sérénité et je me sentais de mieux en mieux au-dedans de moi. À un certain moment, la crainte du départ et de l’inconnu s’était envolée. Je vivais, et j’étais heureux de vivre. Je me suis réveillé avant que l’autobus n’arrive.
 
Dans mon rêve, le temps s’était petit à petit apaisé. Si, et c’est un fait inéluctable, nous sommes toutes et tous invités, voire convoqués, à ce grand voyage vers l’au-delà, pour l’heure, nous sommes encore vivants et l’autobus (qui représente la mort, c’est-à-dire le passage vers cet ailleurs inconnu) n’est pas là. Il arrivera bientôt, peut-être. Nous en ignorons l’heure exacte. Mais qu’importe! Pour ma part, j’ai toujours aimé les voyages. En attendant, profitons pleinement de cette vie, de chaque instant sur cette terre, de tous ces petits moments précieux faits de rencontres avec les gens – ceux qui nous sont proches et aussi les autres – et d’approfondissement de soi, de dialogue avec les personnes, ou avec soi, car c’est d’abord avec soi-même, ou avec le divin en nous, que s’établit la première, la plus sincère et véritable conversation. Et cette conversation sera aussi la dernière, celle que nous ferons dans l’autobus, avec le conducteur divin.
 
Vivons d’ores et déjà dans le temps qui demeure…
 

Note

1   À deux reprises dans le septième chapitre de l’évangile de Jean, Jésus mentionne que son temps n’est pas encore venu : Jn 7,6.8.
 



Guy Bonneau est auteur d’un cycle romanesque d’inspiration biblique : La femme au parfum (Fides, 2016) et La marchande de pourpre (Fides, 2017), ainsi que d’un roman policier : Les clefs de la mort (Baudelaire, 2012). Il est professeur titulaire à la Faculté de théologie et des sciences religieuses de l’Université Laval (Québec). Dans ses travaux de recherche, il s’intéresse plus particulièrement aux différentes lectures de la Bible, dont la narratologie et les approches sociologiques, à l’organisation des premières communautés chrétiennes et aux rapports entre Bible et culture.
 




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