Par Nicolas Vonarx – 1er août 2014
Les rapports entre la santé et le religieux sont de plus en plus abordés dans les sciences de la santé. L’auteur discute, dans cet article, des enjeux de la prise en compte de la dimension spirituelle dans le monde des soins. Il évoque la tentation d’objectiver le spirituel au détriment de l’expérience, qui elle nous échappe toujours.
Du religieux dans le champ de la santé.
En dépit des efforts passés pour séparer et distinguer l’espace médical de l’espace religieux, on note que les rapports qui existent entre la santé et le religieux sont de plus en plus abordés dans les sciences de la santé. Ils le sont beaucoup dans des recherches quantitatives, épidémiologiques, behavioristes et psychosociologiques qui présentent et comprennent la santé et les phénomènes religieux en de multiples variables. Dans l’esprit d’une science qui cherche à connaître des faits pour contrôler des dénuements et influencer le cours des événements, il s’agit ici souvent d’aborder et de mesurer l’influence du religieux sur la santé. Des variables, ou l’émiettement du religieux et de la santé offrent à ce titre une variété de relations et de combinaisons possibles1.
Effectivement, le fait religieux est décliné en espoir et optimisme, support social, sens de la vie, en activités de prière, en foi en Dieu, fidélité dans les services religieux, conceptions de la mort, croyances en l’existence de Dieu, sentiment d’être abandonné par Dieu, inscription dans un réseau social, et d’autres attitudes, croyances, émotions et comportements. Quant à la santé, elle l’est en niveaux de lipides dans le sang, taux d’hormones, activité cérébrale, pression artérielle, symptômes psychotiques, anxiété, comportements toxicomanes, apparition du cancer, progression du cancer, crimes et délinquance, espérance de vie, et d’autres maladies biologiques, maladies mentales, signes cliniques et comportements. On se trouve alors dans une véritable programmation de recherches qui a le mandat de préciser, de confirmer ou d’infirmer une association entre la santé et le religieux à partir de cet éclatement.
Cet engouement pour le sujet tient selon Levin (2001) sur l’effet positif qu’aurait la religion sur la vie des aînés en Occident, et sur une approche holistique de la santé et de la personne qui s’est largement développée depuis les années 1970. Retenons encore qu’on ne peut plus ignorer qu’il y a dans les itinéraires des personnes malades ou en quête de santé, des pratiques et des savoirs religieux (parfois mêlés à des pratiques de soins et des thérapies alternatives). De fait, des soignants et des intervenants sont confrontés à l’émergence du religieux et doivent aussi collaborer avec des intervenants dédiés à l’accompagnement spirituel des personnes malades.
Enfin, cet intérêt pour le fait religieux tient aussi sur « l’opérationnalisation » du concept de spiritualité qu’on a distingué de celui de religion. Cette distinction mérite, semble-t-il, d’être souvent rappelée dès le début d’articles scientifiques. On nous informe effectivement que la religion et la spiritualité sont deux choses possiblement liées, mais néanmoins différentes. On précise que la première renvoie à une institution organisée de pratiques et de croyances collectivement partagées qui prescrit une façon d’être, d’agir et de penser à ceux qui y adhèrent. Quant à la spiritualité, elle serait une expérience singulière, individuelle et privée, liée ou non à la religion. Elle pourrait par exemple se traduire dans une façon d’être, dans le sens et le but donnés à l’existence par un individu.
De la contestation
Il ne fait aucun doute que l’émergence actuelle du religieux à partir de cette idée de spiritualité, renforce une contestation couramment énoncée à l’endroit des regards posés sur les problèmes et les personnes dans les systèmes de santé. En fait, avec la spiritualité entendue sous l’angle d’une expérience, on n’a pas d’autre choix que de balancer les opérations de réduction qui entretiennent la représentation d’une personne comme un corps matériel, anatomique et biophysiologique. Dorénavant, nous avons à nous soucier pleinement d’un vécu subjectif dans un monde de soins et de services qui s’inquiète tout spécialement de phénomènes objectifs, universaux, repérables et mesurables d’une personne à l’autre, fondés notamment sur des normes quantitatives et sur une mécanique et chimie des corps vivants. Tenir compte de la spiritualité, c’est amener un grand nombre de professionnels, médecins y compris, à porter un intérêt pour le singulier, pour des phénomènes complexes, impossibles à simplifier, réduire, décontextualiser, et pour un ordre du monde qui échappe à un projet de contrôle strict. La spiritualité nous y invite beaucoup plus que les versions psychologique et sociale de la personne qui peuvent être saisies à travers une abondance de catégories savantes déracinées de l’expérience et à travers des théories énonçant des invariants et des récurrences indiscutables. Une ouverture au dialogue, à l’incertitude, au désordre et aux contradictions, sans encadrement serré et sans vérités sous-jacentes, s’impose ainsi avec l’idée de spiritualité dans des lieux de pratiques professionnelles. Du coup, il apparaît inévitable de composer avec les façons qu’ont les personnes de se représenter le monde, de se représenter elles-mêmes, de retenir ce qui est significatif dans leur maladie, et ce qui ne l’est pas.
