Expériences humaine et spirituelle

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Ou comment s’interpellent sécularisation et spiritualité

 


Par Michel Fontaine – 1er août 2014

L’auteur traite des rapports intimes reliant expérience humaine et expérience spirituelle. Pour cela, il nous convie à une réflexion sur la richesse de sens des concepts de spiritualité et d’expérience. Il propose que ce qu’on appelle le processus de sécularisation soit considéré comme le lieu privilégié de l’expérience spirituelle.


Lorsque nous rencontrons l’autre dans le cadre d’une pratique professionnelle, en particulier dans le domaine de la santé, nous faisons avec lui un bout de chemin qui peut avoir valeur d’« expérience » humaine fondamentale. Cette expérience humaine fondamentale peut nous entraîner, selon les circonstances, mais aussi selon le mystère même de toute relation humaine, sur l’expression d’une ouverture au spirituel ou au religieux. Cela veut dire qu’il y a une sorte d’alchimie qui, pour une bonne part, nous échappe entre la notion d’expérience humaine et ce que l’on appelle le champ de la spiritualité dans lequel peut s’inscrire le religieux et où peut se vivre une expérience spirituelle. La première est-elle le creuset de la seconde et toute expérience spirituelle fait-elle écho à une expérience humaine? Laissons ces questions nous interpeller. Il n’empêche que dans cette alchimie peut également se vivre, se révéler, s’identifier un espace religieux.

C’est le chemin que je vous invite à faire : essayer d’appréhender ces liens entre expérience humaine et expérience spirituelle qui par définition sont de l’ordre de l’individu et du personnel, en sachant par ailleurs qu’il nous faudra entrer aussi dans ce rapport souvent ambivalent, voire tendu entre religion et spiritualité. Alors des questions se posent, jusqu’à celles qui réinterpellent le processus de sécularisation.

Comment appréhendons-nous cette notion de spirituel confrontée à nos propres représentations individuelles, mais aussi sociétales? Que nous dit l’expérience humaine sur la spiritualité? Comment le questionnement de l’autre m’invite-t-il à revisiter mon propre chemin? Puis-je l’accompagner en restant « étranger » à son expérience? Et puis, comment appréhender ces liens dans un contexte de sécularisation souvent mal compris, entre expérience humaine et expérience spirituelle où se croisent, en se heurtant parfois, l’individu et la société?

Effectivement, j’aimerais convoquer l’élément « sécularisation » au travers duquel s’exprime d’une manière particulière le rapport individu et corps social.

Cet essai interpellera donc plus particulièrement, au risque de surprendre, voire déstabiliser, le rapport non pas uniquement « religion et spiritualité », mais aussi celui de « sécularisation et spiritualité ».
 

Spiritualité, religion, foi et croyances | un paysage complexe

Comme le rappelle E. Frick (2006)  « le débat sur la définition du terme «spiritualité» est loin d’être clos ». Sans chercher « la » définition, il me semble nécessaire de relever quelques éléments significatifs. Si l’on reste, dans notre contexte méditerranéen et occidental, aux origines latine, grecque et hébraïque du mot spirituel, on peut rappeler les mots spiritus qui désigne le souffle de vie, pneuma, également le souffle, l’esprit et ruach, le vent, le souffle dont on ne connaît ni d’où il vient ni où il va. Comme le souligne encore Frick, le terme spiritualité est également très ancien. On le retrouve dès le Ve siècle par le spiritualitas avec une polysémie intéressante qui l’oppose à des réalités propres au champ du religieux au terme carnalitas/animalitas, au champ du philosophique au terme corporalitas et au champ du juridique au terme du temporalitas.

Cette richesse et cette densité de sens disent à leur manière quelque chose de l’alchimie que nous évoquions au début de cette réflexion. 

Nous ne souhaitons pas, dans cet article, entrer dans l’analyse des définitions, mais relever seulement quelques repères pour nourrir notre réflexion sur l’articulation « expérience humaine – expérience spirituelle » et y introduire la notion de sécularisation.

Avançons alors par étape. Avec Bernard Descouleurs (2005), nous pouvons déjà poser, toutes considérations confondues, que :

  • Le spirituel ou la spiritualité ne peuvent plus être confondus avec le religieux ou la religion. 
  • Les dimensions de foi et de croyances doivent être qualifiées si l’on veut les inscrire dans une identité ou un statut, sinon elles s’appliquent elles aussi à la spiritualité.
  • On ne peut éviter une tension entre « religion » et « spiritualité ». Cette tension est peut-être d’ailleurs nécessaire pour l’existence des deux.


Ajoutons que c’est dans ce tissu sémantique hautement signifiant que nous pouvons essayer de situer la notion d’expérience humaine fondamentale comme lieu possible ou privilégié d’une expérience spirituelle, non seulement sur le plan personnel, mais aussi sur le plan sociétal. Raisons pour lesquelles nous ne percevons pas d’antinomie majeure entre expérience spirituelle et processus de sécularisation, car ce dernier procède d’une expérience humaine fondamentale. 

