Entre beauté et santé

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Par Marie-Andrée Ricard | 1er avril 2018

Santé et beauté sont indéniablement liées, mais la nature de leur liaison demeure obscure. L’auteure nous invite, d’une part, à mieux envisager comment et pourquoi la santé génère de la beauté et, d’autre part, à découvrir les nombreuses répercussions de la beauté sur les humains, notamment son potentiel de nous « sauver la vie ».

 
Tout le monde a entendu parler de ces vaches du Wisconsin qui produisent plus de lait au son de la musique de Mozart1. Dès l’Antiquité, l’effet bénéfique de la musique et de la danse a été observé et mis à profit, notamment dans le cadre de l’éducation des enfants et de la guérison des malades. Il est sans doute permis d’étendre cette observation à l’ensemble des arts. Qui n’a pas éprouvé un sentiment d’élévation en pénétrant un édifice sublime? Qui n’a pas ressenti un apaisement en exprimant sa douleur dans les mots? Qui n’a pas pris un soin particulier d’un bel objet? De ces quelques exemples, on peut déduire que la beauté et la santé sont liées l’une à l’autre. Entre autres, elles procurent du plaisir et sollicitent nos soins.
 
Néanmoins, la nature de leur liaison demeure obscure. D’une part, elles furent rarement traitées ensemble dans l’histoire de la philosophie et, d’autre part, la question de savoir ce qu’elles sont reste sujette à discussion. Plusieurs prétendent même qu’on ne saurait définir une fois pour toutes ce qu’est la beauté et même ce qu’est la santé, car ce qu’on entend par là dépendrait uniquement de facteurs subjectifs tels la culture, les préférences individuelles, les humeurs, voire de facteurs objectifs telles les phéromones ou encore l’influence du marché. De fait, dans nos sociétés obsédées par une jeunesse qui constitue un de leurs points d’intersection majeurs, la santé et la beauté font l’objet d’un commerce aussi lucratif pour les uns que ruineux pour les autres, dont nos systèmes de santé. Il n’en demeure pas moins qu’en dépit de leur soi-disant relativité, une parenté entre la beauté et la santé continue généralement d’être admise. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à se tourner vers les noms qu’arborent maints salons d’esthétique, ou encore vers la popularité du slogan « bien se sentir dans sa peau ».
 
Celui-ci fait miroiter une promesse de bonheur que certains exploitent avec plus ou moins de scrupules et d’efficience, ou renvoie à un impératif que chacun doit réaliser lui-même, afin de réussir sa vie. On peut certes désapprouver la marchandisation à laquelle on soumet ici le bonheur en plus de la tyrannie de la performance à laquelle sa quête donne lieu. Malgré tout, bien se sentir dans sa peau conserve une signification positive. Lorsqu’un individu se sent ainsi, il se trouve intégralement bien, c’est-à-dire en beauté et en forme à la fois. Du même coup, ce qui l’entoure lui paraît beau également et, pour ainsi dire, en ordre, comme il faut. La vie, à laquelle il participe grâce à une vitalité accrue, lui paraît belle et digne d’être vécue. Finalement, il y a fort à parier que pareil excédent de force rejaillira sur les autres, car la vue de la beauté rend meilleur et réjouit2. Cette expérience suggère que la beauté génère de la santé et, à l’inverse, que la santé génère de la beauté.
 

La beauté de la santé : une affaire d’harmonie

Attardons-nous d’abord à la proposition selon laquelle la santé génère de la beauté. Cette propriété tombe en partie sous le sens : un bébé en santé est considéré comme un beau bébé et vice versa; la jeunesse, quant à elle, incarne l’apogée des deux. Par-delà le sens commun toutefois, cette proposition est vraie dans la mesure où la santé et la beauté peuvent respectivement être conçues comme une forme d’harmonie ou d’équilibre entre les parties d’un organisme ou d’un tout. La maladie représente au contraire une dysharmonie, un déséquilibre se traduisant par une régression de la forme à la matière et, s’agissant d’êtres humains, par la régression d’un comportement éthique à un comportement animal ou végétatif. Cette conception de la beauté comme d’une apparence où dominent la proportion et l’unité peut être qualifiée de classique. Née en Grèce, elle culmine à l’époque de la Renaissance, comme en témoignent ces passages tirés de l’œuvre d’Alberti (1404-1472), qu’on tient généralement pour le premier théoricien de l’art et de l’architecture modernes : « La beauté consiste dans une harmonie et dans un accord des parties avec le tout, conformément à des déterminations de nombre, de proportionnalité et d’ordre, telles que l’exige l’harmonie, c’est-à-dire la loi absolue de la nature. » Aussi : « On doit d’abord veiller à ce que les différents éléments s’accordent entre eux, et ils s’accorderont si, par la grandeur, la disposition, le sujet et la couleur, ainsi que par d’autres semblables propriétés, ils concourent à une seule et même beauté3. » Notons que cette convenance fut largement produite au moyen de ce qu’on appela la « section d’or » ou la « divine proportion », soit un rapport idéal entre des segments inégaux, repérable étonnamment partout dans la nature. La conception mécaniste du monde et des corps qui s’imposera dans la modernité remettra cependant en question l’admission ici sous-jacente d’un équilibre entre l’homme et la nature, entre l’intelligence et le sensible, ainsi que, du même coup, le formidable privilège alors accordé à la beauté et aux arts.
 

