Par Jean-Marie Gueullette - 1er avril 2018
Comment apercevoir de la beauté à travers des gestes souvent techniques posés quotidiennement au sein de nos institutions de santé? L’auteur tente de répondre à cette étonnante question en évoquant un ensemble de dispositions ou d’éléments auxquels il nous est possible d’être attentifs!
Pour des soignants, il peut sembler assez déplacé de parler d’une esthétique du geste, car ils sont le plus souvent convaincus que leur expérience quotidienne est plutôt confrontée à des questions de l’ordre de l’incontinence, de l’hémorragie ou de l’infection plutôt que de la beauté. On voit parfois des travaux photographiques sur les soins palliatifs qui sont d’une grande beauté, mais qui semblent d’un idéalisme presque insupportable. Une main décharnée et ridée se dépose sans crispation entre des mains jeunes et attentives. Le drap du lit est parfaitement propre et repassé. Les infirmières sont jeunes, jolies et souriantes, aucune n’a l’air fatiguée ou préoccupée… Bref, c’est très beau, mais cela n’a pas grand-chose à voir avec le quotidien d’un service. Et pourtant, et pourtant, dans ce quotidien soignant, il peut arriver que l’on soit saisi par une situation, par un geste, ou un silence et que l’on se dise intérieurement « Que c’est beau! » Pourquoi des gestes de soins techniquement corrects sont-ils parfois de beaux gestes, mais pas toujours?
La beauté du geste s’impose, et c’est pour cela qu’on en est saisi; elle s’impose d’abord à ceux qui agissent, car ils n’imaginaient pas produire de la beauté. Elle surgit gratuitement sans qu’on l’ait cherchée. Elle s’impose, comme par surprise, mais sans intrusion : elle reste invisible pour celle qui ne veut pas la voir, pour celui qui a le cœur fermé. Lorsqu’on a des yeux pour la voir, qu’est-ce qui constitue la beauté d’un geste de soin? Il n’est pas tendre comme un geste affectueux, il ne cherche pas à être beau comme dans la danse. Il est paradoxalement à la fois technique, professionnel, et porteur d’une profondeur de sens qui dépasse largement son efficacité technique. C’est peut-être la notion de justesse qui approche le mieux possible ce qui constitue la beauté d’un geste.
Un geste juste
La justesse qui semble bien adéquate pour tenter de dire la beauté silencieuse d’un geste de soin peut être relevée dans divers registres. C’est tout d’abord la justesse du geste par rapport à la personne qui le pose. Il n’est pas possible de définir des règles de la beauté du geste, de décrire comment il faut agir pour qu’un geste produise un tel effet, à la manière dont on peut enseigner les techniques du pansement ou de la toilette à des élèves en soins infirmiers. La beauté que nous tentons d’approcher ici n’est pas de cet ordre. Elle est due à la justesse perceptible dans le rapport de la personne à son geste. Celui-ci n’est pas artificiel pour elle, il semble facile, même s’il est le fruit d’un long apprentissage. Il est juste et apparaît comme naturel, au point qu’il peut être significatif de l’identité de la personne qui le pose. Et celui qui l’entend raconter pourra s’exclamer « ce geste, c’est tout lui… » Ce qui constitue la personnalité profonde, et que l’on serait bien incapable de décrire avec précision, s’est exprimé avec pudeur dans le geste.
