Par Spiritualitésanté - Avril 2018
Spiritualitésanté a proposé à Hugo Latulippe, auteur, cinéaste et producteur, de répondre à quelques questions touchant sa perception de la beauté, notamment en lien avec la santé. C’est avec le regard du poète qu’il aborde ces différentes questions.
Spiritualitésanté : Croyez-vous que la beauté est une dimension essentielle de toute vie heureuse?
Hugo Latulippe : J’en suis absolument certain. Romain Gary a écrit : « Les peuples ont besoin de beauté avant toutes choses… » En fait de beauté, il me semble que les Québécois ont été gâtés. J’ai eu la chance de faire le tour du monde quelques fois dans ma vie et je continue de penser que nous vivons au milieu d’un formidable gisement de beauté.
Mais qu’en faisons-nous? Sommes-nous à la hauteur de la beauté qui nous entoure? Avons-nous seulement commencé à la voir? Je me pose souvent ces questions-là.
Je me demande par exemple qui a pensé dresser ces banlieues génériques en périphérie de nos villes? Je veux dire : qui a voulu ça? Qui veut encore ça? Qui peut trouver ça beau? Je parle de Blainville et de Candiac. Je parle de ces étendues de maisons de plastique disposées en labyrinthes, grosses ou petites, mais invariablement frêles et sans aucune forme de style comme le personnage d’Alexis Martin le disait dans Tout ça m’assassine (Dominic Champagne)…
Qui se sent heureux, épanoui… sur ces boulevards intermédiaires de Boisbriand où il est difficile de tenir une conversation sans se crier par la tête? Baie-Comeau? Saguenay? Repentigny? Cowansville? Cap-de-la-Madeleine? Lévis? Beauport? Sainte-Julie? Qui a voulu ces territoires gris balafrés d’artères inhospitalières et sans trottoirs, de grandes surfaces américaines à l’échelle des mammouths, à l’image des pires cauchemars de Georges Orwell? Est-ce que quelqu’un de Longueuil trouve que le boulevard Taschereau est beau?
Est-ce que quelqu’un a remarqué cette laideur qui afflige nos vies quotidiennes? Je me demande… Serions-nous en train d’assister à l’effondrement de la beauté en laissant l’Homme-Pickup (celui que Dan Bigras personnifie dans la célèbre pub : Le courage, la légende, RAM!) présider à l’urbanisme du monde? Aurions-nous fait une grave erreur en oubliant de nous organiser collectivement pour vivre dans un cadre de beauté? En vertu d’une certaine conception de la richesse, aurions-nous créé un cadre de vie pauvre? Et puis, en admettant que l’on réponde par l’affirmative à cette dernière question, aurions-nous encore le choix, la possibilité… de revenir à la beauté?
Bon. Vous auriez préféré que je vous parle de mon amour des battures, de ma fréquentation des plages ensablées blondes du fjord avec mes enfants, de mon ravissement devant les voiliers d’oies à l’automne? Justement! C’est en vertu de ça que je me bute à ces questions. Et précisons que je ne juge personne. Non, je déplore à voix haute, au cas où je ne serais pas seul. Je pars du principe que personne n’a vraiment voulu engloutir la beauté du pays de son vivant.
Imaginons qu’on recommence! Qu’on fasse table rase. Pour le fun. Qui choisirait de vivre dans un ersatz des suburbs d’Edmonton et de Milwaukee plutôt que dans un village de la côte gaspésienne ou dans une forêt de pin blanc de l’Outaouais? Qui choisirait de vivre dans le béton d’un condo étanche et climatisé avec vue sur l’échangeur d’air de la tour de condo d’en face… s’il avait le choix de vivre sur une île du Saint-Laurent, dans un vieux quartier de Sherbrooke ou Québec, dans la toundra ou sur une rivière à saumon cristalline de la Côte-Nord?
Est-ce seulement moi, ou a-t-on oublié la beauté au cours des 50 dernières années? Aurions-nous fait la gaffe de réserver la beauté pour les deux semaines de vacances et de se condamner à voir Brossard les 50 autres semaines? Est-ce que l’anéantissement de la beauté dans nos vies quotidiennes est un sacrifice stratégique qui rapportera du bon, du vrai, du beau à la fin? J’en doute fort. Pas vous?
Voyez-vous un lien entre la santé et le monde que l’on façonne?
H. L. : Je ne suis pas médecin. Je ne suis pas acuponcteur, thérapeute, psychiatre, ou oncologue. Je suis un artiste. Mais je revendique cette tradition de contribution au monde par les sens, par l’intuition… et je suis convaincu que notre manière dysfonctionnelle d’occuper la terre et sa beauté est un important facteur de maladies intérieures (ou est-ce l’inverse?).
N’est-ce pas curieux que, malgré notre niveau de vie parmi les plus élevés du monde (en chiffres, en statistiques), les Québécois consomment autant d’antidépresseurs et d’anxiolytiques? De fait, d’après les statistiques de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), nous faisons partie des trois peuples qui en consomment le plus sur la surface de la Terre! Serions-nous prisonniers d’une machinerie qui irait à l’encontre de notre bonheur?
