Par Guy Jobin – 1er août 2014
La prise en compte de l’expérience spirituelle et religieuse des patients au sein du système de santé engendre depuis quelques années une abondante littérature et de nombreuses questions. Le présent texte retrace les enjeux reliés à l’identité spirituelle, personnelle et professionnelle de ceux et celles qui dispensent ces soins.
La prise en compte de l’expérience spirituelle et religieuse des patients est l’élément déclencheur du regain d’intérêt du monde biomédical pour la spiritualité. Le développement fulgurant de la recherche sur l’intégration de la spiritualité aux soins est tourné d’abord et avant tout vers les patients, en vue d’améliorer les soins qui leur sont prodigués. Pourtant, l’expérience spirituelle des patients n’est qu’une partie du tableau. En effet, les soignants aussi sont concernés par l’intégration de la spiritualité dans les soins.
Un enjeu lie à l’identité
Les professionnels soignants font face à trois enjeux soulevés par l’intégration de la spiritualité dans les soins. Le premier est un enjeu clinique. Comment tenir compte de l’expérience spirituelle et religieuse des patients? Qui doit le faire? Quels outils cliniques s’y prêtent? Ces questions pratiques posent, à leur tour, un deuxième enjeu, de nature éthique. Quelles sont les compétences requises pour réaliser ces formes d’accompagnement des patients? Comment respecter la liberté de religion des patients et des autres soignants tout en maintenant une ouverture clinique à la question spirituelle et religieuse? Ces questions sont importantes, car elles touchent directement aux conditions de la prestation des services spirituels, selon la mission impartie aux établissements de santé en vertu de l’article 100 de la loi québécoise sur les services de santé et les services sociaux1. Mais c’est d’un autre enjeu dont il sera question ici.
Le troisième enjeu est tout aussi important puisqu’il a trait à l’identité des soignants. En effet, l’ouverture du monde clinique à l’expérience spirituelle et religieuse en temps de maladie permet aux soignants d’explorer le « terrain spirituel » de deux façons. Au plan personnel, d’abord, dans la confrontation quotidienne à la fragilité, à la vulnérabilité et aux différentes formes de détresse induites par la maladie, le questionnement spirituel peut se traduire en interrogations sur le sens de la maladie, sur le sens de la vie et, bien sûr, sur le sens de la mort. Puis, transposé au plan professionnel, le questionnement personnel et l’engagement du soignant à être attentif à l’expérience spirituelle et religieuse des patients l’amènent à se questionner sur un enjeu identitaire majeur : comment articuler, ou conjuguer, les différentes facettes de l’identité d’un professionnel soignant, soit les identités personnelle, spirituelle et professionnelle? Ce questionnement identitaire concerne autant les professionnels du soin que les intervenantes et intervenants en soins spirituels (ISS). Avant de penser aux liens entre ces facettes de l’identité, encore faut-il les définir, même succinctement.
L’identité professionnelle
L’identité professionnelle est assez facile à circonscrire. En effet, l’identité professionnelle est une compréhension de soi que le soignant forge à partir de normes, de valeurs et de devoirs inhérents à un domaine précis de pratique. Ces déterminants de l’identité professionnelle sont partagés par les membres d’une communauté de pratique ou, en d’autres termes, par les membres d’une profession. La communauté de pratique est à la fois lieu de formation et lieu de « socialisation » professionnelle des membres juniors de la profession. C’est par l’insertion graduelle dans la communauté de pratique que les futurs soignants sont familiarisés et initiés à leur rôle professionnel2, c’est-à-dire à l’ensemble des comportements relatifs à une certaine position, en l’occurrence à la position de soignant dans un établissement, fixés par la société et que l’on s’attend à voir jouer par ceux qui la détiennent3. L’identité professionnelle joue alors un double rôle d’encadrement et de régulation des comportements des membres de la profession, puisque c’est par les normes, les valeurs et les devoirs auxquels il a été formé qu’un professionnel devrait se laisser guider dans les décisions et les gestes cliniques à poser.
L’identité personnelle
L’identité professionnelle associée à un rôle de soignant est déterminante dans la prestation de soins, au même titre que les compétences acquises au cours de la formation initiale. Pourtant le rôle professionnel ne se limite pas aux acquis théoriques et aux acquis de la socialisation faite dans une communauté de pratique. En effet, le rôle est « habité » par une personne, en chair et en os, avec ce qui la constitue comme personne : ses idéaux, ses valeurs, ses croyances, ses préjugés, etc. Même si des caractéristiques sont partagées par l’ensemble des membres d’une profession, ce qui contribue à une certaine uniformité au sein de ladite profession, le rôle laisse passer la couleur propre de la personne qui l’occupe. Le rôle est l’« espace » où l’identité professionnelle et l’identité personnelle se conjuguent. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il y ait fusion des deux identités ou, encore, que l’identité professionnelle soit subordonnée aux préférences de la personne. Au contraire, l’identité professionnelle trace des limites à l’action; elle pose des jalons clairs à ce qu’un professionnel peut faire et ne pas faire dans l’exercice de ses fonctions. Par exemple, la déontologie des soignants interdit toute forme de prosélytisme auprès des patients.
