Religion et médecine en Europe occidentale depuis le XVIe siècle

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Par Olivier Faure – 1er août 2014

À première vue, la société occidentale a tendance à percevoir la médecine et la religion comme deux univers opposés. Pourtant, historiquement, la religion a joué un rôle central dans l’émergence et le développement de la médecine. Le texte retrace ici quelques-unes des nombreuses contributions de la religion à la médecine.


Dans notre société occidentale, religion et médecine sont souvent perçues comme deux univers radicalement différents et opposés qui se seraient succédé. Le premier serait de l’ordre de la croyance, de l’irrationnel, le second relèverait de la science et de la raison. La religion mépriserait le corps au profit de l’âme, la médecine ne traiterait que du corps. Les deux se seraient livrées à un combat sans merci dont la médecine serait sortie victorieuse. Ce schéma est d’autant plus enraciné dans nos manières de penser qu’il a été fondé au XVIIIe siècle par les hommes des Lumières, renforcé au XIXe siècle par des médecins souvent scientistes et anticléricaux exaltant leur lutte contre l’obscurantisme et les préjugés. Le schéma a été ratifié par les historiens qui ont longtemps résumé l’histoire à une permanente modernisation. Au sein de celle-ci, les progrès médicaux, la transformation des hôpitaux en machines à guérir soumises à la direction du médecin, le recours au médecin et la conversion à ses façons de voir occupent une place majeure. Pourtant, les manières de considérer les rapports de la médecine et de la religion se sont profondément transformées depuis quelques années.
 

De l’importance du corps pour la religion

Contrairement à ce qui a été longtemps affirmé, les confessions chrétiennes, même l’Église catholique, n’ont pas seulement exalté les effets rédempteurs de la souffrance et de la maladie ni prôné la résignation et la passivité. Certes, les grandes maladies comme la peste ont bien été considérées comme envoyées par Dieu pour punir les pécheurs et les inciter à la prière et à une piété renforcée, mais le message ne s’arrête pas là. Les religions chrétiennes sont aussi des religions du Salut dans lesquelles la résurrection des corps est centrale. De même, les corps sont à la fois le lieu du péché, mais aussi les temples du Saint-Esprit qu’il faut conserver en bon état. La religion vient donc légitimer la médecine qui se propose de réparer ce temple.

Par ailleurs, la reconnaissance d’une médecine autonome a été acquise au XIIIe siècle lors du concile de Latran (1215) qui a interdit aux clercs de verser le sang (pratiquer la chirurgie) et confié cette tâche à des laïcs. Déjà présente dans le catholicisme, l’idée du corps comme lieu d’accueil du Christ est devenue majeure chez les puritains (XVIIe siècle) et les méthodistes anglais (XVIIIe siècle) de même que chez les piétistes allemands. Dans ces religions dissidentes qui font peu de place au clergé, mais exigent beaucoup des adeptes, le bon entretien de son corps (propreté et santé) est un des devoirs essentiels du fidèle. Au demeurant, l’emprise de ces religions explique sans doute les différences encore actuelles entre les pays d’héritage catholique et ceux de tradition protestante en ce qui concerne les habitudes d’hygiène et de prévention. Même dans le monde catholique, les deux univers s’interpénètrent. Les médecins puisent dans le message de résignation de l’Église pour persuader leurs malades d’endurer leurs traitements douloureux et d’avaler leurs préparations infectes. De leur côté, les clercs établissent volontiers des parallèles entre la confession et la purgation, la mortification et la saignée, entre l’Eucharistie et les aliments favorables à la santé, entre « les régimes préservatifs » de l’âme et la modération des comportements physiques. Bref, le salut de l’âme et la guérison du corps empruntent souvent des voies semblables. Par ailleurs, et contrairement au discours dominant, certains ouvrages aussi répandus que l’Imitation de Jésus Christ, notent que « la maladie rend fort peu d’hommes meilleurs. » 
 

De l’implication de la religion dans la pratique et les lieux du soin

L’intérêt de la religion pour la médecine n’est pas seulement de l’ordre du discours. Pour le peu que l’on en sache, les membres des ordres religieux font longtemps partie des mieux soignés. On sait que depuis fort longtemps les couvents avaient leur médecin, leur apothicaire et leur jardin médicinal. Au XVIIIe siècle, on trouvait en France des couvents de femmes où les dépenses médicales constituaient 10 % du budget de religieuses fortes consommatrices de saignées et de sangsues, de calmants et somnifères, de fébrifuges et de produits censés combattre les incommodités digestives. On est donc loin du schéma selon lequel les religieuses auraient négligé leur corps.