Si nous acceptons, avec de nombreux auteurs, ce lien entre expérience humaine fondamentale et expérience spirituelle dans l’idée que l’une ne peut être étrangère à l’autre, il nous paraît pertinent par une démarche heuristique de déplacer ce lien dans le cadre de la sécularisation considérée comme un phénomène inhérent à la question religieuse. Autrement dit, la sécularisation, libérée de son carcan idéologique, constitue un processus qui permet à l’être humain, autant sur le plan individuel que sociétal, de mieux révéler le mystère de son origine en levant ce principe de séparer le sacré du profane. Ce nouveau regard rappelle alors que la part d’invisible et de mystère inhérente à la condition humaine est constitutive de sa dimension séculière, les deux garantissant une conception holistique de son humanité.
  
  Dans cette dynamique, il est intéressant de rappeler que ce grand mouvement de sécularisation trouve déjà ses origines pour certains dans « …un épicentre qui se situe au Moyen Âge  ». Nous cherchons en fait à nous situer dans une vision qui reconnaît que la dimension spirituelle plonge ses racines dans l’expérience de l’être humain au titre d’un processus intégratif de l’agir séculier, bien au-delà du Moyen Âge.
 

L’expérience humaine, lieu possible d’une expérience spirituelle

Essayons, là aussi, d’avancer par étape. S’engager dans une réflexion sur l’expérience spirituelle, c’est d’abord reconnaître que la notion d’expérience est complexe comme nous le rappelle H.G. Gadamer (1976) qui « … jugeait le terme d’expérience de tous les concepts, l’un des moins bien éclaircis dans l’absolu. »

Cette complexité, loin d’être un obstacle là encore, montre la densité de ce qui se vit dans une expérience, qu’elle soit individuelle ou collective. Arrêtons-nous quelques instants sur le terme lui-même avec le regard d’un spécialiste de la théologie spirituelle, Sicari  (1999) : 

  • Dans le langage de tous les jours, je le comprends comme un savoir-faire fondé sur une longue pratique (exemple : expérience professionnelle). 
  • On va aussi le retrouver dans les sens populaires, les maximes induisant une sorte de vérité sur les choses et la vie quotidienne (exemple : « en avril, ne te découvre pas d’un fil. » Cette vérité est le fruit d’une certaine expérience des choses, des saisons, de la vie.) 
  • De même, si je continue l’exercice, je vais trouver d’autres mots qui diront plus ou moins la même chose : empirisme, apprentissage, perception, conscience, mûrissement, pratique.


Mais continuons l’analyse du mot apparu au XIIIe siècle du latin experientia et de experiri « faire l’essai de » (qui a donné le mot expert). On pense également à une proximité avec le grec peirein (traverser, transpercer) venant du mot peira (expérience). Si on regarde encore plus loin dans les origines indo-européennes, la racine per nous donne le sens de « aller de l’avant, pénétrer dans » (pirate, péril, pore, port). Aujourd’hui, si on cherchait à définir l’expérience sans encore la qualifier, on trouverait : « la saisie d’une réalité qui se donne comme présente et qui surgit avant l’intervention d’idées abstraites ou la connaissance vécue d’une situation ou d’une idée. » L’expérience apparaît comme un savoir sur la réalité. N’est-ce pas là l’un des ingrédients essentiels pour qu’une société organise son présent et construise son avenir?
 

Le processus de sécularisation comme creuset du spirituel

Pourquoi introduire ce processus de sécularisation d’une manière aussi biaisée? L’analyse sociologique pose des repères qui nous font penser pour aller plus loin. Par ailleurs, l’approche d’un médiéviste  parlant de la Modernité m’a ouvert à l’idée d’une mise en perspective intégrative, se référant à Mill (1806 – 1873) qui choisit ce terme de « séculier » appartenant au vocabulaire chrétien voulant se distinguer de l’état de vie monastique désigné par le terme « régulier » (vivant selon une règle de vie), c’est-à-dire expérimentant une manière de vivre sa spiritualité, sa foi autrement. Le « séculier » participe du « régulier » tout en s’en distinguant. Cette participation nous renvoie à l’origine d’un humus commun qui rend compte d’une vision homogène de l’être humain sans risquer l’uniformisation.

Poursuivons l’audace d’une telle réflexion. Nous en prenons conscience, ce mot « expérience » prend alors une épaisseur de sens très intéressante lorsque nous l’évoquons dans cette mise en perspective. Parce que l’expérience est un savoir sur la réalité, la sécularisation n’est-elle pas convoquée ici d’une manière spéciale? Ne serait-elle pas le produit de ce long processus né depuis les origines, donc bien avant le Moyen Âge, au sein d’une expérience unique et singulière de nature profondément spirituelle et humaine venue faire éclater la séparation entre profane et sacré et accompagner simplement, mais fondamentalement, l’être humain dans son questionnement sur le sens de sa « vocation »? Laissons à chacun et chacune le soin d’identifier ce que nous appelons une « expérience unique et singulière ».

