Genèse et développement des services pour les personnes handicapées au Québec

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Par Normand Boucher – 1 août 2018

Les services destinés aux personnes handicapées au Québec prennent leur essor aux alentours des années 1950. Sous l’impact de l’après-Seconde Guerre mondiale, l’expertise dans les soins de réadaptation se développe. L’auteur rappelle le rôle décisif de la Commission Gastonguay-Nepveu pour la mise en place de services de santé et de services sociaux gratuits, la création et la mission de l’OPHQ, ainsi que l’importance du mouvement associatif de défense des droits des personnes handicapées.

 
S’intéresser au développement des services destinés aux personnes handicapées1 au Québec, c’est faire œuvre en quelque sorte de géologue en mettant en relief les diverses strates qui forment et transforment le tissu social depuis les années cinquante. Autrement dit, la mise en place des services suit de près les courbes de développement de la société québécoise depuis cette période (Boucher, 2001). Dans cette perspective, un certain découpage historique2 s’est imposé dans ce processus distinguant la période d’émergence – soit de 1950 à 1970 – de celle qui correspond à la mise en place proprement dite des services par l’État québécois à partir de 1970 jusqu’au début des années 1990. Un bref retour dans l’historique de développement des interventions publiques qui va nous permettre de brosser à grands traits le portrait global de l’architecture du dispositif de protection sociale à l’égard des personnes handicapées.
 

De la dissimulation du handicap à sa sortie de l’ombre

Demeurées essentiellement sous la responsabilité de la famille, d’associations charitables et d’institutions cléricales, les personnes handicapées sont pour ainsi dire découvertes dans le cadre des travaux de la commission Castonguay et Nepveu dans les années soixante; travaux qui vont conduire à la création du ministère des Affaires sociales en 1970 (Boucher, 2005). Elles étaient ainsi, plus souvent qu’autrement, maintenues à l’écart des principales activités ordinaires de la société comme l’éducation ou encore le travail pour des raisons ayant trait principalement à leur protection; on se contentait de les prendre en charge. Dans la foulée de l’après-Seconde Guerre mondiale, on assiste à l’ouverture d’un nouvel horizon, à la fois politique, économique, technologique et social au Canada. Développée autour de la figure du mutilé de guerre et de son rétablissement à la vie civile, l’expertise de la réadaptation est désormais mise à profit pour l’amélioration de la situation des « handicapés civils » selon la terminologie qui prévaut à l’époque. Dans ce cadre, c’est le régime de sécurité sociale canadien qui se met en place à l’image de ce qui se fait alors dans plusieurs pays industrialisés. On réfère ici entre autres aux allocations familiales, première mesure universelle et à l’assurance-chômage qui visent à lutter contre la pauvreté; cette période est marquée par des interventions qui sont relatives aux revenus; on pense notamment au Régime de pensions du Canada et son équivalent québécois, la Régie des rentes du Québec en 1965, à la loi sur le Régime d’assistance publique du Canada adoptée en 1969 (aide sociale) et qui va remplacer les allocations prévues par les lois sur les aveugles de 1951 et sur les invalides de 1954 qui étaient le résultat des luttes des vétérans de guerre (Guest, 1993). Cette sortie de l’ombre des personnes handicapées va révéler rapidement le caractère inhospitalier de la société moderne qui va faire basculer son hégémonie vers son crépuscule, du moins l’espérait-on.
 

Contexte marqué d’une effervescence technologique grisante

Il faut ici ouvrir une parenthèse sur cette période caractérisée de « glorieuse » au sein de laquelle on assiste in fine à une forte croissance économique marquée par une production et une consommation de masse qui va ainsi soutenir l’essor de l’État-providence québécois. On parle désormais de « l’abondance » et de la richesse presque comme d’une denrée non périssable donnant forme à une représentation qui nourrit l’imaginaire collectif selon lequel tout serait dorénavant possible! Il faut ajouter l’amélioration fulgurante des technologies médicales qui permettent alors de mieux contrôler dans la population en général, à l’aide notamment de vaccins, les maladies contagieuses, au nombre desquelles il faut nommer l’épidémie de poliomyélite qui a fait ses ravages dans les années cinquante et dont les survivants sont demeurés aux prises avec des séquelles importantes au plan fonctionnel; ces améliorations vont contribuer à la transformation de ce que nous entendrons dorénavant par personnes handicapées et leurs besoins plus complexes; un changement qui a aussi contribué à la mise en relief du caractère inhospitalier de la société à un tel point que certains vont « crier au secours » à l’aube de la Révolution tranquille.
 

