Pour en finir avec le processus de production du handicap

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Mettre en œuvre l’équité et vivre la vulnérabilité


 
Par Patrick Fougeyrollas – 1 août 2018

L’auteur relate l’évolution de la conception du handicap depuis le modèle présenté par l’OMS dans les années 1980, critiqué pour avoir omis le rôle des facteurs environnementaux dans la production des situations de handicap. Des travaux menés au Québec ont conduit à la création d’un modèle, le Processus de production du handicap, dont l’application vise à concevoir des conditions équitables d’accès à la participation sociale quelles que soient les déficiences et incapacités des personnes. Mais cela s’accompagne aussi de la nécessité d’apprendre à vivre avec la conscience de sa vulnérabilité.

 
L’utopie est un mirage qui s’éloigne au fur et à mesure de notre voyage dans la vie. En finir avec le processus historique et culturel de l’inégalité sociale pour les corps différents, traumatisés, blessés ou faisant l’expérience de la maladie est en soi une utopie. Mais c’est un projet de société collectif, accompagné pour chacun d’une résilience singulière et intime, ancré dans le sens conféré au prochain geste, à la prochaine action.
 
Réfléchissons tout d’abord à ce qu’est le processus de production du handicap. C’est une conception du handicap fondée sur l’interaction, sur la participation sociale et sur les droits humains.
 
Le regard social dominant est construit sur la valorisation du corps sain, fonctionnel, sur la capacité et la performance comme clés de la réussite sociale et du bien-être. C’est un essentialisme si communément partagé et cultivé dans nos sociétés modernes que la plupart d’entre nous nient la réalité de la vulnérabilité de l’existence humaine. Nous occultons, dans un inconscient angoissé, la possibilité de la déficience corporelle, de l’incapacité intellectuelle, motrice, sensorielle ou comportementale et par conséquent les associons à la tragédie, au malheur, au mauvais sort, voire à la faute et à la culpabilité.
 
Depuis une trentaine d’années, les travaux dans le champ des études du handicap ont développé une perspective critique de cette interprétation biomédicale ou psychologique du handicap. Celle-ci attribue au corps déficient ou pathologique, fonctionnellement diminué ou déviant, la responsabilité des destins de ceux qui en sont porteurs. Leur boîte à outils est composée d’instruments de guérison, d’approches thérapeutiques, de réadaptation fonctionnelle, de technologies visant à rétablir la santé physique ou mentale au risque de l’échec, rarement assumé, car reconnaissant implicitement l’invalidité diagnostiquement statuée et cause présumée des désavantages sociaux.
 

L’environnement comme source du handicap

Ce point de vue attribuant la responsabilité du handicap à la personne présentant des déficiences et des incapacités a suscité à la fin des années 1970, de la part d’intellectuels eux-mêmes présentant des incapacités, l’émergence d’un modèle sociopolitique radical qui renverse la situation. Pour la première fois, c’est le contexte social, économique, architectural, idéologique qui est désigné comme étant la source fondamentale du handicap. Le culte de la performance, de la productivité, les critères esthétiques définissant la beauté, la normalité, le projet de vie valorisé par la majorité sont définis comme étant les véritables producteurs d’inégalités sociales et d’acceptation de destins tragiques dont la prise en charge n’est accordée qu’à ceux dont la cause de l’invalidité est reconnue, même partiellement, comme une responsabilité publique collective. Comme les invalides de guerre, les accidentés du travail ou les victimes d’erreurs médicales par exemple. Ce mouvement idéologique faisant porter la responsabilité du handicap sur l’environnement physique et social a amené des alliances historiques entre les associations représentatives de différentes déficiences jusque-là cloisonnées et sans objectifs communs du fait du poids des conceptions biomédicales ambiantes.
 
Ainsi, quelles que soient les déficiences, les incapacités et les causes les ayant provoquées, les personnes vivent des désavantages sociaux ou des oppressions similaires les minorisant collectivement par rapport à la majorité des bien-portants, des « capables » et comme le disent les européens francophones « les valides ». La prise de conscience de cette réalité est un facteur déterminant de lémergence politique du mouvement international de défense des droits des personnes handicapée.

Dans les années 1980, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié la Classification internationale des déficiences, des incapacités et des handicaps (CIDIH). Celle-ci a été innovante par sa reconnaissance des désavantages sociaux comme conséquences des limitations d’activités et sa démonstration éloquente qu’une approche diagnostic était insuffisante pour comprendre les conséquences fonctionnelles des maladies et traumatismes, particulièrement lorsque celles-ci perdurent dans le temps et deviennent chroniques. Mais elle a vite été critiquée pour son adhésion au modèle biomédical et son omission des facteurs environnementaux.
 

