Par Guy Jobin – 1er août 2014
En apparence, on pourrait croire que les soignants tiennent un discours unanime sur la nature et les fonctions de la spiritualité. L’auteur évoque, au contraire, à partir notamment des discours soignants dans les domaines des soins palliatifs et de la néphrologie, la disparité des voix. Il propose à notre réflexion deux enjeux majeurs liés à cet écart.
La spiritualité fait à peu près l’unanimité dans le monde des soins. L’expérience spirituelle et religieuse en temps de maladie est vue comme un aspect de la vie du patient qu’on ne peut négliger et, de manière plus positive, que l’on peut intégrer dans une prise en charge globale de la maladie. Les participants à la 6e conférence de l’Organisation mondiale sur la promotion de la santé (Bangkok, 2005) illustrent bien cette importance en soulignant que « la possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain sans discrimination. La promotion de la santé repose sur ce droit de l’homme essentiel et offre un concept positif et complet de santé comme déterminant de la qualité de vie, qui recouvre également le bien-être mental et spirituel »1.
Par-delà ces affirmations de droits et de principes, l’importance de la prise en compte de l’expérience spirituelle et religieuse est tangible sur le terrain clinique, dans les milieux de soin, où la culture biomédicale occidentale commence à accueillir volontiers cet aspect de l’expérience de la maladie. Cette ouverture se manifeste de différentes façons. Parmi les manifestations les plus intéressantes est la manière dont les soignants parlent de l’importance de la spiritualité dans leur travail au chevet des patients et la façon dont les « philosophies » de différents secteurs du soin présentent le gain qu’il y a à intégrer la spiritualité dans le soin et à être attentif à ses différentes expressions dans la vie clinique quotidienne.
Mon intention dans cet article est de montrer comment les discours soignants, en apparence unanimes sur la nature et la fonction de la spiritualité dans le soin, sont en fait diversifiés.
Un discours unanime…
À parcourir la littérature biomédicale et à entendre les soignants sur le terrain, il semble y avoir unanimité sur ce qu’est la spiritualité et sur le vocabulaire utilisé pour en parler. Elle est définie comme une quête de sens (sens de la vie, de la mort, de la maladie, etc.) qu’entreprennent les patients confrontés à la maladie et plusieurs soignants qui, eux-mêmes, se questionnent lorsqu’ils sont confrontés à la vulnérabilité, la fragilité, la mortalité des personnes qu’ils soignent. On décrit la spiritualité comme une dimension de la nature humaine et donc présente chez tous les humains, indépendamment des cultures ou des religions d’appartenance. Elle se vit dans la liberté – sans dogmes, sans besoin d’autorités autres que celle de la conscience personnelle. Elle est dynamique; elle suppose un cheminement et, le cas échéant, des transformations de manières de penser, de faire et d’être. Les mêmes mots reviennent pour nommer les manifestations cliniques de la spiritualité : détresse spirituelle, bien-être spirituel, besoins spirituels. Le souci de l’intégration de la spiritualité aux soins est manifesté par un appel universel à un modèle biopsychosocial et spirituel de prise en charge de l’expérience multiforme de la maladie chez les patients. Enfin, la pertinence de l’accueil de la spiritualité dans les établissements de santé est justifiée par son potentiel d’humanisation. Le déploiement d’attitudes et de gestes qui dénotent un souci sincère de l’expérience spirituelle et religieuse des patients ne peut que contrer, dit-on, la dépersonnalisation, voire la déshumanisation des établissements et des soins doublement marqués par la complexité bureaucratique et, surtout, par la forte technicité des soins.
Il semble donc que le discours des soignants et des chercheurs sur la spiritualité soit, dans le domaine des soins, clair, précis, stable et partagé.
L’unanimité remise en question
Dans les faits, le discours biomédical sur la spiritualité n’est pas aussi univoque qu’on le présente. Je propose de montrer par deux exemples que les discours sur la spiritualité sont portés par plusieurs voix et que ces dernières véhiculent des représentations différentes de la spiritualité.
L’exemple des soins palliatifs
Le premier exemple vient du monde des soins palliatifs. Une recherche réalisée au Québec en 2009-20122 sur les représentations de la spiritualité portées par les soignants révèle que si tous les soignants rencontrés3 affirment que l’expérience spirituelle des patients est un élément du portrait clinique qu’il faut intégrer dans l’accompagnement du mourir, les mêmes soignants parlent de la spiritualité de deux façons. La première façon est commune à toutes les personnes intervenant en soins palliatifs. La deuxième façon est propre à chaque profession.