De l’ère de l’intégration à l’inclusion sociale

L’imposant dispositif québécois de la protection sociale se met en place progressivement au cours des décennies soixante-dix et quatre-vingt avec, comme orientation dominante, l’intégration sociale des personnes handicapées. La référence précédente à l’une des nombreuses commissions d’enquête qui font œuvre au cours des années soixante illustre leur rôle en quelque sorte de cartographier le territoire québécois sous tous ses angles (santé, éducation, économie, territorial, etc.) et de proposer des solutions pour faire entrer le Québec dans la modernité. Derechef, la Commission Castonguay et Nepveu est importante, car elle va conduire à la mise en place du réseau québécois de santé et de services sociaux, permettant ainsi à la population québécoise, dont les personnes handicapées, d’accéder à des services gratuits; la porte d’entrée est alors le centre local de services communautaires (CLSC). Il faut insister sur la création de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) dont la carte soleil marque encore aujourd’hui l’imaginaire collectif québécois autour de la gratuité des soins de santé. La mise en place du programme d’aides techniques constitue une mesure importante pour les personnes handicapées qui fait que dorénavant par exemple le coût d’un fauteuil roulant est assumé par la RAMQ, c’est-à-dire par l’ensemble des Québécois. Il s’agit d’une dimension centrale de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler, parmi les analystes du champ du handicap, le modèle québécois d’intégration sociale faisant du handicap une responsabilité collective et non plus individuelle découlant dune tragédie personnelle ou dun coup du sort. On ne retrouve pas cette situation ailleurs au Canada où l’obtention d’une aide implique des coûts pour la personne ou sa famille.
 

Comment travailler à la disparition de l’OPHQ?

Ce principe – on pourrait sans doute aller jusqu’à parler de vision – a été mis de l’avant par la loi adoptée en 1978 par le gouvernement du Québec, assurant l’exercice des droits des personnes handicapées; son adoption s’accompagne aussi de la création de l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ) dont le mandat, à ses débuts, a consisté entre autres à établir le portrait tant des besoins des personnes handicapées dans les divers domaines de la vie que des ressources existantes. Les services dispensés alors par les associations de parents ou les associations charitables n’arrivaient plus à répondre à la demande. De plus, elles faisaient face à des exigences nouvelles de transformation de la manière d’offrir le service, et en plus, à des interrogations les interpellant quant à leur rôle de porte-parole de la part d’un milieu associatif en pleine transformation, et dont le discours s’articulait autour de la défense des droits. Il faut souligner que ce mouvement est alors en émergence dans la plupart des sociétés industrialisées, et son discours revendique la prise de parole par les premières personnes concernées, soit les personnes handicapées, au sein de l’espace public et dans les discussions les concernant (Nothing about us without us). Cette dimension constitue, d’une certaine manière, un autre élément structurant du modèle québécois qui est également soutenu par une distinction entre le domaine de la défense collective des droits et celui de la dispensation de services aux personnes. Par contre, il faut admettre que la frontière est parfois ténue entre les deux sphères.
 

En l’absence de services…

Le caractère inhospitalier de la société québécoise se caractérise alors par une absence de services dans les différents domaines d’activité ou encore lorsque présents, ils sont stigmatisants comme les écoles spécialisées ou encore les ateliers de travail protégés. Dans certains secteurs comme le transport, l’absence est tellement criante que ce sont les personnes handicapées elles-mêmes qui ont développé un premier service de transport adapté à Montréal et Québec au cours des années soixante-dix; des services qui ont été par la suite intégrés aux activités régulières des sociétés de transport, surtout dans les centres urbains. C’est en quelque sorte en réponse à cette situation que le rôle supplétif de l’OPHQ se manifeste et s’établit au début de la décennie quatre-vingt. C’est ainsi que cette agence gouvernementale, fortement inspirée alors par certains courants de pensée axés sur l’intégration sociale ou encore la normalisation, va créer et financer un ensemble de services destinés à répondre aux besoins des personnes handicapées. Dans le champ du travail, c’est la mesure de soutien du contrat d’intégration au travail (CIT) qui permet de compenser la perte de productivité de la personne en accordant une subvention salariale à l’employeur ou encore en couvrant les coûts liés à l’aménagement du poste ou de l’environnement de travail. Dans le secteur de l’habitation, il faut souligner le programme d’adaptation de domicile qui vise alors à répondre à un besoin important en matière de domicile accessible; dans le secteur des services aux personnes, il faut nommer le programme d’allocation directe qui permet à la personne handicapée, en lui accordant un montant, d’embaucher une personne chargée de lui dispenser les services nécessaires à la réalisation de ses activités courantes.
 