Des hommes et des femmes dans l’histoire de notre humanité, ayant vécu ce surgissement, telle la saisie d’une réalité à la fois profondément humaine et profondément spirituelle, ont pu vivre des expériences transformatrices, autant sur le plan individuel que sociétal. Je pense ici à Sœur Emmanuel, Martin Luther King et à Gandhi parmi de nombreux autres connus et moins connus.

Partant de ce vocabulaire chrétien bien plus signifiant qu’il n’y paraît, ce processus de sécularisation, tel un tissu conjonctif, s’inscrit dans l’histoire humaine de tout temps. Il s’exprime plus ou moins intensément en fonction des aléas de l’histoire, et peut apparaître, du fait de l’incomplétude humaine, soumis aux lois conjoncturelles des pouvoirs civils et religieux qui oublient que, par leur identité originelle, le sacré et le profane ne participent plus d’un ordre séparé et hiérarchique, mais disent quelque chose d’harmonieux sur l’identité de l’être humain. L’être humain est l’un et l’autre. Toute société est l’un et l’autre. Nous sommes dans le registre de l’expérience fondamentale qui se vit autant sur le plan individuel que sociétal.

En disant cela, nous identifions ce qui pourrait apparaître comme le trait principal de ce processus que tout être humain et toute société recherchent. Le signe fort et principal de cette dynamique est la capacité à pouvoir travailler inlassablement à ce qui rassemble et unifie, et non à ce qui disperse et sépare. Il y a dans cette démarche une fonction révélatrice du mystère de l’homme qui n’a jamais fini d’être explicité. Au sein même de ce qui est « séculier », profondément inscrit dans notre humanité, se trouve ce mystère qui permet à chacun et chacune de vivre sa quête spirituelle. 

Pour rester dans cette perspective intégrative et revenir à la personne humaine sans qui le corps social n’est rien, ce mystère ne serait-il pas ce que certains, dans le registre de l’expérience spirituelle, appellent le secret du cœur et pourquoi pas le secret d’une communauté humaine qui apprend à rencontrer ses origines? C’est ce que suggère Jean-Claude Sagne lorsqu’il écrit :

Tout homme a un secret, tout homme a son secret. Ce secret touche au mystère de la personne humaine face à ses aspirations, face à ses contradictions. Cette trame de l’histoire humaine se laisse difficilement saisir, car elle est enfouie au tréfonds de l’être. (…) Il semble que cette expérience soit tout bonnement humaine, que le désir et la réalisation du bonheur s’articulent sur la découverte de ce secret propre à chacun et lot commun de tout homme, de toute femme vivant dans ce monde. 

 

Références

1   Revue francophone Psycho-Oncologie (2006), no 3 : p. 162.

2   « Cultures et foi » no 17, novembre 2005 - Une conférence de B. Descouleurs :http://www.mediation-interculturelle.com/IMG/pdf/TXT-Religion_et_initiation %20spirituelle.pdf  Site du Centre de Médiation Interculturell : http://www.mediation-interculturelle.com/

3   Je m’inscris ici dans ce courant qui privilégie l’idée d’un Homo religiosus « qui plonge ses racines dans l’expérience originelle de l’homme paléolithique » (Julien Riest, 1992, Les origines et le problème de l’homo religiosus, Ed. Edisud, Paris, p. 172).

4   BRAGUE, Rémi (2014). Modérément moderne, Ed. Flammarion, Paris, p. 129.

5   GADAMER, H.G. (1976) Vérité et Méthode : les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Le Seuil, Paris, cité par Antonio Maria Sicari La vie spirituelle du chrétien, Ed. Cerf, Paris, 1999, p. 12.

6    p. 12-17.

7   Dictionnaire de spiritualité (1961).

8   BRAGUE, Rémi (2014) Modérément moderne, Ed. Flammarion, Paris, p. 130-131.

9   MILL, John S. On liberty, 2, in Utilitarianism, Liberty and Representative Government, Ed. A.D Lindsay, Londres, Dent. 1968, p.110 (cité par Rémi Brague).

10   Sagne, Jean-Claude (1995) Traité de théologie spirituelle, Ed. Mame, Paris, p. 13.
 



Infirmier, sociologue et théologien, Michel Fontaine est dominicain, professeur à la Haute École de santé La Source et professeur invité à l’Université de Lausanne (Suisse). Il enseigne également dans le cadre d’une formation postgrade « Éthique et spiritualité dans les soins » à l’Université de Fribourg.


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