L’effet salvateur de la beauté

Examinons maintenant le premier membre de la proposition, à savoir que la beauté est génératrice d’une santé de nature inséparablement physique et mentale. Comme mentionné, sa perception pousse à prendre soin, à préserver (pensons au rôle des musées), à reproduire l’objet beau, voire à être créatif. Peut-être toutes ces facettes furent-elles résumées au mieux dans la thèse de Platon selon laquelle la présence du beau enflamme le désir de se reproduire chez le vivant et, en ce qui nous concerne plus particulièrement, le désir de créer, c’est-à-dire de transcender ce qui est périssable. C’est ultimement l’immortalité, observe-t-il, que nous aimons4.
 
Cette intimité entre la beauté, l’humanité et le désir d’immortalité, Homère, déjà, la faisait ressortir dans sa description du bouclier d’Achille dans l’Iliade. Le plus grand des guerriers doit se lancer au combat, mais n’a plus ses armes. À la prière de Thétis, la mère d’Achille, de fabriquer pour son fils des armes dignes de lui, le dieu forgeron répond : « N’aie crainte, que cela ne soit pas un souci pour ton cœur : aussi vrai que j’aimerais pouvoir le dérober au trépas douloureux, quand l’affreux destin l’atteindra, il aura ses belles armes, des armes telles que, si nombreux soient ceux qui les verront, tous en seront émerveillés5. »
 
Manifestement, la divinité de la beauté ne réside pas ici dans son utilité. Le bouclier sur lequel le dieu représente artistiquement toutes les scènes déterminantes d’une vie précieuse dont Achille va bientôt être privé ne pourra en effet soustraire ce dernier à son destin funeste. Mais par son éclat sans pareil et qui émeut profondément, ce bouclier atténue les soucis et rend Achille et ses exploits inoubliables, c’est-à-dire toujours dignes d’être racontés à nouveau. Comme le dira Platon dans le Phèdre, la beauté est « ce qui se manifeste avec le plus d’éclat et suscite le plus d’amour .«

La beauté apparaît ainsi comme un bouclier contre la mort. Elle sauve la vie et le désir de vivre celle-ci, en la conservant et en l’éclaircissant dans le langage de l’art. Son effet salvateur ne s’atteste d’ailleurs pas seulement dans un contexte héroïque, mais dans les pires situations.
 
Le prouvent les témoignages issus des camps de travail et surtout des camps de concentration aussi nommés, et justement, des camps de la mort, au XXe siècle. Les survivants rapportent à peu près la même chose, à savoir que réciter ne fût-ce que des bribes d’un poème, dessiner l’horreur, ou simplement discuter d’œuvres d’art peut littéralement permettre de rester en vie.
 
Dans un chapitre entier de son ouvrage désormais classique sur sa détention à Auschwitz, Primo Levi raconte combien l’effort de se rappeler et de réciter quelques vers de la Divine Comédie traitant d’Ulysse lui a été vital. Réalisant qu’ils contenaient « peut-être l’explication de notre destin, de notre présence ici aujourd’hui7… », ces vers qui le reliaient à d’autres et à un monde différent lui restituaient la valeur d’être humain qui lui était refusée. À son tour, dessinant au risque de sa propre vie les cadavres à Dachau, le peintre Music soustrayait ces derniers à l’humiliation qui consiste, au sens étymologique du terme, à ramener l’être humain au rang de matière indifférente, au rang d’humus. À travers les traits du crayon, Music empêchait qu’ils perdent la face et leur fournissait une sépulture8. Joseph Czapski affirme pour sa part que la tenue de conférences notamment sur le grand œuvre de Proust dans le camp de Griazowietz où lui et dautres officiers ou soldats polonais étaient internés, réussit à contrer la déchéance : « La joie de pouvoir participer à un effort intellectuel qui nous donnait une preuve que nous sommes encore capables de penser et de réagir à des choses de lesprit nayant rien de commun avec notre réalité dalors, nous colorait en rose ces heures […] où nous revivions un monde qui nous semblait alors perdu pour nous pour toujours9. » Enfin, le témoignage le plus significatif pour notre propos est peut-être le récit de la mort de Maurice Halbwachs à Buchenwald fait par Jorge Semprun. Étant donné son importance, on me permettra de le citer au long :

