Réflexion sur l’isolement social
Par Éric Gagnon – 1er décembre 2018
L’expérience de l’isolement est multiforme. L’auteur retrace différentes facettes de cette réalité, sa complexité et ses liens souvent étroits avec la précarité financière de ceux et celles qui la subissent. L’isolement pose à notre société et à notre manière de concevoir le vivre ensemble de nombreuses questions.
Une personne est dite « isolée » lorsqu’elle n’entretient des liens qu’avec un nombre très limité de personnes et que les contacts sont peu fréquents. C’est la manière la plus simple de définir l’isolement social. En marge des cercles d’échange, la personne isolée est privée de tout ce qui y circule : biens et services, information et conseils, soutien moral et psychologique. Mais tout aussi importants que le nombre de contacts et le volume des échanges sont la nature et la qualité des liens et des échanges, leurs aspects symboliques. C’est ce que je voudrais ici brièvement rappeler, de manière à mieux comprendre l’expérience de l’isolement, à mieux en cerner les grandes dimensions et à soulever un certain nombre de questions.
Demeurer à l’écart
Être isolé, c’est d’abord ne pas pouvoir profiter de tout ce qui s’échange au sein d’une famille, entre amis ou entre voisins, sous la forme de dons, de prêts ou de trocs. C’est être ainsi privé de tout ce qui facilite grandement la vie quotidienne et qui permet de faire face aux coups durs (Séguin et al., 2017). C’est souvent avoir de la difficulté à se procurer les biens de première nécessité – nourriture, vêtements pour toutes les saisons, logement salubre convenablement chauffé, etc. C’est également avoir de la difficulté à se procurer ces biens de consommation qui ne sont pas indispensables – voiture, maison, repas au restaurant - mais qui sont des signes de réussite et surtout d’appartenance à un groupe ou un milieu, et dont la privation contribue à marginaliser ou déprécier la personne. Ne pas avoir d’argent ou très peu, par exemple, c’est ne pas pouvoir participer aux fêtes et aux rencontres, ou devoir cesser progressivement d’y participer, et s’exclure d’un groupe. L’isolement est une expérience identitaire autant qu’une condition de vie matérielle précaire.
Demeurer en marge des échanges, c’est avoir de la difficulté à recevoir l’aide dont on a besoin, mais c’est aussi ne pas pouvoir en donner à son tour. Si les personnes isolées reçoivent parfois un soutien d’organismes communautaires ou publics, de leurs rares amis ou de leur famille, elles ont peu les moyens ou l’occasion d’apporter elles-mêmes un soutien aux autres ou de rendre un service. Elles sont les bénéficiaires de l’aide, mais rarement la source. Or donner permet de recevoir en retour gratitude, estime et reconnaissance; n’avoir personne à qui donner, c’est être privé de ces gratifications nécessaires au maintien d’une image positive de soi. Les personnes isolées sont en situation de dépendance et d’attente, donc d’infériorité et de passivité (Gagnon et al., 2009). Les biens et leur circulation ont toujours une dimension symbolique, souvent plus importante que leur utilité matérielle.
Être hors des échanges, c’est également être privé de voix, n’avoir personne ou presque à qui parler. C’est être privé d’information et de conseils qui aident à prendre des décisions importantes, à trouver des réponses à ses problèmes, et permettent d’avoir accès à de l’aide ou des services, à des loisirs et à la vie associative. C’est ne pas connaître ses droits ou ne pas savoir comment les exercer ou les défendre. C’est être privé de conversations et de discussions qui aident à comprendre sa situation, à démêler les causes d’un problème, à considérer autrement ce qui se passe, à se voir différemment sans se déprécier, à changer ou à élargir le sens de sa vie ou des événements. C’est également n’avoir personne pour discuter des affaires publiques et des questions sociales. C’est voir ainsi son horizon d’intérêts et de préoccupations se rétrécir, ne plus se sentir concerné par ce qui se passe ailleurs, par ce que les autres vivent. Demeurer en marge des échanges, c’est n’avoir personne qui demande votre avis ou s’intéresse à ce que l’on dit. L’isolement est une perte de la parole, un silence dans lequel la personne se referme.
