Des sensations comme remèdes

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Par Nicolas Vonarx - 1er avril 2018

Le soin du corps-sensible, cette partie de l’être humain qui réagit à la beauté qui l’entoure, est malheureusement peu pris en considération dans notre système de santé. S’appuyant sur les travaux de Florence Nightingale, l’auteur souhaite que plus de beauté et de sensibilité soient intégrées dans les institutions de santé.

 

Nous sommes aussi des corps-sensibles

La réalité dans laquelle nous plonge la maladie est souvent si pénible qu’il est souhaitable que de multiples ressources contrarient ce qui nous est imposé dans le temps du malheur, et qu’une ambiance participe, elle aussi, à donner quelques joies et nous soigne. Si cette idée se tient, c’est qu’être malade n’exclut pas nécessairement la possibilité d’être en santé; c’est qu’en plus de posséder un corps-matière qui peut être affecté dans ses capacités et ses fonctionnalités, nous sommes aussi des corps-sensibles, continuellement pris dans un exercice perceptif de ce qui nous entoure. Alors que le corps-matière bénéficie fortement d’interventions techniques, hautement spécialisées, dont on vante par ailleurs et à juste titre les bienfaits dans notre système de santé, le corps-sensible obtient bien moins d’intérêt et d’attention. Il faut dire que le confort, le bon-aise et le plaisir qui signent la santé de ce corps, se mesurent plus difficilement que les données qui témoignent de fonctions anatomiques, biophysiologiques, ou d’une capacité fonctionnelle, comme la motricité ou la mobilité. Cette santé du corps-sensible relève plutôt de perceptions, d’une analyse de ces perceptions, d’une sensorialité, et d’un échange entre un corps personnel et le corps du monde où la personne a ses coordonnées. Il est donc question de sens à tous points de vue : de sens dans la perception-sensation, et de sens dans les significations produites dans la réception de choses sensibles et les ressentis. Dans cet ordre, aucune mathématisation, étendue, grandeur ou volume, aucune règle, aucune géométrie ou formule algébrique ne saurait saisir et rendre compte des plaisirs et des conforts; par exemple ce que déclenche une douce brise d’été lors d’une cueillette de champignons ou les couleurs d’un automne québécois; le confort d’un feu de cheminée au moment d’un apéro, les sensations agréables que procure la présence d’une amie dans un temps de solitude.
 

Ambiance hospitalière

Les sensations relèvent d’un langage plutôt qualitatif (souvent émotif, sentimental, métaphorique, et parfois poétique) qui accompagne la manière dont on habite des milieux, et qui font échos à une variété de sensibles qui s’y présentent ou non. Qu’en est-il alors de ces sensations et de ces perceptions qui comptent dans toute quête de santé, de guérison et de rétablissement quand on est localisé dans des institutions de soins, et qu’on vibre ici au gré de leurs ambiances? Ces sensations nous disent-elles que ces environnements sont chaleureux, confortables, plaisants, joliment agencés, pleins de parfums délicats, et si bien décorés, qu’on se croirait là dans des lieux de villégiature, hautement ravigotés et même ravis?
 
Malheureusement, la plupart du temps, les couleurs y sont froides, les tons neutres, les parfums glauques. Les atmosphères sont bien stérilisées. On a l’impression qu’en cherchant à neutraliser les micro-organismes pour des raisons d’infections nosocomiales et d’hygiène, on a en même temps pris les hommes comme cible. On nuit ici à leur vitalité en leur proposant, ou plutôt en leur imposant un monde de sensibles qui rend les uns indifférents et qui donne aux autres un goût fade ou les dégoûte parfois. Qui peut prétendre qu’il y a du bon et du beau dans le lieu, les cadres, l’aménagement, l’ameublement, la déco, les couleurs, les fragrances de la majorité des hôpitaux, cliniques, centres de santé, maisons de retraite et centres de long séjour? On croirait que dans la plupart de ces espaces, on se moque des dimensions sensibles de la vie, et on ignore que le bien-être tient aussi dans ces choses qui nous accompagnent au quotidien et qui s’impriment sur nous. La beauté rend heureux et le bonheur participe favorablement à la santé. C’est une évidence que de nombreux soignants et soignés sauraient bien nous rappeler si on les écoutait, mais une évidence qu’un grand nombre d’organisations, décideurs, politiciens ne considèrent pas pour penser le paysage du prendre soin.
 

Relire Florence Nightingale

Pourtant, de longtemps on a avancé les vertus du sensible sur la croissance, la guérison, le rétablissement et la santé. Pour preuve, Florence Nightingale, qui s’est inquiétée de l’organisation hospitalière au XIXe siècle en Angleterre, qu’on aime à situer comme point de départ dans la formation des infirmières ou comme un modèle de dévouement au chevet des malades, tenait déjà à souligner les vertus de certains milieux. Bien sûr, elle insistait comme on le fait depuis longtemps, et encore maintenant, sur la contagion, les maladies infectieuses, les miasmes, la transmission de maladies, la qualité de l’air, de l’eau, la salubrité ou l’hygiène des lieux de soins comme celle des maisons, la propreté de la literie, les déchets, etc. Mais elle n’ignorait pas non plus comment la lumière était source de bon dans le développement de la vie. Aujourd’hui, les rayons de soleil manquent de pénétrer dans les chambres, les salles communes et les couloirs. La lumière est d’abord artificielle, les néons tapissent les plafonds, et il est totalement impossible de créer l’ambiance désirée en contrôlant l’intensité de l’éclairage.
 