Le professeur Halbwachs était parvenu à la limite des résistances humaines. Il se vidait lentement de sa substance, arrivé au stade ultime de la dysenterie qui l’emportait dans la puanteur.
 
Un peu plus tard, alors que je lui racontais n’importe quoi, pour qu’il entende le son d’une voix amie, il a soudain ouvert les yeux. La détresse, la honte de son corps en déliquescence y étaient lisibles. Mais aussi une flamme de dignité, la lueur immortelle d’un regard d’homme qui constate l’approche de la mort, qui sait à quoi s’en tenir, qui en mesure face à face les enjeux, librement : souverainement.
 
Alors dans une panique soudaine, ignorant si je puis invoquer quelque Dieu pour accompagner Maurice Halbwachs, conscient de la nécessité d’une prière, pourtant, je dis à haute voix quelques vers de Baudelaire. C’est la seule chose qui me vienne à l’esprit.
 
«  O mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre… »
Le regard de Halbwachs devient moins flou, semble s’étonner. Je continue de réciter. Quand j’en arrive à… « nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons », un mince frémissement s’esquisse sur les lèvres de Maurice Halbwachs.
Il sourit, mourant, son regard sur moi, fraternel10.

 
À la lumière de ces témoignages, conclure qu’il est sain, par exemple, d’apprendre un poème par cœur serait trop peu dire. L’impact de la beauté ne se limite pas à soulager la souffrance, à affermir la mémoire, à cultiver le goût, à apprendre à se communiquer intimement aux autres, toutes choses qui concourent à la santé. En réalité, comme la beauté a pour nature de relier ce qui est séparé, son impact s’avère global et résiste à toute instrumentalisation. Sa présence gratuite et souveraine nous permet plutôt de participer à une vie et à une joie que rien ne peut totalement anéantir et qui correspondent à l’un de nos plus chers désirs, en tant qu’êtres humains.
 

Notes

1   Voir Alessandro Baricco, L’Âme de Hegel et les vaches du Wisconsin, Paris, Gallimard, 2004.
 
2   Voir Nietzsche, Le Gai Savoir, p. 290.

3   Cité dans Erwin Panofsky, Idea. Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, Paris, Gallimard,1989, p. 71 et p. 72.

4   Voir Platon, Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 208e, p. 154.

5   Homère, L’Iliade, Paris, Gallimard, 1975, livre XVIII, 463-467, p. 386.

6   Platon, Phèdre, Paris, GF Flammarion, 1989, 250d, p. 124-125.

7   Primo Levi, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987, p. 123.

8   Jean Clair, La barbarie ordinaire. Music à Dachau, Paris, Gallimard, 2001, p. 73 sq.

9   Joseph Czapski, Proust contre la déchéance, Lausanne, Les Éditions Noir sur Blanc, 2011, p. 11.

10   Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 37.
 



Après avoir obtenu un baccalauréat en 1984 et une maîtrise en philosophie de l’Université Laval (Québec) en 1987, Marie-Andrée Ricard a poursuivi ses études à l’Université de Tübingen (Allemagne) où elle a obtenu le Graecum en 1988 et le doctorat en 1994 avec une thèse intitulée Die Transformation der Dialektik in den Chiasmus bei Adorno. Elle a notamment publié, en 2013, Adorno l’humaniste. Essai sur sa pensée morale et politique, aux éditions de la Maison des sciences de l’homme, et en 2009, avec Dario Perinetti, La Phénoménologie de l’esprit de Hegel : lectures contemporaines, aux Presses universitaires de France. Elle est actuellement professeure titulaire de philosophie allemande à l’Université Laval. Ses travaux portent notamment sur l’éthique et l’esthétique.


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