En somme, demeurer à la périphérie des échanges, pour reprendre une formule de Jean-François Serres1, c’est ne pas pouvoir compter sur les autres en cas de difficulté (insécurité), n’avoir personne qui compte sur nous (non-réciprocité), et ne pas compter aux yeux des autres (absence de reconnaissance). L’exclusion des échanges fragilise les conditions de vie matérielle, et engendre un sentiment d’insécurité permanente quant à l’avenir ou la satisfaction immédiate de ses besoins. Mais elle prive aussi de tout ce qui procure une valeur à ce que l’on est ou ce que l’on fait, de ce qui confère une place et un rôle reconnus dans le monde. L’isolement est une violence symbolique : elle réduit la valeur d’un être et l’amplitude de son existence.
Comprendre et réduire l’isolement
La prise en compte de toutes ces dimensions de l’expérience permet de comprendre pourquoi il est difficile pour les personnes de sortir de leur isolement; une fois sorties des échanges, renouer d’anciens liens ou établir de nouveaux contacts est difficile. Les personnes n’ont plus de contacts, elles ont souvent peu de ressources à investir dans une nouvelle relation – biens, services, informations – qui puisse intéresser les autres. Souvent, elles ont aussi perdu confiance en elles et dans leurs moyens, elles craignent de nouveaux échecs, le rejet des autres (Cardinal et al., 2017). Rétablir des liens, trouver sa place dans un groupe, trouver ce qu’on peut apporter aux autres prend du temps et un accompagnement est souvent nécessaire.
C’est en raison de ces dimensions symboliques que nous ne pouvons comprendre l’isolement social sans prendre en compte le point de vue des personnes, leur histoire, leurs craintes et leurs désirs, d’où elles viennent et à quoi elles rêvent. L’isolement ne peut faire l’objet d’un diagnostic objectif ou d’une mesure, il ne se laisse pas réduire à une série de facteurs de risque. On ne peut le décrire sans chercher à entendre ce que les personnes isolées peinent à faire entendre. On ne peut l’étudier sans s’interroger sur la parole dans notre société et sur la manière dont on en use, on ne peut l’étudier sans douter des mots que l’on utilise. Refuser la parole à la personne isolée, c’est la maintenir au-dehors de la conversation, des échanges et du sens, et contribuer à son exclusion. Réduire l’isolement, c’est d’abord ramener la personne dans le cercle de la parole.
S’interroger sur l’isolement social, ses causes et ses effets, conduit à s’interroger sur la nature des liens que nous voulons préserver ou développer. Quels liens peuvent assurer à la fois l’autonomie et le soutien, la liberté et l’intégration aux échanges? Lesquels procurent sécurité, réciprocité et reconnaissance? Comment procurer de l’aide et du soutien qui ne soient pas uniquement des liens de dépendance? Quelles formes pourraient prendre la participation sociale qui ne soit pas simplement une intégration aux normes et attentes sociales? Quels sont les échanges permettant à la personne de « persévérer dans son être », pour reprendre les mots de Spinoza, de retrouver sa puissance d’agir et de parler?
L’isolement social est généralement subi, mais le retrait du cercle des échanges est parfois un choix. Avec l’appartenance à un groupe, avec l’insertion étroite dans un cercle d’échanges et d’obligations viennent le contrôle social, les jugements et la réprobation des autres, la pression pour se conformer aux normes et aux attentes du groupe, la difficulté parfois de s’exprimer librement. Aussi des personnes voudront-elles en sortir. Il y a des retraits d’une famille ou d’un groupe qui sont positifs (Corin et Lauzon, 1988) comme il y a des silences qui sont un refuge. Sortir de certains cercles, se libérer de certains liens, c’est parfois retrouver la parole, pouvoir nouer des liens avec d’autres personnes et se joindre à d’autres cercles, s’engager autrement avec les autres dans une activité ou une association tout en préservant son individualité, sa manière propre d’être au monde.
L’isolement est toujours une manière d’être avec les autres, même si c’est à l’écart. C’est moins une condition individuelle qu’une forme de rapport social caractérisé par l’indifférence, la distance, l’évitement, le silence, l’exclusion. Les événements et les situations qui conduisent à l’isolement – pauvreté, handicap physique, trouble psychologique ou cognitif, deuil et séparation, immigration ou éloignement de la famille – sont à première vue des facteurs individuels. Mais ils ont tous une dimension sociale, car leurs effets peuvent être atténués ou compensés par diverses mesures qui facilitent le rétablissement ou le maintien de liens, l’accès aux services ou la communication. Ces facteurs dépendent largement des autres, de la collectivité, des rapports que nous voulons instaurer ou préserver. L’isolement concerne la société tout entière. Penser qu’elle ne concerne que les personnes isolées ou que celles-ci sont les seules responsables de leur situation est une manière, peut-être la manière la plus violente, de les ignorer et de les isoler.