Bien soignés, les religieux sont aussi des agents essentiels de la diffusion des soins médicaux. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, loin de diminuer, ce rôle augmente jusqu’au beau milieu (au moins) du XIXe siècle. On ne s’étonnera pas que les pasteurs des églises dissidentes soient à la pointe de la pratique médicale. Ainsi, le leader du méthodisme, John Wesley, rédige un traité de médecine, le Primitive physick or an easy and natural method of curing most diseases qui, publié en 1747, ne connut pas moins de 22 éditions. Dans le même ordre d’idée, la médecine exercée par les pasteurs (Pastoral medizin) s’est étendue largement dans l’Allemagne des XVIIe et XVIIIe siècles. En pays catholique, si divers prêtres pratiquaient illégalement la médecine, le rôle majeur appartenait aux religieuses congréganistes qui connaissaient leur apogée au milieu du XIXe siècle au moins en France. Non seulement elles desservaient les hôpitaux publics, mais elles y tenaient des pharmacies charitables ou de vente. Présentes aussi dans les campagnes sous forme de petites communautés, dans les villes au service des bureaux de charité, elles visitaient les pauvres et les malades auxquels elles distribuaient des tisanes, mais souvent bien d’autres remèdes tirés de leurs pharmacies illégales, mais actives. Si leur but ultime était bien le salut des âmes, les soins qu’elles distribuaient n’étaient pas fondamentalement différents de ceux des médecins. Dans les hôpitaux, elles n’hésitaient pas à se former aux nouvelles techniques médicales et à collectionner les diplômes d’infirmières ou de sages-femmes. Souvent, malgré les discours officiels, elles collaboraient avec les médecins locaux trop contents de trouver des aides relativement compétentes. La réussite était si manifeste que les protestants allemands ont créé, au milieu du XIXe siècle, des diaconesses sur ce modèle. 

La médecine religieuse n’est pas seulement charitable. Depuis longtemps déjà des ordres religieux n’hésitaient pas, comme les médecins et les pharmaciens, à mêler la bienfaisance et le profit financier. La célèbre eau de mélisse des carmes déchaussés rapportait vers 1760, 20 000 livres par an à l’ordre; les cordeliers d’Alise Sainte-Reine (Bourgogne) auraient vendu 20 000 bouteilles de leur eau minérale à Paris dans la première décennie du XVIIIe siècle. La production cléricale dans le domaine de la pharmacie et des « produits hygiéniques » a continué au XIXe siècle et a pris parfois une forme industrielle. Avant de se spécialiser dans la fabrication du chocolat, autant produit de santé que gourmandise, les trappistes avaient tenté de fabriquer des gouttes antiapoplectiques et des produits vétérinaires. Loin de distribuer des soins particuliers, les religieux ont donc surtout contribué à diffuser la médecine officielle dans des couches populaires, même s’il s’agissait de guérir les âmes en soignant les corps. 

Si les religieux étaient la plupart du temps au service d’institutions publiques, ils géraient aussi des hôpitaux confessionnels. Dans le cadre d’une histoire de la psychiatrie très dynamique, les chercheurs ont bien fait apparaître le rôle des ordres ou congrégations dans la création des asiles d’aliénés. Outre celles de l’ordre international de Saint-Jean de Dieu, déjà spécialisé dans le traitement des insensés sous l’Ancien Régime, les ouvertures d’asiles d’aliénés par des congrégations locales ne sont pas rares. Là aussi, ces établissements privés complètent le réseau public et si l’on a pu parler d’un aliénisme catholique, il n’est pas aux antipodes du traitement moral alors en vogue. Les hôpitaux confessionnels ouverts aux malades ne font l’objet que d’une attention récente. S’ils sont omniprésents en Allemagne, ils ne sont apparus en France qu’au XIXe siècle. Ce sont d’abord des infirmeries protestantes qui témoignent du dynamisme du Réveil protestant et qui révélaient la méfiance vis-à-vis des hôpitaux publics desservis par des religieuses catholiques suspectées de prosélytisme. Ils ont été rejoints dans le dernier tiers du siècle par des hôpitaux catholiques qui répondaient aux menaces de laïcisation du personnel et traduisaient les ambitions de l’Église de fonder des facultés catholiques. Même si ce dernier but n’a pas été atteint, les hôpitaux confessionnels témoignaient à nouveau de la volonté de rapprocher la médecine et la foi. Ils jouaient aussi un rôle pionnier dans une hospitalisation qui se voulait plus respectueuse de l’individu. Au moins dans leur propagande, ces établissements insistaient sur leur caractère familial et chaleureux. Ces établissements étaient aussi desservis par des médecins catholiques qui existaient bel et bien, même si on a eu tendance à faire de la profession un repaire de scientistes et d’anticléricaux.

