Un lieu de dit-cernement
Par Marie-Ève Garand – 1er décembre 2018
Quels liens peut-on établir entre l’attrait sectaire et l’isolement? Est-ce l’isolement social qui conduit certaines personnes vers une secte ou est-ce que l’isolement devient une conséquence inévitable suite à des expériences de croyances originales ou d’adhésion à une secte? L’auteure, intervenante depuis plusieurs années au Centre d’écoute et d’interprétation des nouvelles recherches du croire, partage sa réflexion à propos de ces questions situées à la croisée de l’expérience sectaire et de l’isolement.
Le CÉINR (Centre d’écoute et d’interprétation des nouvelles recherches du croire) se constitue comme un organisme d’accueil et d’écoute dédié aux personnes ayant vécu une expérience de croyance extrême (sectes, religions, nouvelles religions, thérapies alternatives, etc.). Fondé en 1984 par Richard Bergeron sous le nom de Centre d’information sur les nouvelles religions, le CÉINR a de tout temps privilégié une attitude d’accueil, de respect et d’écoute des personnes concernées par le sectaire ou toute autre expérience de croyance extrême. C’est du lieu de cette praxis particulière que je propose de collaborer à ce numéro sur l’isolement. Plus spécifiquement, j’aimerais profiter de l’espace qui m’est offert pour élargir la réflexion en prenant en compte une voix que l’on a rarement l’occasion d’entendre en dehors des officines du CÉINR; celle des personnes qui ont vécu ou qui vivent une expérience de croyance extrême. Cette voix à un double avantage.
Premièrement, elle permet de situer le problème de l’isolement depuis le lieu d’où il émerge, soit de la modernité. En effet, à une époque encore pas si lointaine où la pensée était théologique, la notion d’isolement ne pouvait s’articuler comme elle l’est aujourd’hui, parce que l’isolement tel que nous le connaissons et le discernons n’existait pas sous sa forme laïque : être seul avec soi-même. Pendant cette époque théologique, que nous racontons comme un temps de « grande noirceur », Dieu était omniprésent, « en tous lieux et en toutes choses », comme l’enseignait le petit catéchisme. Avec un tel Dieu, on se doute bien que l’expérience de la solitude comme celle de l’isolement devait être bien différente de celle d’aujourd’hui. Être seul sans Dieu n’est donc pas une dimension qui recouvre les mêmes référents.
Ce déplacement n’est pas uniquement théorique; il concerne directement l’expérience vécue par les gens qui appellent le CÉINR et nous conduit au second avantage de notre perspective. En effet, les personnes qui nous appellent vivent parfois avec beaucoup d’intensité les effets d’un changement dans leur horizon de croyance. Lorsqu’une personne reçoit une révélation, un message divin, lorsqu’un humain a vécu une rencontre avec un Dieu, un gourou ou un guérisseur, il y a un temps avant et un temps après qui concerne directement le rapport à l’isolement. Car, pour ces personnes, la question de Dieu, comme celle des anges, des démons ou de la foi, est une dimension actuelle qui s’articule au présent, dans une recherche de sens moderne qui implique à la fois le rapport à l’identité, au corps, au cœur, à l’âme et à la psyché. Vivre une expérience de croyance est déjà en soi extrême. Alors, imaginez si vous viviez une rencontre, une expérience, qui donne un sens nouveau à votre vie, dans un monde où il n’y a pas de place et bien peu de mots pour faire entrer ce vécu dans l’univers du langage et donc du sens. Non que les mots pour le dire n’existent pas. Mais dans un monde où la pensée n’est plus théologique, les mots du croire sont vidés de leur substance au point même de devenir inentendable dans leur propre logique. Prendre conscience de nos propres a priori et de nos propres malaises communs face aux croyances pourrait-il contribuer non seulement à briser l’isolement des croyants, mais aussi nous aider à sortir de l’enfermement de notre propre mémoire collective qui réduit notre passé à une « grande noirceur » dont l’héritage reste encore aujourd’hui indicible?