Nightingale rappelait aussi l’importance de respecter le sommeil, de prévenir les bruits dérangeants et inutiles qui impatientes ou irritent. Est-ce exagéré de demander le silence, de ne pas être dérangé de manière impromptue, de ne pas être réveillé par les gros pas d’une infirmière de nuit, de ne pas être témoin de discussions de couloir, de ne pas avoir à entendre les gémissements d’une autre chambrée, de préférer le chant d’oiseaux plutôt que le vacarme d’une autoroute, des travaux de ville, de ne pas vouloir être la proie de pollutions sonores, celle des camions poubelles, des voitures de police, etc.?
 
Et que dire de la musique et de la lecture, que Nightingale trouvait utiles, et qu’elle définissait comme distractions, plaisirs et sources de repos. Doivent-elles être réservées uniquement pour des personnes en fin de vie, pour le hall ou le salon de maison de soins palliatifs ou de maisons de personnes âgées? Faut-il être en phase terminale, mourant, dément, dépendant, pour en être nourri? Et que doit-on enfin retenir des formes, des couleurs et des fleurs? La Dame à la lampe indiquait à ce sujet :

L’influence sur les malades de la beauté, de la variété des objets, de l’éclat des couleurs n’a peut-être jamais été suffisamment appréciée. Les ardents désirs qu’excitent ces choses sont ordinairement appelés fantaisies de malades. Il n’y a nul doute, en effet, qu’ils soient sujets aux fantaisies, comme, par exemple, quand ils désirent deux choses contradictoires; mais, le plus souvent, ce qu’on appelle leurs fantaisies, ce sont des indications significatives de ce qui est nécessaire à leur rétablissement, et il serait à désirer que leurs gardes fissent une étude attentive de ces fantaisies. … Je n’oublierai jamais le ravissement d’un malade atteint de fièvre à la vue d’un faisceau de fleurs éclatantes. Je me souviens pour moi-même d’avoir reçu avec joie un bouquet de fleurs sauvages, et qu’à dater de ce moment, ma convalescence avança rapidement. On dit que ces jouissances n’agissent que sur l’imagination ; il n’en est pas ainsi. L’effet se produit sur le corps aussi ; quelque peu que nous sachions du mode au moyen duquel nous sommes affectés par les formes, par les couleurs, par la lumière, nous savons du moins qu’elles ont un effet physique réel … (Nightingale, 1862, p. 120-121).

 
Florence Nightingale voyait très juste sur ces dimensions du corps qu’il importe de considérer dans le soin. Son souci écologique était manifeste et profond dans la mesure où elle combinait une inquiétude pour un environnement physique, mais aussi esthétique et éthéré. Elle en était convaincue, sans qu’elle ne dispose de confirmations sur les mécanismes ou les modes d’influence de la beauté sur le corps. Encore aujourd’hui d’ailleurs, nous ne sommes pas plus éclairés sur le sujet, même si des spécialistes en neuroscience ouvrent des programmes de recherche pour identifier et expliquer les liens entre le cerveau, les activités neuronales, les réponses et réactions biologiques en présence du beau.
 
Finalement, plutôt qu’une ambiance maussade, de murs tapissés des chagrins de tout un chacun, comme des plaintes et des dégoûts du personnel, plutôt que d’entretenir l’ennui et la désolation sur les unités de soins, ne saurions-nous être plus imaginatifs? Est-il impossible de suivre ces conseils d’antan, qui sont largement rappelés ailleurs et aujourd’hui, quand on a les moyens d’aller sur la lune et qu’on cherche désespérément de nouveaux remèdes pour aller bien? Est-il possible de ne pas les tenir pour fantaisistes et d’arrêter d’écarter ces menus détails du quotidien et de la vie en se justifiant avec des raisons d’ordres instrumental, scientifique et économique?
 
Évidemment, nos établissements de soins ont une histoire. Les logiques et les traditions qui ont guidé la fabrication des institutions de soins relèvent de visions entretenues par des hommes du XIXe siècle et dune bonne partie du XXe. Mais peut-on rompre avec le poids de cette histoire? Peut-on introduire dans le corps des administrations, de la gestion, de l’architecture hospitalière et de l’ingénierie du bâtiment, plus de sensibilité? Peut-on marier ici les esprits raisonnés et les œuvres d’âmes passionnées? Trouver un entre-deux, une troisième voie ou une bonne chimie dans cette rencontre, permettrait de ne plus négliger ces sensations du corps. Si nous sommes de cet avis, on comprendra qu’un vent ou une tempête de divertissement et d’esthétique doit impérativement inonder les milieux du soin, sans attendre qu’on dispose de mesures du beau et du bon pour se donner des raisons d’agir ou de ne rien faire. On comprendra aussi que certains sensibles de l’environnement sont des visages, des regards et des paroles qui visitent les malades, que ceux-là aussi doivent être plaisants, et qu’il compte alors de rendre heureux les soignants. Il en va ainsi pour la santé du corps et pour une reconnaissance à l’endroit d’une partie de notre humanité encore trop ignorée.
 

Référence

Nightingale F. 1862, Des soins à donner aux malades. Ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter. Ouvrage traduit de l’anglais. Paris, Librairie académique. Didier et cie, Libraires-Éditeurs, Saint-Germain
 



Formé comme infirmier diplômé d’État en France, Nicolas Vonarx s’est impliqué dans le champ de la santé publique internationale avant de comprendre que les approches anthropologiques étaient incontournables pour s’engager intelligemment dans la transformation des réalités sociales. Détenteur d’une maîtrise et d’un doctorat en anthropologie, il est actuellement professeur à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval. Il aborde, dans ses enseignements, les dimensions anthroposociales des expériences de maladie et la santé mondiale. Ses recherches et ses réflexions portent sur l’articulation entre la religion/spiritualité et la maladie grave, sur les soins et les médecines du monde.


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