La façon commune de parler de la spiritualité en soins palliatifs est intimement liée au vocabulaire consacré par la philosophie des soins palliatifs. Ainsi, toutes les personnes rencontrées se réfèrent d’emblée aux grands axes de la philosophie des soins palliatifs pour nommer la spiritualité et sa fonction dans le soin. Les thèmes du confort, de la globalité du patient et de la souffrance, de la globalité des soins sont régulièrement mobilisés par les soignants, quelle que soit leur profession d’appartenance.
La deuxième manière de parler de spiritualité reflète les logiques propres aux professions d’appartenance des personnes interrogées. Ainsi, il y a une manière infirmière de parler de spiritualité, une manière médicale, une manière propre au travail social, etc. Dans le langage infirmier, la spiritualité sera nommée dans le vocabulaire du besoin et de la détresse. Il faut dire que ces concepts ont été développés dans le monde infirmier. En travail social, la spiritualité est associée à la capacité d’être en relation avec l’autre. Les médecins affirment que la prise en compte clinique de la spiritualité est ce qui distingue les soins palliatifs des autres régimes de soins (curatifs, chroniques).
On peut résumer en soulignant que si tous les soignants rencontrés dans cette recherche donnent de l’importance à la spiritualité, ils en parlent de manière positive et ils la conçoivent selon des critères qui reflètent les particularités de leurs professions respectives, tout en partageant des éléments de la philosophie des soins palliatifs.
La comparaison entre domaines du soin
Le second exemple vient du domaine de la néphrologie. On a vu que dans les soins palliatifs, la prise en compte de l’expérience spirituelle des patients est comprise selon les finalités des soins palliatifs. Il est intéressant de comparer cette représentation de la spiritualité avec celle qui prévaut dans un autre secteur du soin, soit la néphrologie. Ses finalités sont différentes de celles des soins de fin de la vie, des soins dits de confort. En néphrologie, et particulièrement dans les traitements de dialyse, le rôle de la spiritualité des patients est articulé aux finalités de la survie. En effet, tant les études que les témoignages des soignants recueillis dans la littérature font de la spiritualité un facteur qui favorise une évaluation positive de leur qualité de vie par les patients. Or, la qualité de vie constitue le principal facteur de persévérance et de poursuite des traitements par les patients. Le patient persévérera dans ces traitements à la fois astreignants et vitaux tant qu’il estimera qu’il a une qualité de vie où les avantages de l’intervention dépassent l’inévitable fardeau encouru.
La comparaison avec les soins palliatifs manifeste donc que la fonction assignée à la spiritualité varie selon les finalités d’un domaine des soins. Une étude comparative de différents domaines du soin permettrait non seulement de montrer une différence de discours selon les finalités du régime de soin (selon qu’il s’agit de soins curatifs, de soins pour les maladies chroniques ou de soins palliatifs), mais aussi que ces différences sont liées à des déterminations inhérentes à la « philosophie » en vigueur dans chaque domaine du soin, comme c’est le cas avec la mobilisation de la spiritualité en néphrologie.
Enjeux et défis
Ces différences dans le discours viennent créer, à mon avis, une brèche dans le discours apparemment unanime du monde du soin sur la nature et les fonctions de la spiritualité. Autrement dit, elles remettent en question le discours au singulier de la spiritualité. Elles montrent que les discours spirituels et les représentations qu’ils portent sont des phénomènes déterminés, en partie, par la culture d’un secteur du soin et la culture d’une profession soignante.
Ces différences montrent que, loin d’être une essence intemporelle, hors du temps, hors des traditions et des cultures, la spiritualité et les discours qui la portent sont, au contraire, à comprendre comme les produits d’une culture du soin, comme des discours qui montrent et traduisent concrètement l’influence de manières de penser et d’agir en vigueur dans un milieu clinique donné, dans un domaine du soin particulier.
La pluralité des discours soignants sur la spiritualité pose plusieurs défis. J’en retiens deux ici. Le premier est celui de la collaboration interprofessionnelle. En effet, dans un même domaine du soin, on ne peut tabler sur le fait que tous les professionnels entendront la même chose lorsque le mot « spiritualité » sera dit. Sans jamais être totalement inaudible et incompréhensible, la spiritualité pourrait tout de même être l’objet de malentendus. Cette possibilité du malentendu entre « dialectes » soignants sur la spiritualité oblige à penser des dispositifs de mise en commun des représentations de la spiritualité et de la fonction qu’on lui assigne. À la collaboration interdisciplinaire s’ajoute une certaine nécessité, au sein des équipes de soins, de la discussion interdisciplinaire sur « la » spiritualité.