Au fil de la littérature: l’isolement sectaire comme critère de radicalisation
Si l’idée de Dieu ne gouverne plus la pensée, cela ne veut certainement pas dire que nous vivons dans un monde où la question de Dieu n’a plus d’importance. Au contraire! La question de Dieu a fait « retour » dans nos cultures modernes vers la fin des années soixante-dix. Alors que la vaste majorité, sous l’air d’aller du début d’un temps nouveau, rêvait du bonheur comme seule vertu, alors que le processus de laïcisation de nos sociétés était en pleine effervescence, nos rêves ont été frappés de plein fouet par l’avènement de drames sectaires tous plus meurtriers les uns que les autres. La récurrence des suicides collectifs qui ont éclaté aux quatre coins du monde a fait suffisamment de morts et de souffrances pour terroriser nos sociétés. Alors que la science promettait de répondre aux questions existentielles et que la liberté semblait acquise avec la laïcisation de la pensée, comment expliquer que des gens choisissent délibérément de rejeter cette promesse pour suivre une croyance, un groupe, un gourou ou un Dieu?
On le voit dans l’espace collectif : penser ce qui est nommé le « retour du religieux » ne s’est pas fait en douceur. Loin de là. Encore aujourd’hui, chaque jour, des questions issues du domaine du croire défraient les manchettes : les accommodements raisonnables, le terrorisme islamique, la problématique sectaire font la une des journaux et mobilisent la peur et l’effroi. Conséquemment, et davantage dans une visée de prévention que de compréhension, des organismes, des cliniciens et des chercheurs se sont intéressés à la dynamique dogmatique des groupes de croyances. La dynamique des tueries de masse a été étudiée pour chercher des critères permettant de déterminer la frontière entre ce qui serait un groupe dangereux et ce qui ne le serait pas.
Rapidement, des notions comme celle de la manipulation mentale, de dépendance dogmatique, d’aliénation issue du champ de la clinique du sectaire ont commencé à circuler dans la sphère publique. Avec elles, s’est aussi répandue l’idée selon laquelle des personnes isolées, peu instruites, crédules seraient plus facilement manipulables par des groupes sectaires en raison de l’isolement social, intellectuel, financier qui est le leur. Ici, l’isolement est posé comme un problème préexistant à l’adhésion sectaire, qui amplifierait la dépendance ou l’endoctrinement des personnes.
Cette hypothèse clinique n’a pas tenu à l’épreuve de la réalité. De nouveaux drames sont venus mettre en évidence que non seulement tous les adeptes ne sont pas des personnes démunies, loin de là, mais surtout que tous ne sont pas isolés socialement, économiquement, familialement ou culturellement. Ces observations ont conduit des auteurs à situer la dimension de l’isolement comme une conséquence de l’adhésion sectaire, plus particulièrement comme le résultat de l’endoctrinement et de la radicalisation. Autrement dit, c’est à force d’être manipulées et endoctrinées par des groupes ou des gourous machiavéliques que des personnes en arriveraient à s’isoler de leur famille, de leurs amis, du langage commun pour adhérer pleinement et entièrement à ces croyances. Ici, l’isolement apparaît comme un stratagème mis en place par des groupes afin de manipuler les adeptes et de les rendre dépendants d’un univers de croyances fantasmagorique et un peu délirant.
Alors que l’isolement apparaissait dans le discours à la fois comme cause et effet du sectaire, cette notion en est venue au début des années 2000, à représenter un critère déterminant le degré de radicalisation des personnes. Ce déplacement n’est pas sans conséquence. Car selon cette nouvelle perspective, que l’isolement soit une cause préexistante ou un effet du sectaire n’a plus d’importance. Parce qu’il est tissé par une désaffiliation familiale, une rupture amoureuse ou amicale, et qu’il met en jeu le rapport au croire, l’isolement est présenté comme un facteur de vulnérabilité, comme un drapeau rouge signifiant qu’un possible processus de radicalisation est en jeu.
L’élévation du problème que constitue l’isolement à un critère de radicalisation ou de dangerosité transforme l’isolement en signe clinique. Or, en laissant un signe parler en lieu et place des personnes, est-il encore possible d’écouter la dimension singulière et particulière d’une expérience de croyance en tenant compte de sa logique spécifique? Par exemple, lorsqu’un intervenant a appris à reconnaître l’isolement comme un facteur de vulnérabilité ou un signe de dangerosité, est-il possible que cette compréhension oriente, parfois même à son insu, sa compréhension du vécu des personnes en même temps que son approche clinique?