L’évolution des modèles conceptuels

Le Québec a joué un rôle important dès 1987 en organisant une rencontre internationale sur la CIDIH et en obtenant un mandat pour formuler une proposition de révision de la définition du handicap. Ce mandat a été le point de départ d’un long travail de concertation internationale mené par le Comité québécois de la CIDIH qui a mis en évidence la nécessité d’adopter un modèle conceptuel identifiant le handicap comme situationnel et résultant de l’interaction entre les caractéristiques corporelles et fonctionnelles de chaque personne et les caractéristiques de son milieu de vie.
 
Ce modèle conceptuel a pris le nom de « Processus de production du handicap » (PPH). Ses versions successives ont permis, suite à de longs plaidoyers et travaux scientifiques, d’influencer les travaux internationaux avec la reconnaissance des facteurs environnementaux par l’OMS en 1995, l’adoption de concepts positifs et la compréhension de l’expérience du handicap comme une variation du développement humain de la naissance jusqu’à la fin de vie.

Ancré dans une approche anthropologique, ce modèle met aussi en évidence les facteurs identitaires comme faisant partie intégrante du processus interactif de prévention ou de production du handicap (Fougeyrollas, 2010).
 
Nous ne sommes pas une somme d’organes plus ou moins déficients ni un profil de capacités et d’incapacités. Nous sommes avant tout des êtres singuliers d’un certain âge, genrés, appartenant à une culture particulière, avec un statut socio-économique, et surtout une histoire de vie, des valeurs et des croyances. Les phénomènes de résilience et d’auto-détermination sont incompréhensibles sans la prise en compte des facteurs identitaires. Comprendre ce qui fait sens pour chacun permet de transcender la perspective clinique centrée sur ce qui est perturbé, dysfonctionnel, anormal pour identifier le potentiel de participation sociale dans le milieu réel de vie.
 
En 2001, l’OMS a adopté la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF). Elle constitue un progrès majeur partageant d’importants points de convergence avec la Classification québécoise du Processus de production du handicap (RIPPH, 1998). Toutefois elle est demeurée ancrée dans un modèle rendant encore possible de faire porter le poids de la responsabilité du handicap sur la personne. En effet, pour la CIF, il est possible de dire qu’une personne est limitée dans sa capacité à prendre l’autobus ou à travailler sans prendre en compte la qualité d’accès réel de l’autobus ou les conditions de l’emploi précis, ce qui n’est pas possible avec le PPH qui distingue les capacités fonctionnelles intrinsèques à la personne comme marcher, s’orienter, voir, entendre, se comporter, de la réalisation des habitudes de vie qui sont toujours définies, dans une perspective écologique et interactionniste, comme socialement déterminées. Se déplacer ou travailler ne peut être déduit du profil de capacités de la personne, mais bien comme la situation réelle découlant de l’interaction entre les facteurs personnels et les facteurs environnementaux en jeu et la possibilité d’une compatibilité réciproque.

Pour le Réseau international sur le Processus de production du handicap (RIPPH), dénomination de l’organisme à but non lucratif (OSBL) qui a pour mission de poursuivre les travaux de développement et de transfert des connaissances du Modèle de développement humain et de processus de production du handicap (MDH-PPH) (Fougeyrollas, 2010) le travail devait donc se poursuivre au Québec comme à l’international.
 

Pour éliminer les obstacles à la participation sociale

Au début des années 2000, le mouvement international de défense des droits des personnes handicapées est invité par l’ONU et officiellement reconnu comme un acteur central dans les travaux de développement de la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Celle-ci est adoptée en 2006 et est aujourd’hui ratifiée par 165 pays dont le Canada. Elle consacre une définition du handicap entièrement compatible avec les quatre ancrages du PPH soit le changement social, l’interaction, la participation sociale et les droits humains.
 
« Reconnaissant que la notion de handicap évolue et que le handicap résulte de l’interaction entre des personnes présentant des incapacités et les barrières comportementales et environnementales qui font obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres » (Préambule e)
 
Une convention est coercitive. Celle-ci lie les États qui la ratifient à mettre en œuvre sur leurs territoires le projet de société inclusive défini dans ses articles fondés sur le respect des droits humains.
 
Dans cette foulée, le Québec a adopté en 2009 la politique À part entière. Pour un véritable exercice du droit à l’égalité. Cette politique est articulée sur le modèle du Processus de production du handicap et utilise ses définitions conceptuelles. Pour la mettre en œuvre, la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées en vue de leur intégration scolaire, professionnelle et sociale (LRQ, 2005) oblige les ministères, les organismes publics, les municipalités de 15 000 habitants et plus ainsi que les CISSS-CIUSSS à soumettre annuellement à l’OPHQ un plan d’action visant à éliminer les obstacles à la participation sociale dont ils sont responsables.

Sur le plan collectif, à l’international, au Canada et au Québec, le projet d’en finir avec le processus de production du handicap est donc en cours. Son but est de concevoir des conditions équitables d’accès à la participation sociale quelles que soient les déficiences et incapacités des personnes de tous âges. Comme mentionné plus tôt, le projet est une utopie, mais jamais dans l’histoire humaine un tel mécanisme de responsabilisation des acteurs dans tous les secteurs de la société n’a été mis en place. Enfin nous reconnaissons que le handicap n’est plus une tragédie, un destin maléfique et d’éternel mineur, une question de charité et de philanthropie ou d’échec médical, mais bien une question de redistribution des richesses, de respect de la dignité et de la diversité humaine. Le chemin tracé, c’est la mise en œuvre progressive de l’équité.
 