En composant d’ailleurs avec leurs droits de vivre et de bénéficier de soins en fonction de valeurs, de croyances, et d’une spiritualité à accueillir et à considérer, les logiques biomédicales à l’œuvre dans les services de santé ont des chances d’être malmenées. Elles le sont notamment quand cet intérêt pour la spiritualité demande à tenir compte de significations qui sont données à la maladie en termes de causalité et même de pronostic. Il est par exemple des visions et des représentations du monde qui participent à l’émergence d’interprétations et de significations du malheur et de la maladie qui fournissent de l’espoir là où la médecine avance qu’il n’y a aucune issue, ou qui font voir des causes/sources du mal qui contrarient parfois ou complètent les agents et les mécanismes biophysiologiques que la médecine pointe du doigt (voir sur ce point Vonarx 2010). Faire une place à la spiritualité suppose alors de composer avec de multiples théories et savoirs susceptibles d’émerger dans un épisode de maladie et de souffrance. De fait, elle permet de renchérir sur cette idée de globalité. On comprend d’ailleurs pourquoi cette introduction du sujet de la spiritualité a surtout lieu dans l’espace des soins palliatifs, là où l’on accepte déjà les limites de la médecine scientifique et remet en question ses logiques et les regards sur les problèmes et les personnes qu’elle entretient.
De la soumission
En parallèle de cette contestation salutaire et cette recherche de fidélité à l’endroit de l’expérience singulière dans les espaces de pratiques, il se produit sur le terrain de la recherche en sciences de la santé une certaine infidélité, voire une violence à l’endroit de la spiritualité comme expérience. Plus précisément, il se produit là un mode de connaître fortement soutenu par des processus de réduction et une tendance à présenter la spiritualité en la simplifiant tellement que l’idée première d’expérience s’efface en cours de route. Pour nous en rendre compte, revenons d’abord sur la distinction entre religion et spiritualité présentée plus haut. Cette distinction permet en fait de souligner que le système de soins reste un espace laïc, comme le sont les professionnels qui y travaillent. Elle permet de croire qu’on n’a pas à prendre position à l’endroit de systèmes de croyances et de représentations que sont les religions. En bref, on dira par exemple que l’on s’inquiète, comme professionnels et comme chercheurs, du but de l’existence, de relations ou de connections à quelque chose d’autre que soi, de dépassement de soi, de valeurs, de visions du monde, d’espoir, et tout cela, sous forme de présence ou d’absence, de besoins, de souffrance, ou dans leur rapport au bien-être ou à une détresse. De fait, ces espoirs, ces visions du monde, ce chemin de vie, ces révélations ou découvertes, ces sens du malheur et de la mort, ou autres, peuvent a priori être détachés de traditions religieuses – suffisamment en tout cas pour ne pas avoir affaire avec ces traditions ou ces organisations.
Nous constatons déjà dans cette opération une séparation qui place d’un côté des phénomènes individuels qui se prêtent à des lectures et des analyses psychologiques, et de l’autre des structures plus larges et des institutions susceptibles d’intéresser notamment des sociologues. Il apparaît ainsi légitime pour des chercheurs en sciences de la santé de s’en inquiéter et de le mettre dans leur paquet d’objets à questionner. Cette entrée en matière va conduire à d’autres opérations qui vont permettre de disposer de variables dont on a besoin pour engager et mesurer les effets des interventions à l’endroit de la spiritualité, pour inscrire la spiritualité dans des devis de recherche qui dominent les sciences de la santé, qui sont largement financés et à partir desquels on prétend produire de grandes certitudes (nonobstant les idées de probabilités et de plausibilité qui subsistent encore ici).