L’identité spirituelle
C’est dans la conjugaison entre l’identité professionnelle et l’identité personnelle que la question de la place de l’identité spirituelle et religieuse se pose de manière particulièrement saillante. Pour ceux et celles qui accordent une importance à l’identité spirituelle, celle-ci est vue comme une facette de l’identité de la personne. L’identité spirituelle se nourrit aux représentations que l’on se fait de l’ultime; elle inspire les paroles et les actions qui seront jugées cohérentes avec cette représentation de l’ultime4. Outre les représentations de l’ultime, l’identité spirituelle intègre des éléments historiques, culturels, en somme des éléments traditionnels. On voit bien dans les traditions chrétiennes comment l’ultime – prenons en exemple la rédemption apportée par le Christ – a pris la couleur des cultures et des époques, sans toutefois en occulter la portée et le message5.
L’identité spirituelle ne recouvre pas exactement l’identité personnelle, mais elle en constitue, à la fois, le centre et le sommet. C’est ainsi, du moins, qu’on la conçoit dans les traditions spirituelles chrétiennes et dans les discours contemporains se réclamant d’une spiritualité laïque. Dès que l’identité spirituelle est nommée et prise en compte, elle occupe le cœur de l’anthropologie normative (de la représentation idéale de l’être humain) qui soutient le discours en question.
C’est dire que l’identité spirituelle s’appuie toujours sur une tradition de langage, que ce langage soit spirituel ou religieux. On pourrait objecter qu’il est maintenant commun de considérer la spiritualité comme un phénomène qui dépasse et englobe toute tradition religieuse. Or, cette façon de distinguer la spiritualité et la tradition appartient elle-même à une tradition de langage, qui remonte aux philosophes du XVIIIe siècle comme Jean-Jacques Rousseau6. La personne qui affirme en toute sincérité « être spirituelle, mais non religieuse » s’inscrit, qu’elle le veuille ou non, dans une tradition de langage qui rend cette affirmation crédible et plausible.
L’identité spirituelle est donc une réalité complexe qui, faisant partie de l’identité personnelle, joue une part importante dans l’« habitation » du rôle professionnel. Chez beaucoup de soignants, l’identité spirituelle est source de motivation et d’engagement dans une profession donnée. Pour eux, des attitudes et des valeurs comme l’altruisme, la compassion, l’empathie, le service des personnes vulnérables émanent de leur vie spirituelle propre et structurent leur personnalité au point où elles transparaissent jusque dans leurs actions professionnelles, mais toujours dans les limites posées par l’identité professionnelle.
L’identité spirituelle et l’accompagnement spirituel
Il y a toutefois un cas particulier où l’articulation des identités professionnelle, personnelle et spirituelle demande une exploration plus poussée. C’est le cas des professionnels de l’accompagnement spirituel en milieu de santé. Dans ce cas, l’ancrage dans une tradition de langage spirituel ou religieux n’est pas seulement un appui ou une source de motivation. L’ancrage dans une tradition, qui façonne l’identité spirituelle, devient la matrice de lecture de l’autre, le lieu qui rend possible la lecture et l’interprétation de l’expérience spirituelle et religieuse de la personne malade. L’ancrage dans une tradition fournit un vocabulaire pour parler de l’expérience spirituelle; il donne des concepts et des théories pour aborder la transformation spirituelle; il peut même procurer des « outils » critiques pour apprécier à sa juste mesure, voire critiquer (mais de manière intelligente) l’intégration, par la biomédecine, de la spiritualité dans les soins. L’identité spirituelle est intimement liée à ces repères « traditionnels » qui la façonnent et qui lui donnent un poids, une texture, une cohérence. L’ancrage dans une tradition demande l’abandon d’un phantasme incrusté dans la culture contemporaine : celui d’une identité spirituelle qui serait complètement déliée de toute attache, de toute dette envers quelque tradition que ce soit. C’est bien un phantasme puisqu’une telle représentation est anthropologiquement, ou humainement impossible. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de créativité possible dans la vie spirituelle ou qu’il n’y a pas d’espace de liberté dans l’expérience spirituelle et religieuse. Cela veut tout simplement dire que la vie spirituelle conjugue toujours héritage et liberté, dette et créativité. Toute position qui radicalise l’un ou l’autre pôle est une caricature.
