Par Sébastien Dupont – 1er décembre 2018
L’humain est un animal social! Et pourtant nos manières de vivre, notamment dans nos sociétés occidentales, engendrent souvent de la solitude. L’auteur met bien en évidence les principales dimensions de la solitude en précisant comment elles se présentent à nous et nous affectent dans notre quotidien. Il souligne les répercussions néfastes de la solitude sur la santé physique et mentale.
Deux valent mieux qu’un, parce qu’ils retirent un bon salaire de leur travail. Car, s’ils tombent, l’un relève son compagnon; mais malheur à celui qui est seul et qui tombe, sans avoir un second pour le relever! (Ecclésiaste 4,9)
L’être humain est un animal social qui n’est pas prédisposé à la solitude. Pendant des millénaires, les communautés humaines se sont structurées autour de liens étroits et contraignants qui donnaient peu de place aux individualités et donc à la solitude. Les personnes isolées étaient généralement stigmatisées, voire diabolisées; elles étaient perçues comme des êtres marginaux, porteurs de malheur. Seuls des représentants religieux (chamanes ou moines, par exemple) pouvaient aspirer à une vie solitaire, considérée comme la condition d’un contact privilégié avec les forces invisibles.
Il faut attendre la modernité occidentale pour que la solitude devienne une expérience accessible à tous, avec ses aspects positifs (liberté de pensée et de mouvement, indépendance, intimité) et négatifs (isolement subi, détresse psychologique, dépression, crise spirituelle).
Les six dimensions de la solitude
La solitude est une expérience humaine complexe et souvent paradoxale, qui recouvre des notions très différentes. Pour clarifier ce domaine, nous pouvons distinguer six grandes dimensions de la solitude :
- le sentiment de solitude : la solitude telle qu’elle est ressentie et exprimée par les individus. Ce sentiment peut être défini comme le sentiment qu’autrui, présent ou non, est inaccessible1.
- l’expérience concrète de la solitude : le fait de se retrouver physiquement isolé dans un contexte donné et à un moment précis.
- la solitude résidentielle : le fait d’habiter seul.
- l’isolement relationnel : une carence en liens sociaux vécue sur une période significative.
- le célibat : le fait de ne pas se considérer en couple, hors de toute considération sur le statut matrimonial. (Même si cette dimension est en réalité une sous-catégorie de l’isolement relationnel, il paraît utile de la distinguer, étant donné l’importance que les individus occidentaux accordent aujourd’hui à la relation conjugale.)
- la solitude existentielle ou spirituelle : un sentiment de déréliction lié à un vide métaphysique ou religieux; la personne éprouve le manque d’un dieu en lequel croire, d’une cause, d’un sens à la vie.
De nombreuses enquêtes ont été menées au cours des dernières décennies pour évaluer ces différentes dimensions de la solitude2. Même s’il existe des différences selon les pays et les catégories sociales, un phénomène significatif émerge de ces données : étude après étude, ces six dimensions de la solitude augmentent dans les sociétés occidentales3.
Les paradoxes de la solitude
Il est d’autant plus important de distinguer ces six dimensions de la solitude qu’elles ne sont souvent pas corrélées les unes aux autres. De nombreuses recherches ont mis en évidence ces paradoxes apparents de la solitude : les personnes qui se sentent les plus seules ne sont pas nécessairement les plus isolées socialement, et vice versa; les personnes célibataires ont en moyenne une vie sociale plus riche et plus variée que celles qui sont en couple; certaines personnes (qui souffrent de dépression notamment) se sentent parfois plus seules lorsqu’elles sont entourées de leurs proches ou de leurs collègues que lorsqu’elles sont physiquement isolées; etc.
Le sentiment de solitude – soit la composante la plus psychologique de la solitude – est subjectif et relatif : chacun juge son « capital social » à l’aune du niveau de sociabilité auquel il aspire ou de celui que la société qui l’entoure présente comme souhaitable. Le sentiment de solitude fonctionne un peu à la manière du sentiment de pauvreté; on se sent d’autant plus pauvre que l’on côtoie des gens riches où que la société qui nous entoure nous fait penser que l’on pourrait devenir riche (à Las Vegas, par exemple, tout le monde peut se sentir relativement pauvre, eu égard aux potentialités d’enrichissement que les casinos font miroiter). Il en est de même de la « richesse relationnelle » : lorsque l’on côtoie des gens qui bénéficient d’un « capital social » qui paraît beaucoup plus élevé que le sien ou que l’on a l’impression que l’on pourrait ou que l’on devrait avoir un niveau de socialisation plus élevé, alors on peut dévaluer sa propre vie affective et sociale. On comprend ainsi pourquoi la culture des multimédias et des réseaux sociaux, qui démultiplie les possibilités de contacts virtuels, tend paradoxalement à accentuer la solitude subjective.