L’espace clinique du CÉINR | un lieu ouvert à l’écoute du croire
Il n’est pas possible ici d’exposer toutes les figures d’isolement que peuvent vivre les personnes que nous rencontrons au CÉINR. Pour certains, l’isolement est directement lié au fait qu’ils se sentent abandonnés par Dieu. D’autres sont dévastés parce qu’ils ont été rejetés ou exclus de leur groupe d’appartenance, tandis que d’autres ont quitté un groupe, mais pas leur Dieu ou leurs dogmes. Certains s’isolent parce qu’ils se croient atteints de folie. Ils ont vu Jésus, un ange, ou Jéhovah, et ne savent comment interpréter cette apparition. Il me semble à cet égard important de porter à votre attention un trait commun au discours des personnes qui demandent les services du CÉINR. Ils mentionnent tous leur difficulté à articuler de manière signifiante leur expérience de croyance et à la faire entrer dans l’univers du sens, et donc de l’humainement acceptable. Où trouver les mots pour raconter sa rencontre avec Dieu, sa quête de sens, son désir de liberté, l’appel de la foi ou une vision divine? Comment donner consistance aux figures divines, à la présence d’êtres surnaturels dans le discours, quand leur matérialité ne peut être objectivée? Comment exister avec d’autres lorsqu’on a l’impression que sa parole, son parcours, sa vérité, sa foi ou sa conviction la plus profonde n’est pas audible ni verbalisable?
Pour les personnes qui nous appellent, ces questions constituent une source d’isolement. Certes, nos sociétés protègent par charte le droit à la liberté de religion de manière à ce que, dit-on, chacun puisse vivre selon ses croyances, ses convictions. Mais justement, qu’on ait besoin de protéger la liberté de religion montre bien le versant précaire de cette liberté et de sa gestion. En choisissant de reléguer le champ du croire – qui reliait autrefois les gens entre eux et aux institutions sociales en mettant en jeu la confiance – à une affaire privée qui concerne l’intime, n’avons-nous pas dénaturé cette dimension humaine? Serait-il possible de penser la dimension du croire autrement qu’en cherchant à prévenir ses débordements? On l’a vu, le croire déborde sans cesse de la sphère de l’intime dans lequel on croyait le tenir, et cela n’est pas sans faire scandale. Le discours médiatique, comme celui des réseaux sociaux, s’agite sur la diversité religieuse comme sur l’épineuse question de sa gestion. En portant attention aux discours, on voit se profiler des stéréotypes sur les croyants, allègrement qualifiés d’arriérés, de fous de Dieu, d’êtres dépendants, crédules, manipulés, de malades mentaux ou de terroristes. La diffusion de ces signifiants dans la sphère publique n’est pas sans effet pour les personnes concernées. Comment donner sens à son vécu quand, partout dans le discours collectif, non seulement son expérience de croyance, mais aussi sa qualité individuelle sont discréditées et disqualifiées?
Depuis 1984, la prise au sérieux du discours des personnes concernées par un parcours de croyance nous a appris que le sentiment d’isolement que vivent les adeptes, comme l’enfermement dans lequel ils disent parfois se trouver, peut être lu et entendu, chacun dans sa logique particulière d’expérience de croyance. Pour les personnes qui consultent le CÉINR, leur rencontre avec Dieu, Allah, Jéhovah, un ange ou un démon, leur passage chez le médium ou chez le chaman n’est pas de l’ordre du délire, et l’intensité de leur propre rapport au croire ne relève ni de la maladie ni d’une hallucination. Et souvent, ces personnes ne cherchent pas à être guéries ou soignées. Elles souhaitent plutôt comprendre, elles cherchent à donner du sens à cette expérience de croyance qui provient parfois de l’intérieur, parfois de l’extérieur, et qui, chaque fois, met en jeu le rapport d’une personne avec son identité, avec son corps, avec son âme autant qu’avec sa psyché. Pour cette raison, les intervenants du CÉINR ne sont pas des professionnels ordonnés à la logique du soin ou à la logique religieuse. Ce sont des théologiens, des psychanalystes ou des philosophes qui, précisément en raison de leurs formations particulières, sont capables de soutenir suffisamment l’écoute du croire pour que les personnes qui le souhaitent puissent parler de leurs parcours de croyance. En parlant, la personne se découvre seule, indéniablement, mais être seul avec soi-même n’est-ce pas là la trouvaille de la modernité?
Marie-Eve Garand, directrice du CÉINR, est psychanalyste et professeure associée de clinique à la Faculté de médecine de famille de l'Université de Sherbrooke. Sa thèse de doctorat portait sur la dimension du croire dans l’écoute du dire des personnes ayant vécu une expérience sectaire.