Dans cet ordre du monde savant, la spiritualité est ainsi soumise à des manipulations. La première consiste à la faire entrer dans le langage commun des lieux. Elle devient ainsi détresse spirituelle, bien-être spirituel, souffrance spirituelle-existentielle, besoin spirituel, crise spirituelle, intervention psychosociale et spirituelle, ou cognitivo-existentielle (à composante spirituelle). La spiritualité apparaît ainsi comme problème préoccupant ou comme remède et ressource thérapeutique potentielle. Partant alors de matériaux empiriques qui portent sur l’une ou l’autre des catégories précédentes, des catégories signifiantes récurrentes (telles que l’espoir, la quête de sens), sont présentées et retenues comme un ensemble de thèmes qui correspondent à cette expérience. Ces dimensions sont alors transformées en items exprimés en énoncés courts et simples que l’on apprête en appliquant une échelle qui les fait varier en degrés et qui permet au final d’obtenir une mesure quantitative ou cote censée représenter l’objet en question. Inscrits dans des questionnaires, que l’on met à l’épreuve en quête de validité, ces items/formulations/échelles deviennent des outils appliqués auprès de personnes, avant, pendant ou après une intervention par exemple.
Évidemment, les opérations sont plus complexes qu’elles n’y paraissent dans ce résumé et prennent souvent plusieurs années pour qu’on puisse arriver à mesurer ces dimensions spirituelles. Mais la logique est celle-là et la littérature nous offre à ce titre différents produits (comme l’échelle de bien-être spirituel, l’échelle de perspective spirituelle ou l’échelle de pratique de croyances). Le très populaire FACIT-sp qui consiste à mesurer le bien-être spirituel auprès des personnes atteintes de maladies chroniques peut nous servir ici d’illustration. Pour mesurer ce bien-être, on doit par exemple répondre à des énoncés comme « je me sens en paix ». Cette affirmation est échelonnée en 5 degrés, soit : pas du tout (0 point), un peu (1 point), moyennement (2 points), beaucoup (3 points), énormément (4 points). D’autres énoncés évoquent par exemple le but de la vie, le sens, les liens, des sentiments de cohérence, etc., tels que : « J’ai le sentiment d’avoir un but dans ma vie » « J’ai des raisons de vivre », « Ma vie manque de but et de sens », « Je me sens en relation avec les autres », « J’ai le sentiment de vivre une harmonie avec moi-même ».
Sans devoir discuter ici de la validité de ce type d’outil qui associe une faible cote à un bien-être spirituel en souffrance ou perturbé, soulignons simplement que l’on s’est largement éloigné de l’expérience vécue en opérant de multiples transformations, traductions et réductions. On s’est considérablement éloigné d’un bien-être aux dimensions spirituelles qui est subjectif, senti, complexe, rapporté en mots dans un exercice réflexif et dans un rapport à un autre à qui on partage des contenus intimes de vie. Il reste au final une cote, une structure faite d’énoncés courts qui encadre et amincit l’expérience, un langage emprunté et commun censé correspondre à un langage personnel et un vécu singulier, et des coches sur un questionnaire aux énoncés successifs, décousus et figés, censés se superposer à l’entièreté d’une expérience aux dimensions entrelacées, parfois claires, parfois obscures, parfois désordonnées, encore à réfléchir et faire advenir dans le temps de rencontres et le cours de la vie.
Finalement, cette objectivation du spirituel et cette illusion de maîtrise dans les sciences de la santé contrarient ce qu’on peut attendre dans les soins de la part de professionnels et de leur posture. Il faut donc rester vigilant à l’endroit de procédures scientifiques qui finissent par introduire dans la pratique des outils ou des capteurs du spirituel comme il en est de ces outils qui mesurent des phénomènes a-subjectifs, tels que la pression artérielle ou les pulsations cardiaques. Constatant comment les professionnels de la santé en sont friands et comment l’organisation des services a tendance à éclater le soin en une multitude de tâches informées par une abondance de données factuelles et objectives détachées les unes des autres dans des dossiers de patients, cette mise en garde nous apparaît bel et bien appropriée.
Note
1 On comprendra donc par là que ce traitement des objets peut générer un foisonnement de publications et une abondance d’informations, de corrélations, de supposés ou d’effets probables.
Références
LEVIN, J. S. (2001). Preface in: Koenig H.G McCullough, M. E., & Larson, D. B. Handbook of Religion and Health. New York: Oxford University Press.
VONARX, N. (2010). Sens et thérapies au pluriel : quand les personnes atteintes du cancer se font thérapeutes. Les Cahiers francophones de soins palliatifs. 10, (1), p. 17-24.
Formé comme infirmier diplômé d’État en France, Nicolas Vonarx s’est impliqué dans le champ de la santé publique internationale avant de comprendre que les approches anthropologiques étaient incontournables pour s’engager intelligemment dans la transformation des réalités sociales. Détenteur d’une maîtrise et d’un doctorat en anthropologie, il est actuellement professeur à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval. Il aborde, dans ses enseignements, les dimensions anthropo-sociales des expériences de maladie et la santé mondiale. Ses recherches et ses réflexions portent sur l’articulation entre la religion/spiritualité et la maladie grave, sur les soins et les médecines du monde.