Une épée de Damoclès
Si l’expérience subjective de la solitude n’est pas toujours corrélée à l’expérience vécue, c’est aussi parce que les personnes ne basent pas leur appréciation uniquement sur ce qu’ils vivent au présent, mais aussi sur ce qu’ils pourraient vivre dans l’avenir. La solitude dont souffrent les individus contemporains est pour beaucoup une solitude que l’on pourrait dire « potentielle » ou « virtuelle », qui plane, telle une épée de Damoclès, au-dessus de leur tête. Cette angoisse de la solitude prend plusieurs visages selon les domaines de la vie sociale (le travail, les loisirs, la vie familiale et affective) : la crainte de l’exclusion, la peur du chômage, les angoisses de séparation dans le couple.
Nos sociétés produisent bien sûr de l’exclusion réelle, mais elles produisent aussi de l’exclusion virtuelle, qu’elles inscrivent dans l’imaginaire collectif aussi bien qu’individuel. Chacun, depuis l’enfance, est confronté à la menace de l’exclusion : depuis celle du redoublement à l’école à celles de l’orientation scolaire imposée, de l’incapacité à intégrer une formation professionnelle, du chômage, du licenciement, de la paupérisation, de la rupture affective, du divorce, du veuvage, de la dégradation physique et psychique. Toute sa vie, l’individu peut ainsi se sentir menacé de ne pas trouver ou de perdre sa place dans la société, de ne pas pouvoir y nouer ou y préserver des liens.
Le couple et la famille : derniers bastions du lien social
L’Éternel Dieu dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul; je lui ferai une compagne semblable à lui. (Genèse 2,18)
La famille – dans des formes très différentes selon les cultures – a toujours été un rouage et un cercle d’appartenance essentiels des sociétés humaines. L’accession au statut d’adulte a longtemps été définie par l’union conjugale et la fondation d’un foyer. Dans la plupart des sociétés traditionnelles, il n’est point de salut hors de la famille et de la parenté : chacun est inséré, d’une manière ou d’une autre, dans un ménage familial. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss avait ainsi remarqué que « dans la plupart des sociétés dites primitives, le célibat apparaît répugnant, voire condamnable4 ». De la même façon, en Occident et jusqu’aux années 1950, il était très mal vu, voire exclu, de vivre une vie de célibataire autonome et infertile (hors vœu de chasteté à vocation religieuse) : les femmes et les hommes qui étaient dans ce cas vivaient généralement avec leurs parents ou dans la famille d’un frère ou d’une sœur, ou étaient intégrés à une autre institution sociale qui se substituait à la famille, tels les ordres religieux ou l’armée.
Nos sociétés contemporaines sont plus ambivalentes vis-à-vis du célibat. Bien qu’il soit moins stigmatisé que par le passé, il reste perçu assez négativement (y compris par les individus qui le vivent)5. Mais, simultanément, le célibat rejoint certains idéaux contemporains, tels que la disponibilité affective et sexuelle, la liberté et l’autonomie individuelles. Même si les individus d’aujourd’hui ne sont plus prêts, comme les générations précédentes, à accepter des « mariages de raison » ou à supporter un conjoint insatisfaisant « jusqu’à ce que la mort les sépare », la relation de couple reste très fortement valorisée, à condition que le couple soit construit et entretenu sur la base du sentiment amoureux. La difficulté à atteindre cet idéal culturel rend paradoxalement l’engagement anxiogène et les unions de plus en plus fragiles6. Si bien que, au cours des dernières décennies, la proportion d’adultes célibataires ne cesse d’augmenter. De leur côté, les personnes qui sont en couple nourrissent de grandes attentes envers leur partenaire, qui représente souvent leur principal rempart face à la solitude7.
Plus encore que le couple, la famille est perçue par nos contemporains comme le dernier bastion du lien social dans un monde anonyme et concurrentiel, le dernier espace de solidarité inconditionnelle et désintéressée, le dernier filet protecteur en période de crise économique8. Et en effet, à une époque où les liens deviennent de plus en plus fragiles et éphémères, qu’ils relèvent de la sphère de l’emploi, de l’amitié ou des diverses appartenances religieuses et identitaires, le lien de filiation s’impose comme une base de stabilité.