L’identité spirituelle occupe un espace plus grand dans le rôle associé à l’accompagnement spirituel que dans celui des autres professionnels du soin. En effet, c’est à partir du matériau de l’expérience spirituelle personnelle, que la formation en accompagnement spirituel se réalise. Par ailleurs, la même formation amènera le futur ISS à se questionner sur sa propre identité spirituelle et sur les appels à la transformation qu’il y perçoit. Matériau fondamental et point d’orgue de la formation, l’identité spirituelle de l’accompagnateur spirituel sera un des « outils » – avec les connaissances théoriques et pratiques acquises tout au long de la formation initiale, de la formation continue et de la pratique effective – avec lesquels l’ISS accueillera, « lira » et accompagnera l’autre dans l’itinéraire de sa maladie. Il faut toutefois préciser que le cas particulier de l’accompagnement spirituel ne le soustrait pas aux enjeux éthiques communs à tous les professionnels du soin, notamment à l’interdiction du prosélytisme.
Enfin, s’il est un aspect du travail de l’accompagnement spirituel qui le distingue des autres formes d’accompagnement en milieu de santé (accompagnement de nature psychologique, accompagnement par des bénévoles, accompagnement dans le rétablissement), c’est bien cette configuration particulière du rôle de l’accompagnateur spirituel où son identité spirituelle tient la place de pivot et ne se limite pas à être une source de motivation.
Si cette réflexion sur l’articulation des identités spirituelle, personnelle et professionnelle dans le rôle de l’accompagnateur spirituel en milieu de santé tient la route, il faut alors voir l’accompagnement spirituel comme le lieu de la rencontre de deux traditions de langage : celle du patient et celle du professionnel. Face au professionnel, la personne malade est, elle aussi, une personne complexe où les identités spirituelle et personnelle se conjuguent dans un rôle, celui du patient. C’est au professionnel de l’accompagnement spirituel de faire de la relation d’accompagnement un lieu où se rencontreront les traditions de langage spirituels, les identités et les rôles, dans le souci d’un service à rendre au patient.
Enfin, cette réflexion met l’accent sur un fait indéniable. Il n’existe pas d’accompagnement spirituel non traditionnel. Il n’y a pas d’accompagnement spirituel qui ne s’appuierait pas sur une tradition spirituelle ou religieuse de langage. Si ce constat s’avère, alors un impératif professionnel s’impose aux accompagnateurs et accompagnatrices. Cette pratique requiert : un examen réflexif de la tradition de langage où ces derniers s’inscrivent; la meilleure identification possible des tenants et aboutissants de leur appartenance à une tradition particulière, des forces et des limites de cette appartenance, et ce, dans le but de rendre le meilleur service possible aux personnes dont la vie est marquée par la vulnérabilité, la fragilité et la maladie.
Notes
1 Gouvernement du Québec, Loi sur les services de santé et les services sociaux du Québec, article 100 : « Les établissements ont pour fonction d’assurer la prestation de services de santé ou de services sociaux de qualité, qui soient continus, accessibles, sécuritaires et respectueux des droits des personnes et de leurs besoins spirituels et qui visent à réduire ou à résoudre les problèmes de santé et de bien-être et à satisfaire les besoins des groupes de la population. À cette fin, ils doivent gérer avec efficacité et efficience leurs ressources humaines, matérielles, informationnelles, technologiques et financières et collaborer avec les autres intervenants du milieu, incluant le milieu communautaire, en vue d’agir sur les déterminants de la santé et les déterminants sociaux et d’améliorer l’offre de services à rendre à la population. » http://www2.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/dynamicSearch/telecharge.php?type=2&file=/S_4_2/S4_2.html, consultée le 3 février 2014. Je souligne.
2 JAVEAU, Claude Leçons de sociologie, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, p. 226.
3 Cette définition modifie, à peu de choses près, celle que Madeleine Grawitz donne du rôle dans son Lexique des sciences sociales, Paris, Dalloz, 1988, p. 327.
4 SHELDRAKE, Philip A Brief History of Spirituality, Oxford, Blackwell, 2007, p. 2.
5 PELIKAN, Jaroslav Jésus au fil de l’histoire, Paris, Hachette Littératures, 2000. Cet historien des traditions chrétiennes recense différentes figures de Jésus sauveur : le rabbi prophétique au 1er siècle; le Christ cosmique aux 3e et 4e siècles; le Christ crucifié aux 10e et 11e siècles; l’Homme universel de la Renaissance; le Libérateur aux 19e et 20e siècles.
6 JOBIN, Guy Des religions à la spiritualité. Une appropriation biomédicale du religieux dans l’hôpital, Bruxelles, Lumen vitae, 2013 (2e édition), p. 44-51.
Guy Jobin est professeur titulaire de théologie morale et d’éthique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses (FTSR) de l’Université Laval. Il y est également titulaire de la Chaire Religion, spiritualité et santé depuis mars 2007. Il a publié Des religions à la spiritualité. Une appropriation biomédicale du religieux à l’hôpital, Bruxelles, Lumen vitae, 2012 (2e édition 2013) et codirigé (avec Jean-Marc Charron et Michel Nyabenda), Spiritualités et biomédecine. Enjeux d’une intégration, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013.