En effet, on ne croit désormais plus à l’adage qui affirmait que là où il y a trois médecins, il y a deux athées, et les chercheurs ont montré que les Lumières du XVIIIe siècle avaient aussi pénétré les milieux pieux. Il n’y eut donc pas d’incompatibilité entre la médecine d’observation et le christianisme. Tout en pratiquant l’observation, une bonne partie des médecins catholiques furent séduits par les idées vitalistes qui affirmaient qu’il existait une force vitale impalpable qui régissait la machine humaine. Loin d’être absurde, cette interprétation permettait de rendre compte de la diversité des réactions différentes de chaque organisme à la maladie ou au traitement. Si elle n’était pas l’âme, la force vitale s’en rapprochait. L’homéopathie remporta aussi un succès plus accentué dans les milieux catholiques ou piétistes que dans le reste de la profession et de la population. Associant l’observation la plus stricte et la prescription de médicaments à doses infinitésimales censées faire réagir l’organisme, elle reposait implicitement sur une vision vitaliste. Par ailleurs, le côté mystérieux de son action, son organisation de type religieux avec son prophète Hahnemann (1755-1843), ses disciples et ses missions montre bien qu’elle émanait de milieux spiritualistes, sinon religieux. Pourtant le vitalisme et l’homéopathie déclinèrent nettement dans la deuxième moitié du XIXe siècle ou au début du XXe siècle (pour les États-Unis) en partie avec la découverte des germes. Pourtant, la médecine catholique devint l’une des armatures essentielles d’un nouveau courant médical. Dans le cadre de la crise de conscience consécutive à la Première Guerre mondiale s’amorça un mouvement de remise en cause d’une médecine technicienne qui soignait les organes et les tissus, mais oubliait de soigner l’homme dans son ensemble et faisait fi des particularités de chacun. Ce mouvement dit de la médecine holistique (globale) eut un certain succès dans l’entre-deux-guerres avant de revenir en force à partir des années 1960, même si les médecins catholiques n’y jouèrent qu’un rôle mineur. 

En exagérant quelque peu, on pourrait conclure que la religion a joué un rôle central dans l’émergence et le développement de la médecine. En légitimant la lutte contre la maladie, elle lui a donné un statut. En mettant à son service ses forces humaines, elle l’a aidée à progresser et à pénétrer dans des milieux sociaux qui n’y auraient pas eu accès sans elle. Enfin, elle a plus récemment contribué à la mettre en garde contre certaines dérives. Bien sûr, cette conclusion est excessive. Les Églises ont aussi prêché la résignation face à la maladie, exalté la souffrance, placé le salut de l’âme avant la guérison des corps. La médecine a aussi bénéficié du soutien des états, des systèmes d’assurances sociales, des travaux de ses savants, mais elle n’aurait pas été tout à fait ce qu’elle est sans la présence de la religion. Considérons encore que la médecine a bénéficié d’une certaine façon d’un transfert de sacralité au détriment de la religion. Par exemple, on dit volontiers que la médecine fait des miracles, qu’elle a ses « papes » ou ses grands prêtres, et qu’elle dispose de cathédrales qui sont les grands hôpitaux modernes. Et dans la vie quotidienne, ne nous livrons-nous pas à des rites d’hygiène et ne constate-t-on pas que le brossage des dents est, pour les enfants, une obligation aussi stricte que ne l’était autrefois l’antique prière du soir?
 



Olivier Faure est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lyon III, et membre du Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (LARHRA). Agrégé d’Histoire en 1976, il rédige une thèse de 3e cycle en 1980 sur les hospices civils de Lyon. Sa thèse d’état portait sur la médicalisation de la société dans la région lyonnaise. Parmi ses nombreuses responsabilités, il est membre du Comité scientifique de la revue Gesnerus, du conseil d’administration de la Société française d’histoire des hôpitaux et coordonnateur du groupe Exclusion, médecine et insertion sociale au sein du Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (LARHRA). Il a, entre autres, publié en collaboration avec D. Desertine : Les cliniques privées. Deux siècles de succès aux Presses universitaires de Rennes en 2012


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