Mais il est possible de parler aussi de justesse du geste dans la relation entre deux personnes. Tel geste sera juste et beau dans le cadre d’une relation, mais pourrait sembler complètement artificiel dans une autre, même si l’un des partenaires est le même. L’infirmière passe de chambre en chambre, elle donne des soins analogues à chaque malade, et voici que dans l’une de ces chambres, à un moment, il se passe quelque chose, et une expérience profonde est vécue, parfois de manière très fugitive. Techniquement, le soin était le même que dans la chambre d’à côté, mais à ce moment-là, une relation spécifique s’est instaurée entre malade et soignant, ou une complicité déjà présente s’est exprimée. La manière dont le soin a été donné a rejoint de manière juste la manière dont il a été accepté, accueilli. Respect mutuel, confiance mutuelle. « Le regard du brancardier peut lui être aussi bien baume que brûlure : baume s’il est respectueux, ne pesant ni ne se posant, doux en somme; brûlure s’il est inquisiteur, indiscret, dur (Fiat, 2016). »
Il y a des gestes que l’on s’autorise, ou même que l’on fait très naturellement, sans y penser, avec certaines personnes, et qui ne viendraient pas à l’esprit avec d’autres. Et ceci n’est pas seulement une question de profondeur de la relation ou d’intimité. Cela dépend de ce que l’on perçoit de l’autre. Nous voici dans un mode de connaissance qui ne passe pas par les mots. Chacun d’entre nous a des idées assez claires sur la manière juste de se comporter dans son travail professionnel ou dans sa vie de famille. Certains gestes lui semblent adéquats et d’autres inopportuns, avec les malades ou avec son entourage. Or ces idées ne reposent le plus souvent sur aucune conversation explicite avec chacune de ces personnes. Ce qui est adéquat ou ce qui est inopportun relève rarement d’une négociation explicite, ou d’une discussion destinée à mettre les choses au clair. Cela s’élabore en nous en référence à des normes qui, comme celles qui régissent la pudeur, encadrent notre agir de manière assez forte, nous guidant sur ce qu’il est bon de faire, alors qu’elles ne sont écrites nulle part, normes culturelles ou familiales, repères propres à telle ou telle relation. La justesse d’un geste dans une relation repose en partie sur des critères culturels, mais aussi sur la perception que chacun a de l’autre. Elle ne repose pas seulement sur l’habitude, car c’est justement parfois un geste inattendu, inhabituel qui sera saisissant par sa justesse. Elle trouve son fondement dans la connaissance que chacun a de l’autre, et qui lui permet de percevoir quel geste il est envisageable de faire, ou dans quelle intention ce geste est fait par l’autre. Tout cela est profond, touche chacun dans ce qui lui est le plus précieux, et pourtant se déroule le plus souvent dans le silence.
Car le silence fait partie de la beauté de ces moments-là, le plus souvent. Le geste nous saisit par sa beauté, car il exprime silencieusement ce que nous n’aurions pas su dire. Et c’est bien pour cela que nous touchons ici la limite des éthiques du consentement explicite : les soignants adaptent leur manière de faire à ce qu’ils perçoivent du patient, de sa culture, de sa relation avec son propre corps, avec celui des soignants, hommes et femmes. Il serait terriblement fastidieux et lourd de demander un consentement à chaque étape d’un soin : « Puis-je poser ma main sur votre bras? Acceptez-vous que je soulève votre pied…? » Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de place pour le consentement et pour l’attention au patient, mais si nous sommes touchés par des expériences de beauté dans la relation, c’est justement lorsque l’accord se fait simplement, dans le silence et l’attention mutuelle, et non par les mots.
Un geste proportionné
Dans la tradition philosophique, la beauté a été référée à la notion de proportion, qui dépasse de loin la simple proportion mathématique et mesurable. Elle désigne un rapport qui est de l’ordre de l’harmonie, de la convenance rationnelle, de l’adéquation. Pour le sujet qui nous occupe, cela nous invite à reconnaître la beauté du geste dans les situations où est reconnue son adéquation, sa juste adaptation. La beauté sera d’autant plus frappante que la proportion sera reconnue entre le geste et une réalité de grande valeur éthique. Un geste technique ou sportif peut être considéré comme beau par les spécialistes de la discipline, parce que particulièrement efficace, parce que réalisé avec une aisance exceptionnelle malgré sa difficulté, mais il ne suscitera pas l’émotion profonde dont nous percevons qu’elle est aussi d’ordre éthique. L’adéquation du geste sera reconnue comme source d’une particulière beauté lorsqu’au contraire elle ne se porte pas d’abord sur une efficacité pratique. Sans négliger celle-ci, elle évoque la relation du geste avec autre chose que l’efficacité. Le geste de soin qui sait avec délicatesse manifester le respect de la dignité du patient et sa pudeur est un beau geste s’il est en adéquation, non pas avec une efficacité technique, mais avec la personne à laquelle cette technique est appliquée. Si le geste technique ou scientifique se réfère au corps du patient uniquement comme à une réalité matérielle qu’il faut inciser ou explorer, sans tenir compte de ce que cette chair est le corps de quelqu’un, on n’est pas dans l’ordre de proportion qui fait la beauté du geste. De même si un geste de soin banal était saturé de signification symbolique, on serait dans l’excès, et non dans la beauté.