Il faut préciser que les services de soutien à domicile qui se mettent alors en place par le réseau de la santé et des services sociaux répondent très mal aux besoins de personnes qui sont relativement jeunes et qui ne sont pas nécessairement très enthousiastes à l’idée d’aller au lit à 9 h. Cette formule s’inspire du mouvement de vie autonome, surtout américain, qui est en pleine émergence alors dans le reste du Canada. Il faut enfin souligner le programme de soutien financier destiné aux associations de personnes handicapées dont la direction était assurée par les personnes handicapées elles-mêmes afin de soutenir la défense de leurs droits. Ces associations jouent dorénavant un rôle déterminant dans la mise en place des services qui leur sont destinés et qui contribuent à l’amélioration de leur participation sociale. À cette énumération, nous pourrions ajouter l’adaptation du véhicule, mais l’important ici est de garder à l’esprit le caractère novateur que revêtent alors l’ensemble de ces mesures encore en vigueur aujourd’hui. Toujours dans la perspective du modèle québécois, ils ont tous été transférés vers les organismes publics et ministères responsables dans ces secteurs respectifs à partir de la fin des années quatre-vingt et début des années quatre-vingt-dix. Ce qui illustre bien la fin du rôle supplétif de l’OPHQ en matière de services et donne un sens à l’idée de travailler à la disparition de l’Office!

Il est difficile en quelques lignes de résumer plus de 50 ans d’action, de luttes, de changements afin de rendre la société québécoise plus inclusive et d’améliorer les conditions de vie des personnes handicapées. Aujourd’hui, que peut-on en conclure à la lumière des principaux indicateurs comme le taux d’emploi, le revenu ou l’éducation? Il existe toujours un écart négatif entre la situation des personnes handicapées et celles qui ne le sont pas. Et cela ne peut pas être attribuable à l’absence d’interventions, de services ou encore de mesures puisqu’on en dénombre plus de 245 au Québec (Lavigne, 2015). Au-delà des limites qui perdurent, il faut voir aussi que ce dispositif a permis à bon nombre de personnes handicapées d’être actives et impliquées dans le développement de la société québécoise, et cela, presque sur un pied d’égalité avec leurs concitoyens. Dans cet article, nous avons retracé les grandes phases d’un projet qui est toujours en cours, soit celui de l’exercice du droit à l’égalité. Enfin, nous pourrions résumer cette période en reprenant les transformations du discours social dominant qui est passé de l’intégration à l’inclusion en passant par la participation sociale comme horizon ultime de ce projet que l’on veut finalement émancipatoire.
 

Notes

1   Dans cet article, nous utilisons l’expression « personnes handicapées » parce qu’elle est porteuse d’histoire et de signification précieuse pour saisir cette transformation. Parce qu’elle désigne également un groupe de personnes qui sont caractérisées par des différences au plan fonctionnel, comportemental ou esthétique.
 
2   Ce découpage reprend en gros celui qui a été utilisé dans Fougeyrollas, Boucher et Grenier (2018) qui retrace l’historique du développement du milieu associatif de défense des droits des personnes handicapées au Québec.
 

Références

Boucher, Normand (2005), « La régulation sociopolitique du handicap au Québec », Santé, société et solidarité, vol. 4, no 2, pages 145-154.
 
Boucher, Normand (2001). Mise en jeu de la différence corporelle au Québec. Pour une sociologie du handicap, thèse de doctorat, département de sociologie, Université Laval, Québec.
 
Fougeyrollas, Patrick, Boucher, Normand, Grenier, Yan, (2018). Mémoire, action collective et émancipation dans le champ du handicap. Dans Francine Saillant et Ève Lamoureux (sous la direction). InterReconnaissance : La mémoire des droits dans le milieu communautaire au Québec, Québec, Presses de l’Université Laval, pages 143-172.
 
Guest, Dennis, (1993) Histoire de la sécurité sociale au Canada. Montréal, Boréal, 475 pages.

Lavigne, Daniel (2015). Les programmes et mesures destinés aux personnes handicapées : portrait global et dépenses. 2014-2015. Drummondville, Direction de l’évaluation, de la recherche et des communications, Office des personnes handicapées du Québec, 36 pages.
 



Normand Boucher est politologue et sociologue, diplômé de l’Université Laval où il a obtenu son Ph. D. en 2001. Il a bénéficié du soutien financier du FCAR pour la réalisation de ses doctorales. Depuis 1994, il travaille en recherche sociale concernant l’intégration des personnes ayant des incapacités avec le Réseau international sur le processus de production du handicap. Ses intérêts touchent la problématique de la recherche participative dans l’analyse des transformations des pratiques et des politiques entourant la participation sociale et la citoyenneté des personnes ayant des incapacités. Il a poursuivi, avec l’obtention d’une bourse d’excellence du CQRS, des études postdoctorales au Centre for Disability Studies de l’Université de Leeds en Angleterre. Il a joint l’équipe du CIRRIS en 2003 et il est professeur associé à l’École de service social de l’Université Laval.


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