Est-ce que l’échelle du monde moderne, industriel, vous convient?
H. L. : Pour moi, c’est cette question qui fonde le parti politique de la nouvelle mairesse de Montréal : l’échelle. Pour moi, l’avènement de Valérie Plante et de son équipe est la meilleure nouvelle politique des dix dernières années au Québec. (N’oublions cependant pas de mentionner l’apport de Jean-Paul L’Allier, maire de Québec entre 1989 et 2005 qui disait que ce qui appartient à tous devrait être plus beau que tout le reste.)
Comme cette nouvelle génération de politiciens plus qu’inspirés, je crois qu’il nous faut rapidement échapper à toutes ces petites violences du quotidien associées au capitalisme. Et retrouver une forme d’équilibre. Il faut pouvoir dire que notre vie est belle, au sens littéral. Comme l’écrit Serge Bouchard dans C’était au temps des mammouths laineux, je pense que la beauté est sacrée. Après 500 ans de déni, il me semble qu’il est à peu près temps que la sagesse des peuples premiers commence à infuser la pensée américaine : ce pays n’est pas à nous; ce pays est le territoire de ce que nous sommes.
S’il y avait davantage de beauté insérée dans nos milieux de vie, quels seraient les impacts positifs d’un tel changement?
H. L. : Les romantiques de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle ont fondé leur pratique et leur art sur l’idée que la nature peut sauver notre âme de mortel et nous rapprocher de l’illumination. Woodsworth pensait notamment que la marche à pied décuplait ses moyens créatifs, voire était le moteur même de l’imagination! Nietzche a aussi écrit que toutes ses grandes idées lui étaient venues en marchant et que la nature sauvage avait le pouvoir de nous connecter aux forces souterraines du monde. Mon ami Richard Séguin m’a déjà confié que la plupart de ses chansons avaient été écrites en marchant. Je résous moi-même la plupart de mes nœuds (créatif ou de vie) en allant courir.
J’ai lu un essai passionnant de la journaliste américaine Florence Williams l’an dernier : The Nature Fix : why nature makes us happier, healthier and more creative. Elle y cite notamment le travail du psychologue et architecte américain Roger Ulrich qui a démontré, au milieu des années 1980, que les patients dont la chambre d’hôpital donnait sur la nature nécessitent moins de jours de convalescence pour se remettre d’une chirurgie, réclament moins d’anesthésiant et ont une attitude générale bien meilleure qui accélère la guérison.
Williams raconte aussi que des chercheurs japonais ont prescrit « 40 min en forêt » le matin et l’après-midi à des patients et ont observé une rapide diminution de la tension artérielle, de la dépression, de l’anxiété, du rythme cardiaque, de la fatigue et de la confusion intellectuelle. Ainsi, la pratique du Shinrin-Yoku (littéralement « bain de forêt ») qui consiste à passer du temps en forêt s’est institutionnalisée au Japon au cours des vingt dernières années. Le pays a même fait de cette pratique une pierre angulaire de sa politique de médecine préventive.
Des études d’universités européennes ont également démontré une diminution du taux de glucose dans le sang chez les diabétiques qui fréquentaient la nature sauvage, une augmentation de l’activité des cellules tueuses naturelles (contre le cancer) et du taux d’immunoglobuline. La Corée a commencé à former des « instructeurs de guérison en forêt » qui montent des programmes de « désintoxication digitale » notamment auprès des adolescents accros aux jeux vidéos ou des travailleurs de l’industrie numérique. La Finlande étudie actuellement l’idée d’un « État providence vert » qui assurerait l’accès universel de tous ses citoyens à la nature sauvage.
Florence Williams termine son essai avec cette question de taille : « Pourquoi ne retournerions-nous pas d’abord, ne serait-ce que quelques heures par semaine, sur le terrain de notre espèce – les hominidés ayant vécu 99.9 % de leur évolution dans le monde sauvage – pour guérir nos désordres et pathologies physiques et psychologiques? » Pourquoi ne pas redéfinir ce qu’on appelle la civilisation et y ajouter la notion de beauté naturelle?
Mon amoureuse et moi avons convenu d’une petite révolution personnelle l’automne dernier. Épuisés par le flux de nos vies de Montréalais insomniaques, nous avons décidé de nous installer à demeure dans le Bas-Saint-Laurent! Nous avions le sentiment que là-bas, sur le fleuve, nous pourrions nous consacrer à la vie un peu mieux. Sans parler du bonheur de jouer dehors dans l’air franc du fleuve ou de faire un 15 km de ski de fond entre deux séances de travail en position assise devant des ordinateurs. Bingo!
L’effet a été automatique. Depuis le 1er octobre 2017, nous sommes des habitants de l’estuaire moyen. Résultat? Je dors mieux et je rêve de nouveau. Il me semble que j’ai plus de temps pour moi et pour les autres. Je me sens plus libre. C’est déjà immense. Ce vaste territoire alentour me rapproche d’un sentiment d’adéquation.