Dans le cadre du soin, ou dans certains gestes affectueux, on est parfois plongé dans une émotion profonde par un geste, car celui-ci a suscité le sentiment d’être reconnu, d’être rejoint au plus profond, au plus intime de soi, avec délicatesse. Une main se pose, et c’est brusquement une émotion inattendue qui monte, comme si on avait aspiré depuis longtemps à être rejoint, exactement là, et de cette façon-là. La reconnaissance ainsi vécue est presque sans objet : je ne sais pas très bien ce qui en moi est rejoint, et pourtant j’éprouve combien il était essentiel d’être reconnu dans cette attente. La reconnaissance ne porte pas ici sur une part de moi ou de mon histoire qui a été l’objet d’une confidence, elle vient me rejoindre comme sujet par un autre mode que celui des mots. Rien n’est dit par celui qui attendait d’être reconnu, rien non plus par celui qui reconnaît. Et pourtant, c’est bien de reconnaissance qu’il s’agit, cette expérience par laquelle le sujet est rejoint et accueilli dans son identité profonde.
Le silence dans lequel peuvent être vécues ces expériences explique pourquoi la beauté du geste restera ici gravée dans la mémoire d’une tout autre façon que l’expérience d’avoir été entendu dans sa parole. Lorsque je suis écouté en profondeur, je peux confier quelque chose, peut-être sans trouver vraiment les mots justes, et mon interlocuteur réagit d’une manière qui manifeste qu’il a compris de quoi je parle si mal. Ici la reconnaissance porte sur un contenu, même si ce contenu est médiateur d’une relation plus profonde entre l’interlocuteur et moi. S’il me comprend si bien, c’est donc que j’ai du prix à ses yeux, qu’il prête attention, non seulement à ce que je dis, mais aussi à ce que je suis. Dans la situation où le geste évoque une forme de reconnaissance, celle-ci ne va peut-être pas plus loin, mais elle va plus vite, plus directement, car rien d’explicite n’est dit, ni par l’un ni par l’autre. Le sujet a la certitude d’avoir été rejoint, sans savoir ni pourquoi ni comment, par cette personne qui s’est approchée et qui a su trouver exactement le geste qui était juste, à ce moment-là.
Approcher du mystère
Une rencontre a eu lieu entre deux personnes, de manière indélébile, d’une manière si profonde que la mémoire en gardera toujours la trace, même si la relation ne s’établit pas dans la durée. Mais ce qui fait la beauté de cette rencontre, et qui impose d’en parler d’une façon poétique, c’est qu’elle est une forme d’approche du mystère de l’autre, et du mystère de la relation. Lorsque je suis témoin, ou acteur, d’une expérience de beauté d’un geste, j’en apprends beaucoup sur la personne qui a posé ce geste, et en même temps je sais bien qu’elle m’échappe complètement (Chrétien, 1990). Dans le soin, on s’approche du corps de l’autre, on le touche, et pourtant, ce toucher aura une chance d’être juste et d’être potentiellement beau s’il manifeste sa reconnaissance et son respect de ce qui dans l’autre est un mystère inaccessible, « cela d’autrui que je ne toucherai jamais (Merleau-Ponty, 1964) ».
Bibliographie
CHRETIEN, J.-L. « La gloire du corps », dans La voix nue, Paris, éditions de Minuit, 1990.
FIAT E. et A. VAN REETH, La pudeur, Paris, Plon, 2016.
GUEULLETTE Jean-Marie, La beauté d’un geste, Paris, Cerf, 2016.
MERLEAU-PONTY, M. Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964.
Jean-Marie Gueullette est religieux dominicain. Docteur en médecine et en théologie, il est actuellement professeur de théologie morale à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Lyon. Il dirige le centre interdisciplinaire d’éthique de cette université. Ses recherches portent sur le soin, les médecines alternatives, en particulier l’ostéopathie, et sur les relations entre méditation et prière chrétienne.