Question existentielle, l’isolement social est aussi une question politique, parce qu’il remet en question l’ensemble des relations qui se nouent au sein d’une collectivité, des frontières que ces relations érigent, des distances qu’elles creusent, de l’accès aux cercles qu’elles favorisent ou interdisent. Il interroge nos engagements et nos responsabilités, notre capacité d’entendre ou de tolérer, notre indifférence et nos exclusions. L’isolement est une question politique, sans doute l’une des premières et des plus importantes, qu’il faut maintenir ouverte dans l’espace public et les débats politiques2.
Notes
1 Formule utilisée lors d’une conférence donnée à Québec le 6 juin 2018 dans le cadre du colloque La participation sociale revisitée. Voir également ses deux très beaux livres sur la solitude et l’engagement (Serres, 2015 et 2017).
2 Ces observations et ces réflexions sont issues de deux recherches auxquelles j’ai étroitement collaboré (Rejoindre, comprendre et accompagner les personnes âgées vulnérables vivant en milieu rural et urbain, 2014-2017 et Des besoins aux ressources. Diversité des milieux et des stratégies déployées par les personnes âgées, 2014-2017) et d’un colloque dont je fus le maître d’œuvre (La participation sociale des aînés revisitée, Université Laval, juin 2018). Ma réflexion a pu ainsi bénéficier des échanges avec de nombreux collègues. Je remercie tout particulièrement Véronique Billette, Lise Cardinal, Julie Castonguay, Alexandra Charrette, Myriam Côté, Anne-Marie Séguin, André Tourigny.
Références
Cardinal, Lise, Myriam Côté, Éric Gagnon, Gérald Lépine, Steve Paquet, Judith Rose-Maltais, André Tourigny (2017), Rejoindre, comprendre et accompagner les personnes aînées isolées en milieu rural et urbain, FADOQ-Région de Québec et Chaudière-Appalaches, CIUSSS de la Capitale-Nationale, CERSSPL-UL, CEVQ, Direction de santé publique, 51 pages.
Corin, Ellen et Gilles Lauzon (1988) « Réalités et mirages : les espaces psychiques et sociaux de la réinsertion », Santé mentale au Québec, vol. 13, no 1, p. 69-86.
Gagnon, Éric, Yolande Pelchat, Michèle Clément et Francine Saillant (2009), Exclusions et inégalités sociales. Enjeux et défis de l’intervention publique, Québec, Les Presses de l’Université Laval.
Séguin, Anne-Marie, Éric Gagnon, Bernadette Dallaire, Isabelle Van Pevenage, André Tourigny, Andrée Sévigny et Philippe Apparicio (2017), Des besoins aux ressources : diversité des milieux et des stratégies déployées par les personnes âgées, Fonds de recherche Société et culture, Programme Actions concertées, 40 pages. https://www.ivpsa.ulaval.ca/sites/ivpsa.ulaval.ca/files/3_rapport_scientifique_et_annexe_2015-vp-179704_seguin.pdf.
Serres, Jean-François et Michel (2015), Solitude. Dialogue sur l’engagement, Paris, Le Pommier.
Serres, Jean-François (2017), Engageons-nous en fraternité, Paris, Le Pommier.
Éric Gagnon est chercheur responsable du domaine « vieillissement en santé » au Centre de recherche sur les soins et les services de première ligne de l'Université Laval (CERSSPL-UL). Il est également professeur associé au Département de sociologie de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval et membre du Centre d’excellence sur le vieillissement de Québec (CEVQ). Ses travaux portent sur les transformations des soins et des pratiques d’intervention, plus spécifiquement sur les soins aux personnes âgées (soins à domicile, en centres d’hébergement, en centres de jour), la défense des droits des usagers, l’éthique de la recherche et l’intégrité scientifique, le travail des soignants en première ligne, le bénévolat et la participation sociale des aînés.