La conscience de sa vulnérabilité

Voilà ce qu’il en est pour une société démocratique. Mais cela ne nous amène-t-il pas à trop faire pencher la balance du côté des facteurs environnementaux? Que fait-on de l’expérience intime de vivre avec des déficiences, des capacités limitées ou différentes qui sont et demeurent bien réelles? Pouvoir participer socialement est à la fois une question d’accès aux services, aides, infrastructures et attitudes sociales positives et une question de résilience, de volonté, de créativité et de sens donné à son projet de vie. C’est donc étroitement lié à notre construction identitaire singulière. Les situations de handicap peuvent et doivent être compensées, mais ce avec quoi chaque personne vivant avec des différences corporelles, fonctionnelles ou comportementales doit apprendre à vivre, c’est la conscience de sa vulnérabilité.

Bien sûr, ceci est vrai pour tout être humain, mais la grande majorité des personnes « bien portantes » ont tendance à vivre dans l’inconscience des limites de leur corps et de leurs capacités et prennent leur possibilité de réaliser ce qu’elles veulent comme naturelles et allant de soi. Elles considèrent leurs performances comme normales.
 
Toutefois les personnes présentant des capacités différentes qui participent socialement selon leurs choix et préférences acquièrent une conscience aiguë de leur vulnérabilité et de la nécessité de vivre avec elle. Cela signifie de prendre des risques au quotidien et de les considérer comme légitimes sur le plan personnel. Un bris d’aides techniques compensant les limitations fonctionnelles, l’absence imprévue de l’aide humaine ou du service qui permet de nous rendre au travail, les imprévus climatiques, des attitudes blessantes, voire le manque de compétence ou de sensibilité d’autrui sont toujours possibles. Vivre cette vulnérabilité sans la laisser nous paralyser et nous limiter dans notre projet de vie est un apprentissage adaptatif continu. Cela signifie d’être au contrôle, d’être un pilote avisé et un stratège des possibilités offertes par son environnement domestique et ses proches, par les ressources de la collectivité, d’être plus prévoyant et de penser alternatives, créativité et sens donné aux petits gestes qui permettent de réaliser nos activités quotidiennes et sociales.
 

Mettre en œuvre l’équité

Collectivement, il faut prendre conscience que la compensation du handicap est fondamentalement une question politique. Elle demande l’engagement continu d’un mouvement de défense des droits fort. Un mouvement social partenaire et solidaire des autres différences identitaires, mais aussi chien de garde du maintien des conditions environnementales de la participation sociale et citoyenne des personnes présentant des incapacités, lié à l’implication sociétale des institutions publiques sur les plans politiques et législatifs, ceci pour garantir l’équité d’accès aux compensations permettant l’exercice effectif des droit humains quelles que soient nos différences corporelles, fonctionnelles ou comportementales.
 
Rien n’étant jamais acquis, l’enjeu du handicap est à la fois ancré dans la réussite du geste quotidien et dans l’affirmation d’un engagement collectif citoyen vers une société plus inclusive dans l’arène démocratique.
 

Références

Fougeyrollas P(2010) La funambule, le fil et la toile. Transformations réciproques du sens du handicap. PUL, Québec.
 
Fougeyrollas P.; Bergeron H.; Cloutier R.; St-Michel G et JCôté (1998). Classification québécoise : Processus de production du handicap. RIPPH www.ripph.qc.ca
LRQ (2005) Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées en vue de leur intégration scolaire, professionnelle et sociale. Gouvernement du Québec.
 
Office des personnes handicapées du Québec (2009) À part entière. Pour un exercice effectif du droit à légalité. Gouvernement du Québec.
 
Organisation mondiale de la santé (1980). Classification internationale des déficiences, incapacités et handicaps. OMS Genève.
 
Organisation mondiale de la santé (2001) Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé. OMS Genève.
 
Organisation des Nations Unies (2006). Convention relative aux droits des personnes handicapées. ONU, New-York.
 



Patrick Fougeyrollas est titulaire d’un doctorat en anthropologie de l’Université Laval et spécialisé dans l’étude du phénomène de construction sociale du handicap. Chercheur au Centre interdisciplinaire de recherche en réadaptation et intégration sociale (CIRRIS) et professeur associé au Département d’anthropologie de l’Université Laval, Patrick Fougeyrollas est également membre fondateur et vice-président Québec du Réseau international sur le processus de production du handicap (RIPPH). Il joue un rôle actif de promotion des dimensions sociales et environnementales du handicap au sein de divers comités d’experts nationaux et internationaux reliés à la réadaptation, l’intégration des personnes ayant des incapacités et la recherche.


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