L’art aurait-il un rôle important à jouer dans la prévention et dans la guérison?
H. L. : On aura donc compris que mon premier geste est d’associer la beauté à la nature sauvage (!) Hegel pensait que la beauté artistique était supérieure à la beauté naturelle parce qu’elle est le fruit de l’esprit humain. L’art est certainement la deuxième chose qui me vient en tête lorsqu’il est question de beauté.
Disons néanmoins que pour moi l’art n’est pas nécessairement une recherche du beau. Il peut l’être, mais il n’est pas que ça. L’art peut aussi être l’expression d’une colère, un coup d’œil oblique, une forme de résistance, un geste de mauvaise foi, une boutade, voire une décharge de volcans! L’art est parfois maladroit ou effronté. Je n’aime pas nécessairement l’idée que l’art soit associé à un moment de contentement réservé au vendredi soir, un divertissement ou à une espèce de sentiment de sécurité devant des œuvres anciennes répétées en boucle depuis la Vienne des 1700. Pour moi, l’art doit pouvoir créer de l’inconfort. Mais l’art peut être un baume aussi, bien sûr...
L’art me sauve plusieurs fois par jour. La viole de gambe soigne mon anxiété. Les films de Ken Loach ou des frères Dardennes me font aimer mes semblables. Les poésies de Miron, de Neruda ou de Mahmoud Darwich me donnent confiance. Les romans de Laurent Gaudé ou de Salman Rushdie m’enrichissent. Et il me semble que les toiles de ma blonde, éparpillées dans notre maison, m’ouvrent des fenêtres sur le plus grand que nous. L’art me réconcilie avec la vie. L’art me marie. L’art me tient en vie. L’art est mon antidépresseur de prédilection.
Nous vivons dans un monde bruyant. Un vacarme. Un flux d’images incessant. Faudra-t-il réapprendre à aiguiser nos sens, nos yeux et nos oreilles pour sauver le monde? Est-ce que l’art mène à une forme de spiritualité?
H. L. : Absolument! Peut-être même que l’art EST une forme de spiritualité! Il me semble que l’ami cinéaste Bernard Émond a écrit quelque part que les artistes sont, par essence, des croyants. Des gens d’une certaine foi. Soyons clairs! Je ne crois pas en Dieu, moi. Au Dieu des églises en tout cas, même si j’ai toujours une sorte d’espoir que l’amour triomphera à la fin (rire!).
Je crois aux signes que les arts charrient, cependant. J’ai comme cette foi païenne, secrète, souterraine. Je crois à cette forme de la magie qui surgit parfois dans l’alchimie du cinéma. Je crois à l’intuition comme à l’expression d’une puissance, comme à une chose sacrée. Je crois aux forces qui s’expriment dans les œuvres comme je crois que toutes les réponses à nos grandes questions philosophiques se trouvent dans la beauté du monde et dans la poésie. Je crois que nos sens mènent au sens, bien sûr.
Je remarque que tous les artistes que j’aime entretiennent un rapport intense aux couleurs, aux gestes, aux sons, au langage, aux inflexions de la voix, aux détails des conversations. Je pense que les artistes ont forcément « cette foi » qu’une personne au moins – une seule dans la salle peut-être! – verra et ressentira la même chose qu’eux devant une scène, une chanson, un cadre, un tableau. Et cette espérance partagée nous assure que nous ne sommes pas seuls dans le cosmos. Pas seuls à souffrir de la laideur des boulevards intermédiaires. Pas seuls à accorder une importance démesurée aux petits rituels magnifiques de nos vies sociales comme de se faire la bise, ou de laisser les vieux parler en premier dans une discussion.
« Une foi » que d’autres humains reconnaîtront et honoreront la beauté d’une vie à l’autre, d’une génération à l’autre, d’une œuvre à l’autre… Comme une ligne de force qui nous traverse et guide nos vies. « Une foi » que les gens viendront encore au théâtre avec les sens en éveil afin de chercher une meilleure manière d’aborder la mort et le sens de notre présence ici, pour jouer le jeu des artistes, en somme. « Une foi » que les gens viendront à l’art pour ouvrir grand et vivre des choses collectivement. Si je n’avais plus « cette foi », moi, j’arrêterais de réaliser des films. Ma quête serait terminée.
Hugo Latulippe est actif dans le milieu du cinéma, de la télévision et du multimédia à titre d’auteur, de cinéaste et de producteur depuis plus de 20 ans. Il est actuellement président de l’Observatoire du documentaire, qui regroupe les principales associations et institutions audiovisuelles professionnelles, ainsi que les diffuseurs et distributeurs de documentaires au Québec et au Canada. Il a siégé sur plusieurs jurys nationaux et internationaux et enseigne périodiquement à l’Institut national de l’image et du son (INIS) de Montréal.