Le deuxième défi est celui de la rencontre entre cette diversité des discours soignants avec la diversité des discours des patients et de leur famille. S’il y a diversité des discours spirituels du côté des soignants, que penser de celle qui se trouve de « l’autre côté » de la relation soignante? Quand le souci de la prise en compte de l’expérience spirituelle est intégré dans la relation soignante, celle-ci devient le lieu de rencontre entre deux « dialectes », entre deux traditions de langage spirituel. La reconnaissance de la diversité interne des discours spirituels au sein de l’univers soignant devrait mener vers la reconnaissance de la (possible) différence entre les langages soignants et les langages des patients sur la spiritualité et la vie spirituelle.
Faut-il s’étonner, à propos de la spiritualité, de cette situation de pluralité des voix dans le monde du soin? Étant donné que cette pluralité spirituelle est déjà présente dans la culture occidentale, que la spiritualité y est devenue un « objet » effervescent, il aurait été étonnant que la pluralité des représentations et des conceptions sociales de la spiritualité ne se répercute pas dans les établissements de soin. Après tout, les institutions de soins sont parties prenantes de la culture. Si on ajoute à ce constat que la culture contemporaine est traversée par une sous-culture du bien-être4 où la question du bien-être spirituel est un thème central, alors on peut dire que les soignants logent à la même enseigne de la pluralité que leurs concitoyens. Cependant, si, dans la société, la diversité des discours spirituels est liée, en partie, à l’individualisation des quêtes de sens – chacun se construisant son monde spirituel –, dans le monde soignant, par contre, ce sont des logiques liées aux professions et aux secteurs du soin qui semblent être des facteurs prédominants de pluralisation des discours spirituels.
Il faut donc remettre en question le fait que le mot « spiritualité » doit se dire au singulier. La recherche de terrain nous montre que « spiritualité » est un mot qui recouvre une réalité plurielle, dite par plusieurs voix.
Notes
1 La charte de Bangkok pour la promotion de la santé à l’heure de la mondialisation, http://www.who.int/healthpromotion/conferences/6gchp/BCHP_fr.pdf, consulté le 25 mars 2013.
2 Il s’agit du projet « Circulation des spiritualités dans les milieux sécularisés de soin ». Ce projet subventionné par le CRSH était dirigé par le signataire de cet article. Ont fait également partie de l’équipe de recherche les professeurs Maxime Allard et Didier Caenepeel du Collège universitaire dominicain d’Ottawa, Jacques Cherblanc du département des sciences humaines de l’UQAC, Nicolas Vonarx de la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval et Anne Céline Guyon comme professionnelle de recherche. Les résultats de cette recherche ont été publiés dans « Spirituality, according to palliative caregivers. A systemic analysis (Wie Spiritualität in Palliative Care verstanden wird. Eine systemische Analyse) », Spiritual Care. Zeitschrift für Spiritualität in den Gesundheitsberufen, 2013, vol. 2, no°1, p. 17-26)
3 Médecins, infirmières, psychologues, travailleurs sociaux, intervenants en soins spirituels, gestionnaires, etc.
4 HEELAS, Paul Linda Woodhead, The Spiritual Revolution. Why Religion is Giving Way to Spirituality, Londres, Blackwell Publishing, 2005, p.
77-128; Paul Heelas, Spiritualities of Life. New Age Romanticism and Consumptive Capitalism, Londres, Blackwell Publishing, 2008, 282 p.; Raphaël Liogier, Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale?, Armand Colin, 2012, 280 pages.
Guy Jobin est professeur titulaire de théologie morale et d’éthique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses (FTSR) de l’Université Laval. Il y est également titulaire de la Chaire Religion, spiritualité et santé depuis mars 2007. Il a publié Des religions à la spiritualité. Une appropriation biomédicale du religieux à l’hôpital, Bruxelles, Lumen vitae, 2012 (2e édition 2013) et codirigé (avec Jean-Marc Charron et Michel Nyabenda), Spiritualités et biomédecine. Enjeux d’une intégration, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013.