Un problème de santé publique
La problématique de la solitude est centrale dans les troubles psychologiques qui tendent à se développer en Occident (dépression, addictions, anxiété, phobie sociale, etc.). Cette nouvelle « psychopathologie du lien » se manifeste sur deux versants : l’individu peut être aussi bien angoissé à l’idée de perdre autrui et d’être abandonné (dépression, mélancolie, dépendance affective), qu’être méfiant à l’égard d’autrui et se sentir envahi par sa présence (angoisses paranoïdes, angoisses d’intrusion, hyperactivité, méfiance, troubles d’opposition, phobie sociale).
Mais la solitude n’est pas seulement impliquée dans les problèmes de santé mentale; de nombreuses études ont démontré son impact considérable sur la santé physique9. L’isolement social est corrélé à une espérance de vie inférieure à la moyenne et à une probabilité plus importante de connaître des problèmes de santé divers telles que les maladies infectieuses ou cardiovasculaires. Ces résultats s’expliquent en partie par des variables comportementales : les personnes seules ont tendance à faire moins d’exercice et à avoir des habitudes de vie néfastes pour la santé, en termes d’alimentation et de consommation d’alcool par exemple. Statistiquement, l’isolement est aussi nuisible à la santé que le tabac et davantage que l’obésité. Des recherches plus pointues ont mis en évidence que le facteur de risque le plus significatif n’est pas l’isolement relationnel objectif d’une personne, mais la solitude ressentie. Le sentiment de solitude – lorsqu’il est élevé et durable – peut ainsi avoir un impact sur le système immunitaire comme sur la qualité du sommeil (et donc sur sa fonction réparatrice pour l’organisme).
La solitude apparaît comme un phénomène de société qui transforme radicalement l’existence de chacun, dans sa vie quotidienne, dans sa relation à ses semblables, mais aussi dans le sens qu’il donne à sa vie. Si l’on considère ses répercussions sur la santé physique et morale, la solitude subie s’impose comme l’une des grandes maladies du XXIe siècle.
Ce constat appelle une mobilisation des pouvoirs publics, mais aussi une mutation des dispositifs médicaux, sociaux et psychologiques. Longtemps, les professionnels de l’aide et du soin se sont concentrés sur les individus. Aujourd’hui, il paraît plus que jamais indispensable d’appréhender les personnes non comme des êtres isolés, mais comme des êtres sociaux, inscrits dans des liens et des appartenances à mobiliser et à renforcer. Les professionnels doivent veiller à ne pas se substituer à l’entourage d’une personne, mais au contraire à aider celle-ci à solliciter ou à retrouver des ressources relationnelles. Cette perspective éthique plaide pour l’intégration des proches dans le soin et pour le développement des dispositifs qui soignent moins des individus que des relations et des appartenances (le couple, la famille, la communauté)10.
Notes
1 DUPONT Sébastien, Seul parmi les autres : le sentiment de solitude chez l’enfant et l’adolescent, Érès, 2010, p. 137.
2 Voir notamment PUTNAM Robert D., Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, Simon and Schuster, 2000.
4 DUPONT Sébastien, « La solitude, condition de l’individu contemporain », Le Débat, 2013, n° 174, p. 130-145.
5 LÉVI-STRAUSS Claude, Le Regard éloigné, Plon, 1983, p. 73.
6 KAUFMANN Jean-Claude, La Femme seule et le prince charmant. Enquête sur la vie en solo (1999), Armand Colin, 2006.
7 KAUFMANN Jean-Claude, Sociologie du couple, 5e éd., PUF, 2012, p. 49.
8 JOHNSON Sue, Serre-moi fort! (2008), éditions First-Gründ, 2013, p. 26-27.
9 DUPONT Sébastien, La famille aujourd’hui : entre tradition et modernité, éditions Sciences Humaines, 2017.
10 CACIOPPO John, Loneliness : Human Nature and the Need for Social Connection, W.W. Norton, 2008.
11 Voir notamment DUPONT Sébastien, La Thérapie familiale, PUF-Que sais-je?, 2017.
Docteur en psychologie et thérapeute familial, Sébastien Dupont est chercheur à l’Université de Strasbourg (France) et auteur de plusieurs ouvrages, dont Seul parmi les autres : le sentiment de solitude chez l’enfant et l’adolescent (Érès, 2010), La famille aujourd’hui : entre tradition et modernité (Éd. Sciences Humaines, 2017) et La thérapie familiale (PUF-Que sais-je?, 2017).